Faut-il cesser de parler de « transition » ?

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[ad_1] 2020-07-12 Source

Faut-il dépasser la rhétorique de la « transition » écologique ? C’est ce qu’avance le collectif Désobéissance Écolo Paris, qui a notamment participé aux grèves scolaires lancées en 2019 dans la capitale, dans son ouvrage Écologie sans transition (éditions Divergences).

15 milliards d’euros supplémentaires sur deux ans. C’est le montant qu’Emmanuel Macron a annoncé allouer le 29 juin dernier, devant les 150 citoyens de la Convention pour le climat, à la « transition écologique ». Une évidence ? Pas forcément : si l’utilisation de ce terme dans les discours relevant des politiques publiques semble aujourd’hui faire consensus, sa popularité est en fait relativement récente.

Créée par l’enseignant anglais en permaculture Rob Hopkins à la fin des années 2000, l’expression « transition écologique » désigne, selon ce dernier, le passage (nécessairement « progressif » et « apolitique ») du mode actuel de production et de consommation à un mode « plus écologique », qui passerait entre autres par une réduction massive des émissions de CO2.

Depuis cette date, le virage sémantique opéré par les institutions de la Ve République est radical. En 2013, la transition écologique devient officiellement une priorité de l’État français à travers la publication d’un Livre blanc sur le financement de la transition écologique, qui la définit alors comme « tout processus de transformation de l’économie visant à maintenir ces ressources et régulations en-deçà de seuils critiques pour la viabilité de nos sociétés. »

La transition écologique se transforme ensuite en un enjeu de « cohésion des territoires », un Conseil national de la transition écologique (CNTE) voit le jour, et l’agence fondée en 1991 sous le titre d’« Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie » (ADEME) est rebaptisée « Agence de la transition écologique ». Côté gouvernement, le ministère qui lui est dédié porte depuis 2017 le nom officiel de « ministère de la Transition écologique et solidaire ».

Comment interpréter le succès de plus en plus consensuel de ce terme ? Depuis quelques années, certains mouvements écologistes mettent précisément en garde contre ce qu’ils considèrent comme un leurre. Parmi eux, le collectif Désobéissance Écolo Paris, qui a notamment participé aux grèves scolaires lancées au cours de l’année 2019 dans la capitale. Dans Écologie sans transition, un ouvrage collectif récemment paru aux éditions Divergences, le collectif propose au contraire l’interruption « dès maintenant » de « l’œuvre destructrice de l’économie », en annonçant « ne pas vouloir d’une écologie qui serre la main à tout le monde ». Explications.

La volonté d’une rupture « dès maintenant »

Parmi les raisons avancées par le collectif pour justifier son positionnement, l’idée d’une récupération par les discours politiques, sans prises de décisions conséquentes et à la hauteur des enjeux, figure effectivement en bonne place. « Sans transition. Par ces mots, nous ne voulons pas dire immédiatement, comme s’il s’agissait d’un caprice, affirme notamment l’ouvrage, écrit à plusieurs mains et de façon anonyme. Nous savons bien que le chemin sera long, difficile et miné. Mais il nous semble urgent de se défaire de certaines idées paralysantes, au premier rang desquelles celle d’une transition écologique qui serait à attendre de la part des décideurs économiques et politiques (…) Une écologie sans transition est une écologie de rupture : il s’agit de rompre avec nos dépendances les plus destructrices, mais de rompre par des actes collectifs, solidaires, et de révolte. »

Une position radicale qui a aussi ses partisans au sein de la famille politique écologiste. Elle est aujourd’hui défendue par une élue comme Delphine Batho, pour qui continuer à parler de transition revient à « maintenir l’illusion que l’écologie est soluble dans une économie mondialisée » et sert de « prétexte à l’inaction présente ». Même son de cloche du côté de l’ancien candidat écolo à la présidentielle Noël Mamère, qui juge lui aussi le terme de transition inadapté aux impératifs actuels dans la mesure où « il peut donner le sentiment que tout va se passer en douceur ». L’ancien maire de Bègles lui préfère le terme de « reconstruction », formulé notamment par l’économiste Gaël Giraud.

L’impossible transition énergétique ?

Urbanisme, biodiversité, industrie… Le champ couvert par la transition écologique est large, mais la rhétorique de la transition énergétique fait partie de ces expressions à l’égard desquelles des voix critiques se font de plus en plus entendre. Comme son nom l’indique, la transition énergétique renvoie au passage du système énergétique actuel, basé essentiellement sur des énergies fossiles par nature limitées (charbon, pétrole, etc.) à des sources énergétiques qui seraient diversifiées et renouvelables.

Or, comme nous l’expliquions notamment dans un article daté de 2019, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit que la progression des énergies renouvelables ne couvre que 40 % de la hausse annuelle de la consommation d’énergie mondiale jusqu’en 2023. Dans les faits, plutôt qu’une transition énergétique, il serait donc (pour l’instant) plus approprié de parler d’une accumulation énergétique.

Manifestation « Youth for climate » à Marseille le 15 mars 2019. Crédits : Touam (Hervé Agnoux) / Wikimédia (CC).

En se référant aux travaux de l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz, l’un des membres de Désobéissance Écolo Paris ayant participé à la rédaction du livre insiste sur la nécessité de déconstruire cette illusion. « Historiquement, on ne peut pas parler de transition énergétique, explique Perruche, le pseudonyme de l’activiste. Avec l’introduction de chaque nouvelle énergie, sa consommation s’est rajoutée à la consommation des énergies précédentes : au départ il y avait le charbon, ensuite il y a eu le pétrole ET le charbon et, actuellement, on cumule toutes les énergies fossiles. Ceux qui parlent de transition écologique proposent de rajouter des énergies à celles qui existent déjà. »

Dans une conférence sur la question publiée sur la chaîne du Média, Jean-Baptiste Fressoz évoque des périodes de très fortes décrues d’émission de CO2 rares et, surtout, exceptionnelles. Les seuls exemples historiques de moments où se produisent ces « transitions » ? « La crise de 1929, c’est un moment où effectivement, au niveau global, les émissions de CO2 baissent très fortement, ironise l’intéressé. Après la Seconde Guerre mondiale, les pays vaincus comme l’Allemagne opèrent aussi une magnifique transition énergétique, mais bon… »

« Dans le mix énergétique mondial, la part des énergies fossiles est de 80% depuis 30 ans »

Autres exemples récents, provoqués par la chute du bloc communiste à la fin des années 1980 : Cuba et la Corée du Nord. Mais là encore, les circonstances dans lesquelles se déroulent ces « transitions » sont dramatiques. Tous les deux privés du pétrole bon marché qui leur était fourni jusque-là par l’URSS pour garantir son influence géopolitique, le régime nord-coréen fait le choix d’approvisionner son système militaro-industriel au prix d’une épouvantable famine, quand le gouvernement cubain se retrouve confronté à une crise économique sans précédent, que paye également très lourdement sa population.

Prévoir de porter, comme le veut la France, la part des énergies renouvelables à plus de 30 % de la consommation énergétique finale en 2030 serait-il donc tout simplement… un vœu pieux ? Au niveau mondial, en tout cas, « même si l’on inclut du nucléaire dans le mix, porter celui-ci à 50 % reviendrait par exemple à construire 3 centrales par semaine jusqu’en 2050, nous expliquait en 2019 Jacques Treiner, le président du Comité des experts du Shift Project, un think tank spécialiste du sujet. Rien de tout cela n’est réaliste. »

« Dans le mix énergétique mondial, la part des énergies fossiles est de 80 % depuis 30 ans, alors que sur la même période on s’est beaucoup vanté de transitionner vers les énergies renouvelables, renchérit le premier chapitre du livre Écologie sans transition. À moins d’une rupture, il n’y aura donc pas de sortie des énergies fossiles. »

Le « ravage » plutôt que la « crise »

Qu’entendre par le mot « rupture » ? Pour Désobéissance Écolo Paris, la question est d’abord sémantique. Car au-delà de l’enjeu énergétique, c’est un véritable changement de vocabulaire que souhaite opérer le collectif. Au lieu de parler de « crise », ce dernier privilégie par exemple le terme de « ravage ». « Une crise est temporaire, peut-on lire dans les premières pages du livre. En revanche, un ravage est un processus, actif, agressif, mené par un sujet identifiable. C’est pour souligner ce lien entre une activité ravageuse, celle de l’économie capitaliste, et ses effets destructeurs sur les milieux vivants, que nous préférons ce terme à tous les autres. »

Même les mots d’effondrement, de catastrophe, ou de désastre, pourtant largement utilisés par une partie des mouvements écologistes les plus radicaux, sont ici proscris : pour le collectif, ces termes renvoient à « des événements impersonnels, qui ont l’air de nous tomber dessus sans cause humaine identifiable et hors de notre portée. »

Autre limite du terme « transition », d’après les auteurs du livre : la contradiction qu’il entretient, du point de vue de la temporalité, avec la notion d’urgence. L’idée de transition rendrait ainsi « opportunément le futur moins inquiétant » en étant rejetée « dans un avenir toujours plus lointain ». « Horizon 2030 » du gouvernement, « Scénarios 2030-2050 » de l’Ademe, fin du plastique à usage unique « en 2040 »… Quand on se penche sur les intitulés des récents rapports officiels publiés par les institutions publiques en matière écologique, difficile de donner tort au jeune mouvement sur ce point.

« La transition suppose que l’on sache vers quoi on transitionne et que l’on puisse faire confiance aux acteurs qui l’impulsent »

« La transition suppose que l’on sache vers quoi on transitionne et que l’on puisse faire confiance aux acteurs qui l’impulsent, poursuit Perruche. Mais la question qui nous semble la plus appropriée est plutôt : avons-nous les moyens de collectivement reprendre notre vie en main dès maintenant ? Bien sûr, cette question-là est beaucoup plus inquiétante, car elle nous échappe sur certains points. A la fin du livre, par exemple, on se positionne contre les centrales nucléaires : cela implique de savoir ce que deviennent les sites encore actifs que l’on souhaite fermer. Comment faire ? On n’a pas forcément la réponse et c’est un vrai problème. »

Un « vrai problème » assumé par le collectif et dont découle immédiatement un autre dilemme, particulièrement complexe s’agissant du nucléaire : toute décision politique n’est-elle pas, par principe, étalée dans le temps ? Délibération, adoption, amendements, application, suivi des procédures… Comme le montrent de nombreux travaux de recherche menés en sociologie, les politiques publiques sont souvent le fruit de processus complexes et chaotiques, où des acteurs administratifs aux intérêts contradictoires interprètent des volontés politiques… elles-mêmes imparfaitement converties en textes de lois.

Autant d’obstacles qui rendent parfois le temps écoulé entre une prise de décision et son application réelle particulièrement long. Les questions écologiques n’échappent malheureusement pas à cette logique, comme en témoigne par exemple ce fameux arrêté pris en 2013 pour obliger les magasins à éteindre leurs devantures la nuit, mais qui n’est que très partiellement respecté aujourd’hui encore (pour un impact qui resterait pourtant très relatif).

Faire sans attendre l’État ?

Faudrait-il alors inventer de nouvelles voies institutionnelles qui permettraient de « sanctuariser » les prises de décision écologiques ? Faire de ces dernières des priorités absolues en permettant des sanctions plus rapides et plus lourdes en cas de violation ? Mobiliser à la fois la population, les entreprises et les acteurs administratifs les plus puissants à travers un « effort de guerre » sans précédent ?

Face à ce problème, Écologie sans transition entretient au contraire un rapport très conflictuel avec l’État, accusé « de garantir et de réguler l’ordre économique qui détruit activement la planète ». Affirmation loin d’être surprenante quand on regarde du côté des origines du collectif, qui s’est constitué à l’hiver 2018, juste après la démission fracassante du ministre de l’Écologie Nicolas Hulot. Amer et dépité, ce dernier accusait alors sur France Inter l’État d’impuissance et de compromission, en dénonçant notamment « la présence des lobbys dans les cercles de pouvoir ».

« Certes, l’État peut par exemple faire pression sur des acteurs économiques pour faire passer des lois réduisant la puissance du système industriel, avance Perruche. Mais il le fait uniquement quand il y a déjà des mouvements de résistance collective suffisamment forts pour peser dans le jeu politique : de même que les avancées sociales ont été obtenues grâce aux grèves et aux mobilisations ouvrières, les lois soi-disant “écolos” récentes sont souvent passées après la révolte de résidents locaux en premier lieu affectés par des problèmes de pollution ou de nuisance sonore. »

Assumant le caractère clivant de cette position, le collectif dessine quelques pistes d’ouverture en fin d’ouvrage, qui permettraient d’entamer une « rupture » plutôt qu’une transition, sans pour autant attendre son impulsion de la part de l’État. « Bataille culturelle », « blocage économique » et « lutte locale » : le collectif invoque notamment la nécessité de penser l’arrêt « d’une bonne partie de l’appareil industriel et des infrastructures énergétiques », d’en « finir avec [certains] secteurs économiques inutiles comme la publicité » ou encore de « cesser de produire inutilement pour nourrir la croissance ».

« Il serait naïf de notre part de dire que l’État ne peut rien »

Mais comment opérer de tels changements sans passer par l’État ? Quel autre acteur serait capable d’activer des leviers d’action techniques et juridiques d’une puissance d’application comparable ? On sent que la question est loin d’être évidente quand on lit dans les dernières pages du livre : « Nous devons nous rendre indépendants des infrastructures du capitalisme et renforcer notre réseau d’interdépendances écologiques. » Puis, quelques lignes plus bas : « Le principal obstacle qui s’oppose à un désistement général est cette dépendance que nous avons à l’égard du bon fonctionnement de l’économie comme des services publics pour nos besoins de base. »

Certains spécialistes, comme le chercheur en géopolitique de l’environnement François Gemenne assument plutôt de ne pas prendre parti pour un changement radical de modèle : « Je ne pense pas que nous ayons le temps de sortir du capitalisme pour inventer une nouvelle économie, expliquait l’intéressé en novembre 2019 dans une interview au magazine étudiant de Sciences Po Emile. J’assume une vision pragmatique qui n’est pas idéale : il faut trouver les leviers dans le système actuel, même s’il serait souhaitable de le changer. »

Au début de l’année, le philosophe Pierre Charbonnier nous exposait quant à lui sa volonté de « construire une alliance à la fois politique et sociologique » en matière écologique, y compris avec « les élites technocratiques qui ont directement la main sur la conduite de l’État. » Selon l’auteur du livre Abondance et liberté, l’impuissance actuelle de l’État ne réside pas dans son incapacité à penser le long terme, mais dans son incapacité à envisager à long terme un véritable « freinage » (autre manière de dire « rupture » ? ). « C’est la partie “freinage” qu’on ne sait pas faire, pas la partie “planifier à long terme”, assurait-il alors. “Planifier à long terme le freinage” est une proposition qui nous apparaît comme un paradoxe, alors que ce n’était pas forcément le cas au XIXe siècle et même dans les années 1930-1940. »

« L’ordre économique capitaliste n’est pas totalement en accord avec les principes de la fondation de l’État, reconnaît de son côté Perruche. Mais le fait est que les États poursuivent depuis des centaines d’années l’accumulation de biens et de ressources au détriment des milieux vivants. » Et d’en conclure : « Il serait naïf de notre part de dire que l’État ne peut rien. Il peut beaucoup de choses, et ces choses-là sont très complexes. Mais on ne peut obtenir des gains conséquents de sa part qu’en instaurant d’abord un rapport de force. » Reste à savoir l’effet de l’actuelle crise économique sur ces perspectives de rupture… et de nouveaux « plans ».

 

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