« Où est-ce que je vais trouver du boulot ? » : à Toulouse, le décrochage d’Airbus menace toute l’économie locale

Le constructeur aéronautique a annoncé début juillet la suppression de 15 000 postes dans le monde, dont près de 3 400 sur ses sites toulousains. Salariés, sous-traitants, commerçants et élus témoignent de leur inquiétude à franceinfo.

Des salariés du secteur aéronautique manifestent à Blagnac (Haute-Garonne) contre les plans sociaux chez Airbus et ses sous-traitants, le 9 juillet 2020. (MATHILDE GOUPIL / FRANCEINFO)

« On lâche rien, on lâche rien, on lâche rien ! » Il est près de midi, jeudi 9 juillet à Blagnac (Haute-Garonne), dans la banlieue toulousaine. Sur le rond-point qui fait face au siège d’Airbus, la sono du camion de la CGT crache le tube éponyme de HK et les Saltimbanks, devenu un classique des manifestations. Malgré le soleil écrasant, quelques centaines d’employés sont venus protester contre les plans sociaux annoncés chez le géant de l’aéronautique et ses sous-traitants. La veille, entre 4 000 et 9 000 salariés, selon les estimations, ont défilé entre les sites du constructeur qui entourent l’aéroport de Toulouse-Blagnac.

Ici, l’aéronautique fait marcher tout le monde, du boulanger à l’ingénieur.Mathieu, ouvrier à la chaîne chez Airbusà franceinfo

« Si Airbus annonce des licenciements, ça sera pire encore pour les sous-traitants », se désole Abder, 32 ans, venu manifester alors que son CDD chez Derichebourg Aeronautics Services, un sous-traitant d’Airbus également implanté à Blagnac, vient de prendre fin. « Où est-ce que je vais trouver du boulot ? Ca fait sept ans que je travaille dans l’aéronautique à Toulouse. Ici, j’avais une perspective : signer un CDI, acheter une maison… Maintenant, je me dis que mon avenir professionnel est ailleurs », se résigne le co-initiateur du tout récent Collectif des salariés de l’aéronautique.

Des plans sociaux en cascade chez les sous-traitants d’Airbus

La filière aéronautique et spatiale représente 110 000 emplois directs en Occitanie, soit 40% de l’emploi industriel. « A partir du moment où Airbus déclenche ce genre de plan, c’est tout le tissu économique de fournisseurs et de sous-traitants qui va être touché. Vers quelle activité vont pouvoir se tourner les salariés en redéploiement ? C’est le marasme complet« , s’alarme Françoise Vallin, déléguée centrale CFE-CGC Airbus. « Au total, on va approcher les 20 000 emplois qui peuvent être menacés sur la région. C’est un choc très très fort » pour l’aéronautique, avance aussi la présidente de la région Occitanie, Carole Delga, au micro de RTL.

Alors que la direction d’Airbus et les syndicats commencent tout juste les négociations, plusieurs sous-traitants ont anticipé la baisse continue de leur activité et déclenché des plans sociaux. Selon Reuters, le groupe d’ingénierie et de fabrication Sogeclair Aerospace a ainsi présenté le 22 juin à son personnel un projet de plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) qui concernerait le départ de « jusqu’à 245 personnes en France », dont une majorité sur son site blagnacais. « Si je suis licencié, ça va impliquer de changer de secteur mais aussi peut-être de déménager, alors qu’ici, j’ai ma copine en CDI et ma famille », regrette Guillaume, 33 ans, ingénieur depuis 8 ans chez Sogeclair Aerospace, venu manifester jeudi.

Un salarié de Sogeclair Aerospace manifeste contre les suppressions de postes annoncées par l\'entreprise, le 9 juillet 2020, à Blagnac (Haute-Garonne).
Un salarié de Sogeclair Aerospace manifeste contre les suppressions de postes annoncées par l’entreprise, le 9 juillet 2020, à Blagnac (Haute-Garonne). (MATHILDE GOUPIL / FRANCEINFO)

Chez l’équipementier Daher, dont l’un des sites se situe à Colomiers, commune limitrophe de Toulouse, jusqu’à 1 300 postes sur les 10 000 du groupe sont menacés, a indiqué l’AFP le 25 juin. Le groupe d’ingénierie et de conseil Scalian, basé à Labège, à côté de Toulouse, pourrait pour sa part supprimer 140 emplois, parmi les 225 de sa filiale CMT+, a rapporté début juin la Dépêche du Midi (article payant).

D’autres tentent de résister. Chez Aertec, entreprise de 240 salariés spécialisée dans la maintenance de sièges d’avions et les textiles techniques pour l’aéronautique, neuf personnes rattachées au site toulousain sont en train d’être licenciées, mais l’entreprise a entamé « une réorientation de long terme » vers le secteur médical. « Depuis début avril, on a produit un peu plus d’un million de masques textiles grand public et on a investi dans une machine à masques chirurgicaux afin de répondre aux appels d’offres publics des hôpitaux », explique à franceinfo son dirigeant, Philippe Billebault.

Chez Derichebourg Aeronautics Services, l’ancienne entreprise d’Abder, le syndicat majoritaire Force ouvrière et la direction ont signé un accord de performance collective, afin de sauvegarder les 700 emplois menacés par un plan social. « En échange de la perte de notre indemnité transports, soit 140 euros par mois et par salarié, on a obtenu qu’il n’y ait pas de licenciement économique avant juin 2022 », détaille Jean-Marc Moreau, délégué syndical FO de l’entreprise.

Mais tous ne pourront pas faire face. « Nos petits sous-traitants n’ont pas la capacité d’adaptation des grands groupes : 98% des entreprises de la région ont moins de 50 salariés, rappelle à franceinfo Samuel Cette, le président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) en Occitanie. Ces entreprises sont sous-capitalisées et sortent d’une phase de confinement où elles ont dû colmater les brèches. Et alors qu’elles relancent le processus de production, les donneurs d’ordre annulent ou repoussent leurs commandes. »

Il faut six mois pour perdre le savoir-faire d’un territoire, mais dix ans pour le récupérer.Samuel Cette, président de la CPME en Occitanieà franceinfo

« S’il manque un seul de nos sous-traitants à la sortie de cette crise sanitaire, on ne saura pas continuer à produire nos avions », s’inquiète aussi Jean-François Knepper, délégué central de FO chez Airbus, alors que 80% d’un avion est réalisé par la sous-traitance.

« Quand Airbus tousse, Toulouse s’enrhume »

La filière aéronautique n’est pas la seule à trembler : les conséquences du trou d’air d’Airbus affectent l’ensemble du tissu économique local. « Ici, on a un dicton : ‘Quand Airbus tousse, Toulouse s’enrhume’. Sauf que là, ça n’est pas la toux, c’est le coronavirus ! », glisse à franceinfo la gérante d’un hôtel à Saint-Martin-du-Touch, un quartier toulousain qui accueille l’un des sites du constructeur. « Aujourd’hui, 50% des hôtels de la zone aéroportuaire sont encore fermés, à cause de la baisse du trafic aérien et de l’absence des salariés d’Airbus ou de ses sous-traitants en voyage d’affaires », indique Dieter Acke, vice-président du Club hôtelier Toulouse métropole, une association du secteur.

« La situation des restaurants de la zone aéroportuaire est déjà extrêmement préoccupante à cause du confinement », rappelle aussi Hubert de Faletans, président de la branche restauration de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie (UMIH) en Haute-Garonne. Son restaurant, situé dans le nord de la zone, n’a rouvert que cinq jours depuis le déconfinement, faute de clients. « Si ça ne redémarre pas, je risque de fermer et de perdre 600 000 euros de capitalisation, s’alarme-t-il. C’est ce qui devait me permettre de financer ma retraite. »

Ce plan social, c’est une épée de Damoclès. Le jour où elle va tomber, on aura un paquet de faillitesHubert de Faletans, restaurateurà franceinfo

Attentifs aux annonces du constructeur, les élus locaux s’inquiètent aussi des répercussions qui pourraient toucher jusqu’au centre-ville. « Que va-t-il se passer pour le commerce, l’artisanat ? Est-ce que ces suppressions de postes seront de nature à ralentir significativement l’activité immobilière ? », s’interroge Joseph Carles, le maire divers gauche de Blagnac, qui craint que « 20 000 emplois sur les 80 000 de la zone aéroportuaire ne soient menacés »« C’est l’un des plus gros employeurs de la région, avec des salariés qui représentent une clientèle de CSP+ pour nos boutiques, reconnaît Benoît Ramus, de la Fédération des associations de commerçants, artisans et professionnels de Toulouse. Mais après les ‘gilets jaunes’ et le coronavirus, il nous en faut un peu plus pour nous faire peur. » Reste que, « symboliquement, le message est négatif et pourrait inciter certaines entreprises à être frileuses pour investir dans ce coin-là », estime Eric Moyen, responsable de la section CFTC Airbus.

Environ 1 500 postes pourraient être sauvés chez Airbus

Comment faire pour éviter le « cataclysme social » annoncé par les syndicats d’Airbus ? Outre le plan de l’Etat de 15 milliards d’euros pour soutenir le secteur aéronautique, Guillaume Faury, président exécutif d’Airbus, mise sur le nouveau dispositif de chômage partiel de longue durée, entré en vigueur au 1er juillet, pour « conserver autour de 1 000 postes », assure-t-il à Ouest-France. Le patron d’Airbus demande également à l’Etat « des mesures d’âge » pour ses salariés les plus proches de la retraite.

Le siège d’Airbus à Blagnac (Haute-Garonne), le 9 juillet 2020.
Le siège d’Airbus à Blagnac (Haute-Garonne), le 9 juillet 2020. (MATHILDE GOUPIL / FRANCEINFO)

Par ailleurs, « près de 500 postes pourront être conservés grâce au développement de l’avion du futur« , moins consommateur en carburant, espère Guillaume Faury, qui compte sur les financements du Conseil pour la recherche aéronautique civile (Corac), avec un budget de 1,5 milliard d’euros. Après les annonces de suppressions de postes chez Airbus, la région Occitanie a aussi présenté un plan de soutien au secteur de 100 millions d’euros, dont 23 millions afin d’« amplifier la stratégie vers l’avion vert, un avion plus léger, plus électrique et qui pourra utiliser l’hydrogène », a détaillé Carole Delga, lors d’une conférence de presse organisée le 3 juillet.

Pour aider les sous-traitants du constructeur à tenir le coup, le président de la CPME en Occitanie, Samuel Cette, réclame de son côté l’allongement du temps de remboursement du prêt garanti par l’Etat à « dix ou quinze ans », au lieu de cinq maximum actuellement.

Le temps béni de l’aéronautique est-il terminé à Toulouse ? La métropole vient en tout cas de lancer la mission « Toulouse, territoire d’avenir », constituée d’une douzaine d’experts qui doivent identifier de nouveaux débouchés pour l’économie locale. Pourtant, personne ici n’enterre l’aéronautique. « Je ne crois pas du tout au fait que Toulouse soit devenu le Detroit de l’Europe », glisse Jean-François Knepper, délégué FO, en référence à la ville américaine surnommée « Motor City« , déchue après la crise de l’automobile. « Le transport aérien redeviendra le média de la mondialisation, et à ce moment-là, Airbus sera seul au monde. L’aéronautique à Toulouse a encore de beaux jours devant elle. »

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