« Complotisme » : (més)usages médiatiques

ACRIMED

par Pauline PerrenotPhilippe Merlant

Si certains récits identifiables, nés à la faveur de la crise sanitaire, peuvent être taxés de complotistes, l’usage du qualificatif par les grands médias – et les explications qu’ils avancent du phénomène – pose bien souvent question.

Note : cet article est tiré du dernier numéro de notre revue Médiacritiques, à commander sur notre boutique en ligne, ou à retrouver en librairie.

« Le virus du complotisme », titre La Dépêche le 5 avril 2020. La formule fait écho aux théories conspirationnistes nées à la faveur de la crise du Covid, allant jusqu’à recueillir de larges audiences sur Internet [1]« 25 % de la population est dans une lecture du monde complotiste » lancera, sans trop s’embarrasser de nuances, le sondologue Jérôme Fourquet au micro de Léa Salamé le 16 juin [2].

Mais qu’est-ce qu’un complot ? Selon le Dictionnaire historique de la langue française, le mot désigne au XIIe siècle une « foule compacte » avant de dériver vers la notion de « projet collectif secret ». Des projets collectifs secrets bien réels, il y en a toujours eu. Mais aussi des croyances délirantes en de prétendus projets secrets. Le coup d’État fomenté par la CIA au Chili en 1973 fait partie des premiers ; l’organisation secrète des Illuminati, des seconds [3].

En matière de complotisme, nombreux sont les journalistes à jeter l’opprobre sur les réseaux sociaux, comme Léa Salamé, pointant du doigt « la population sensible à ces thèses-là, qui s’informe sur les réseaux sociaux et défiante des médias » ; rares sont ceux qui balaient devant leur porte. Oubliant, d’une part, que les récits complotistes sont promus jusque quotidiennement par des chaînes de télé conventionnées par le CSA.

Ivan Rioufol ne déclarait-il pas sur CNews : « Heureusement qu’il y a la fachosphère aujourd’hui car c’est là où se disent les vérités » ? (« L’heure des pros », 15 juin) Ladite « fachosphère » étant un vivier de thèses conspirationnistes, comme celle du « grand remplacement », mythe d’une invasion migratoire organisée. LCI et CNews ne déroulent-ils pas un tapis rouge à la rédactrice en chef de Boulevard Voltaire, autre site d’extrême droite maintes fois épinglé pour ses théories fumeuses [4] ? André Bercoff, familier des rhétoriques complotistes – sur l’origine prétendument volontaire de l’incendie de Notre-Dame par exemple – n’a-t-il pas son rond de serviette chez David Pujadas (LCI) ? N’anime-t-il pas une quotidienne de « décryptage de l’actualité » sur Sud Radio ? Etc.

Au-delà du cas de ces chroniqueurs, les grands médias seraient sans doute inspirés de questionner la qualité de l’information qu’ils produisent. En cette période de crise sanitaire, alors qu’elle permettrait d’étouffer les spéculations et de couper court aux théories du complot, l’enquête a été trop souvent délaissée, et le commentaire médical confié au tout-venant. La raréfaction des journalistes spécialisés a aggravé la pauvreté de l’information scientifique. Le cas de la chloroquine, traité comme un vulgaire feuilleton à rebondissements par les chaînes d’info en est une illustration. Le relais complaisant des mensonges gouvernementaux pendant le confinement en est une autre. Comment dès lors s’étonner de la défiance tant décriée vis-à-vis des médias traditionnels ? Défiance dont se nourrissent justement les spéculations et thèses conspirationnistes…

On le voit : faute d’interroger l’écosystème de l’information dans son ensemble, la lutte contre le complotisme rate une partie de sa cible… Sans compter que certains éditocrates savent opportunément dégainer l’étiquette « complotiste » afin de délégitimer toute remise en question des discours officiels et du système capitaliste. Des critiques pointent les mensonges du gouvernement autour de l’incendie de Lubrizol ? Christine Ockrent s’indigne contre « cet affreux cancer du complotisme » (France Info, 30 sept. 2019). La journaliste Inès Léraud retrace en BD des années d’enquête autour de l’agroalimentaire en Bretagne et en cartographie les lobbys [5] ? Hubert Coudurier, directeur de l’information du Télégramme, dira de l’ouvrage qu’il a des « relents un peu complotistes » [6]. Les chiens de garde n’ont pas de limite.

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