Doit-on prendre l’extrême droite au sérieux ? par Yannis Youlountas

Yannis Youlountas | 30 avril 2021
À l’occasion de l’anniversaire de la libération du camp de Dachau, fin avril 1945, j’aimerais évoquer trois choses qui me semblent très importantes et qu’on devrait rappeler autour de nous.

Tout d’abord, ce camp a été ouvert très rapidement : moins de deux mois après l’arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes ! En effet, Hitler a été nommé chancelier le 30 janvier 1933 sur les conseils de la haute bourgeoisie allemande qui croyait pouvoir le manipuler et en faire sa marionnette, notamment l’ancien président de la Reichsbank et d’autres banquiers et hommes d’affaires réputés. Aucun d’eux ne prenait au sérieux ses discours racistes ni les inquiétudes des antifascistes et militants des droits humains. La préoccupation principale était de maintenir et de durcir le régime, durant quelques mois, le temps d’endiguer le risque d’un soulèvement communiste. Finalement, Hitler en a profité pour prendre rapidement tous les pouvoirs. Il s’est dépêché de bâtir un premier camp, à Dachau dès le 20 mars 1933, où jeter ses opposants politiques. Puis, il est passé aux actes contre les boucs-émissaires de ses discours racistes qui n’étaient donc pas des paroles en l’air, mais au contraire une succession d’idées encore plus violentes que prévues au fur et à mesure de l’exercice du pouvoir.

Autre point important : dès sa mise en activité, le camp de Dachau était parfaitement connu, ainsi que beaucoup des noms des opposants politiques qui y étaient internés, bien avant que les Juifs, Tsiganes et homosexuels ne deviennent les principales victimes de ce camp et des camps suivants. En Allemagne et dans l’Europe entière, des noms d’opposants politiques emprisonnés à Dachau circulaient. Dès l’été 1933, plusieurs journaux français évoquaient les activités du camp et l’inquiétude des proches des prisonniers considérés comme dangereux, hostiles ou déviants par le nouveau régime. Mais le soleil brillait, d’autres préoccupations attiraient l’opinion publique en Europe et très peu de gens imaginaient encore à quel point ce processus allait très vite plonger dans l’horreur la plus absolue. Le camp de Dachau n’était-il pas situé près d’un paisible village de la campagne du sud de l’Allemagne, verdoyante et ensoleillée ?

Dernier point : quand la 42ème division d’infanterie de l’Armée américaine a ouvert les portes du camp, le 29 avril 1945, ce ne sont pas quelques dizaines d’opposants politiques qu’elle a libéré. Ce sont des milliers de cadavres de boucs-émissaires qu’elle a trouvé un peu partout, notamment 2300 corps décharnés dans 39 wagons à bestiaux. Une odeur pestilentielle prenait à la gorge ceux qui tentaient d’affronter l’image des fosses de centaines de corps empilés en immenses tas, mutilés et en décomposition. C’était là l’odeur du fascisme, la réalité de ce qu’est véritablement cette idéologie qui ose aller jusqu’à l’élimination physique et massive des opposants et des boucs-émissaires du moment, quand on lui en laisse la possibilité. Parmi les témoignages de ceux qui ont ouvert ces camps, à l’Ouest comme à l’Est, plusieurs ont évoqué la difficulté d’imaginer auparavant que les choses auraient pu aller si loin.

Pourquoi ? Parce que, comme certains des soutiens décisifs d’Hitler, on n’a pas cru à la dangerosité de ses discours racistes et encore moins qu’il irait encore plus loin que ce qu’il racontait avant son arrivée au pouvoir, en haranguant les foules et en agitant des épouvantails. On a parfois cru que sa présence au pouvoir ne durerait qu’un temps et que sa popularité s’éroderait très vite, comme souvent à l’épreuve du pouvoir. Certains se sont dit : « quand nous n’aurons plus besoin de lui, nous le feront tomber », ou même « il finira vite par tomber tout seul », évoquant tour à tour son incompétence, ses excès, ses maladresses, son inexpérience du pouvoir, son entourage ridicule, encore plus lamentable que lui, et bien d’autres arguments qui se sont finalement révélés abscons.

Presque un siècle plus tard, les temps ont changé, me direz-vous, n’est-ce pas ? Et dans le cadre de l’Union Européenne et des traités internationaux, aucun pouvoir ne pourrait aujourd’hui se permettre de faire le dixième de ce qu’on fait les nazis ? Pourtant, les crimes à grande échelle n’ont pas disparu avec la modernité : du Cambodge à la Roumanie et du Rwanda au Kosovo, les horreurs n’ont pas cessé jusqu’à la fin du vingtième siècle, sur le continent européen comme ailleurs. Et le début du vingt-et-unième n’indique pas une tendance rassurante à la raison et à la paix.

Bien au contraire, partout dans le monde, l’évolution du pouvoir est toujours plus autoritaire, arrogante, exigeante. Les moyens technologiques et juridiques pour surveiller et réprimer la population ont décuplé. Les prétextes aussi, de la menace terroriste à la pandémie. Les peurs de notre époque concernent à nouveau le brassage, le métissage, le « grand remplacement » et toutes sortes de complots anciens et nouveaux qui polluent la conscience politique de celles et ceux qui n’en peuvent plus et pourraient se mobiliser pour résister.

Après des années de dérives toujours plus autoritaires, le pouvoir n’a jamais été aussi proche d’être transmis à ses candidats les plus dangereux. En France comme ailleurs, l’extrême-droite est aujourd’hui à la porte du palais et nombreux sont les médias et leurs propriétaires richissimes qui commencent à envisager sérieusement cette hypothèse comme si c’était un moment banal de la démocratie parlementaire et bourgeoise. De toutes façons, comme disent certains, « ils ne tiendront pas 5 ans, quand bien même ils arriveraient à avoir le parlement. » Toujours la même rengaine, la même légèreté, la même nonchalance.

L’anniversaire de la libération de Dachau devrait nous rappeler que l’extrême-droite n’est pas un ennemi comme un autre. On ne discute pas avec elle, de même qu’on ne peut pas continuer à s’exprimer quand elle prend les rennes du pouvoir. L’extrême-droite se combat et il vaut mieux se mobiliser avant qu’après son arrivée au pouvoir. Sans quoi, il ne faudra pas s’étonner de ce qu’on découvrira.

Yannis Youlountas


PS : j’ajoute deux précisions concernant ce sujet. Certes, le fascisme est aussi présent dans tous les replis de la société elle-même, à une autre échelle (couple, éducation des enfants, discriminations, etc.), mais nous parlons ici de son arrivée formelle au pouvoir.
De plus, la tentation fasciste n’est pas seulement le fait de l’extrême-droite proprement dite. Par exemple, les libérateurs des camps de concentration nazis n’ont pas fait mieux dans leurs dérives autoritaires qui ont souvent confiné au fascisme : pendant que l’Union Soviétique continuaient à étendre son terrible Goulag à l’Est, les États-Unis finançaient le premier camp de Makronissos, en Grèce dès 1946 (22 mois après la libération du dernier camp nazi), où ont été transférés plus de 20 000 prisonniers, pourtant résistants au nazisme, uniquement parce qu’ils étaient communistes (des membres du principal mouvement de résistance appelé ELAS). Ce premier camp a été financé par le Plan Marshall à la suite de la doctrine Truman. C’est là qu’ont été torturés, par exemple, le poète Yannis Ritsos (dont les poèmes restés enterrés sur place dans des bouteilles scellées ont été retrouvées en juillet 1950) et le compositeur Mikis Théodorakis (où les tortionnaires lui ont brisé la jambe droite, plusieurs côtes et endommagé un poumon). D’autres camps ont ensuite été construits en Grèce, provoquant la souffrance et la disparition de nombreux opposants politiques.
Vingt ans plus tard, encore en Grèce, les États-Unis ont aidé les fascistes à prendre le pouvoir le 21 avril 1967 et la junte des Colonels a jeté en prison des milliers d’opposants politiques dont beaucoup ont disparu. La censure s’est abattue sur la société grecque dans une ampleur jamais connue auparavant : livres, disques, tenues vestimentaires, activités, opinions… On était alors arrêté pour n’importe quoi et, surtout, il était totalement interdit de s’opposer au nouveau pouvoir et, par exemple, de parler à un média étranger. Puisse les amnésiques à la légère se souvenir à temps de ce que ces expériences ont pu être pour celles et ceux qui nous ont précédés

Yannis Youlountas | 30 avril 2021

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