Quand les médias se mobilisent contre les mobilisations. Un nouveau livre d’Acrimed

Depuis 25 ans, l’association Acrimed (Action – Critique – Médias) produit quotidiennement une critique des médias dominants : critique argumentée, salutaire et radicale. Pour marquer cet anniversaire, le collectif vient de publier – aux éditions Adespote – un livre qui fait le bilan de 25 ans de démobilisation sociale, c’est-à-dire de mobilisation médiatique contre les mouvements sociaux. Nous en proposons ici un extrait.  

Comment (re)couvrir un mouvement social

Ce qui est le plus évident, pour un observateur tant soit peu critique, c’est sans doute l’hostilité – à peu près unanime, même si son intensité peut varier – des commentateurs officiels. Mais ce n’est pourtant pas la seule façon, ni peut-être la pire, de nuire à un mouvement social : les routines professionnelles du journalisme « mainstream » s’en chargent tout aussi bien, et plus discrètement.

Vu à travers le prisme médiatique, passé à la moulinette des filtres, des cadres et des formats des principaux médias, un mouvement social est d’abord une « info » parmi d’autres, un « sujet ». Ce sujet sera traité (avec les aménagements spécifiques qu’il mérite) comme tel : comme un « événement » destiné à entrer (de gré ou de force) dans un scénario dont les grandes lignes sont écrites à l’avance. Et bien souvent, la première étape de ce processus consiste précisément à faire de cet événement… un non-événement.

Ignorer, minorer

Car la conséquence logique du désintérêt médiatique pour l’enquête sociale et de la réduction de la politique aux querelles et aux intrigues du petit cercle des « têtes d’affiche » des grands partis, c’est que les médias sont bien souvent à la traîne dans la couverture des mouvements sociaux – avec des variations là encore, en fonction de l’ampleur des mouvements, de la catégorie des travailleurs concernés, de leur plus ou moins grande distance avec les sommités du journalisme. Dans le meilleur des cas, c’est à la veille de la première manifestation que les journaux annonceront cette dernière, annonce qui sera l’occasion, à côté du détail des conséquences (fâcheuses) à prévoir, d’informer de l’existence d’une opposition à un projet de réforme (on ira rarement plus loin dans l’information, au moins dans un premier temps). Une mobilisation sectorielle, limitée à une profession engagée dans une lutte spécifique, ne parviendra parfois jamais à l’existence médiatique. À moins que Leurs Éminences finissent par être incommodées jusque dans leurs beaux quartiers par les mauvaises odeurs, peu de chance que les chefferies éditoriales daignent accorder la moindre attention à une grève des éboueurs…

Si le mouvement a trop d’ampleur pour être purement et simplement ignoré, il sera diversement mais invariablement minoré : non pas – ou pas seulement – quantitativement, en jouant sur les chiffres (en privilégiant ceux fournis par le pouvoir en place, en comparant des mobilisations qui n’ont pas grand-chose à voir… – en la matière, l’imagination des médias dominants est assez féconde), mais d’abord qualitativement, en le réduisant aux manifestations qui le ponctuent.

Ausculter, diagnostiquer, pronostiquer 

Cette réduction n’a pourtant rien d’évident. Tous ceux qui ont participé à un mouvement social le savent : on ne saurait en rendre compte en se contentant d’égrener les chiffres des manifestations successives. Or la plupart des médias limitent généralement leur couverture à ces épisodes – pour ne rien dire encore de la façon dont ils les couvrent. Assemblées générales, débats, contre-pro- positions, actions (quand elles ne sont pas spectaculaires et/ou destinées, précisément, à attirer leur attention) : tout cela passe généralement sous le radar des commentateurs officiels, qui s’attardent sur les chiffres mesurant les cortèges et, sur cette base, auscultent la vigueur de la contestation, diagnostiquant « l’état du rapport de forces » ou pronostiquant l’issue de la mobilisation – ces métaphores médicales n’ayant rien de gratuit, les éditocrates considérant régulièrement les mobilisés comme de doux (mais parfois enragés) malades, en proie à des affects qui leur troublent l’esprit et dont ils craignent la « contagion ».

Siffler la fin de la récré (avant qu’elle ait commencé) 

Appelés au chevet d’une mobilisation quelconque, ces médecins imaginaires ont ceci de particulier qu’ils se délectent de guetter et d’annoncer sa mort, quand ils ne l’appellent pas ouvertement de leurs vœux. Inquiets pour un corps social miné par une maladie aux symptômes divers et aux noms variés, mais qu’ils appellent généralement « refus de la réforme », « archaïsme » ou « corporatisme », ils observent les journées de mobilisation comme autant de convulsions, dont on commente la fréquence et l’intensité – mais dont le terme ne saurait être que la purge de ces mauvaises passions. Ces prophéties, heureusement pas toujours auto-réalisatrices, mais qui n’en sont pas moins révélatrices de l’espérance qui les motive, apparaissent parfois très tôt dans la couverture d’un mouvement social, dont on s’efforce de décrire l’essoufflement, parfois même avant qu’il ait débuté. Et si le mouvement perdure, s’il fait de la résistance ou, pire, s’il s’am- plifie, on sifflera alors la fin de la récréation, devant les images de violences (commises par les manifestants) qu’on passera en boucle, en criant à la chienlit et en appelant l’exécutif à la rescousse pour mettre un point final à cette dangereuse récidive.

Raconter les effets, oublier les causes 

Autre routine médiatique, tellement systématique qu’elle tend à devenir la norme dans nombre de reportages : (re)couvrir les journées de mobilisation et de manifestation en se focalisant sur les désagréments qu’elles vont occasionner. Embouteillages prévus, trains qui ne partiront pas, quartiers à éviter – et « galères » diverses glanées sur le terrain par des envoyés spéciaux compatissants – envahissent les ondes et les écrans. Le détail des conséquences néfastes des grèves, sujet inépuisable, « facile » et dépolitisé, se substitue avantageusement à l’exposé de leurs causes – ou de « remèdes » autres que « la réforme » elle-même. Routine qui permet par ailleurs, et ce n’est pas là son moindre intérêt, de diviser la population en deux : « grévistes » contre « victimes des grévistes ».

Rien ne plaît d’ailleurs tant à certains experts en distinc- tions que de dresser la liste des « non-concernés » par tel ou tel mouvement. Ainsi les lycéens seront sommés de ne pas s’opposer à une réforme des retraites qui ne les « concernerait » en rien, et les fonctionnaires ou toute autre partie de la population active seront priés d’applaudir celle des « régimes spéciaux » qui ne « concernent » que d’affreux privilégiés avec lesquels toute solida- rité est manifestement inenvisageable. Le profil socio-économique de nos maîtres à penser les mettant largement à l’abri des effets néfastes des réformes qu’ils soutiennent, ils pourraient à ce compte figurer eux-mêmes parmi ces « pas concernés » – mais généralement personne n’est là pour le leur faire remarquer.

Ainsi, entre les routines journalistiques qui tendent à le dénaturer et les commentaires qui s’efforcent de le délégitimer, un mouvement social a toutes les chances de ressortir en miettes de la moulinette médiatique. Ceux qui le soutiennent ou y participent ne devraient jamais perdre cela de vue, en particulier quand il s’agit d’y faire entendre leur voix. D’autant que d’autres obstacles les attendent.

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