L’amour des « gilets jaunes »

Un intellectuel livre un témoignage anonyme mais personnel pour manifester son soutien aux « gilets jaunes ». Une méditation éclectique sur la couleur de leur habit, à contre-courant du décri dont les accablent les media mainstream. J’ai accepté très volontiers de revêtir son nom du mien.

L’amour des « gilets jaunes »

Esquisse d’une méditation éclectique sur la couleur fluorescente d’un habit ;
et, plus généralement, sur la couleur du temps
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Paris 13e, une fresque sur la « Petite Ceinture », janvier 2019 (photographie par Didier Gil, copyleft). © D.G.
Paris 13e, une fresque sur la « Petite Ceinture », janvier 2019 (photographie par Didier Gil, copyleft). © D.G.

Samedi dernier, c’était l’Acte In de la révolte des « gilets jaunes ». Une unité nouvelle (I) s’exposant à la puissance du multiple (n). Au réveil, je pense à la République prima facie qui, en l’An I (1792-93), voulut rompre avec le temps calendaire déjà obsolète des rois solaires papolythiques. Je pense aussi au théâtre, le vrai, celui qui donne à voir un processus de vérité.

Qu’en montrèrent les media mainstream inféodés aux grands actionnaires du CAC40 ? Qu’en mirent en scène leurs acolytes, mercenaires de ceux-ci, qui prétendent gouverner ce pays dépaysé par l’affreuse mondialisation capitaliste ? Rien autre que d’invraisemblables scénettes, des bribes à répétition d’un impossible scénario politique. Faux théâtre. Rien moins que des saynètes ; mais de vulgaires sketches sans le moindre humour, aux agents-communicants desquels échappe entièrement l’ironie de l’histoire, tant l’esprit de sérieux rend cons les minables puissants à la solde des ultra-riches. On n’y lit, n’y voit, n’y entend rien de ces « primo-manifestants » en détresse, éborgnés, mutilés, traumatisés. Ils font pourtant déjà une bonne masse d’écorchés vifs, une belle multitude au moins coléreuse de citoyens déchus. Mais non. Là et las, tout ne serait que désordre et hideur, indigence, sentiments violents passant à l’acte délictueux, incompréhensible douleur faisant insolemment fi du principe de réalité.

Pis : M. Alain Minc, un fameux « intellectuel » de révérence, usa de sa parole autorisée. Il intervint, mobilisé par un pouvoir aux abois. Fidèle réserviste, il répondit à son devoir d’irréserve, en vertu des innombrables élucubrations qu’il a indéfectiblement publiées au service des causes les plus indéfendables. Ce Docteur Knock, sénescent énarque pantouflard, par quel miracle a-t-il pu oser imaginer en M. Benalla un être « éblouissant » qui aurait « mérité de faire l’ENA » ? De quel éclat insoutenable serait la couleur de cet être-là ? M. Minc ignore qu’il ne sait pas si son symptôme est que ça le gratouille ou que ça le chatouille. La vérité de ce mensonge éhontément énoncé est ailleurs, d’une clarté moins tactile que visuelle. C’est en effet que le sens de sa parole inconsciente saute aux yeux. Le souverain bien de l’énarchie désignerait-il désormais une disposition savante à exhiber la filouterie ? Ledit « intellectuel » voudrait gorgianiser. N’est pas Gorgias qui veut. Il échoue en prétendant faire l’éloge paradoxal de la corruption, c’est-à-dire la pourriture. Louanger ce qu’on appelle « conflit d’intérêt » (par piètre euphémisme) et autres chefs d’inculpation du même acabit, c’est en vain tenter d’avérer l’insupportable confusion entre le bien commun et l’intérêt privé le plus hostile, le plus ostensiblement violent, à l’encontre de toute idée vraie du bien, celle du bien commun. Classieux Benalla, vérité de classe en col blanc : fort malpropre sur lui, portant salement l’habit propre de la Police. Nul travestissement, car il n’aime pas le gardien de la paix, ni rien autre qui incarne véritablement l’état de droit républicain.

Samedi dernier, c’était l’Acte In (Acte I, puissance n) de la révolte des « gilets jaunes ». Au matin, je décide de faire ma toilette à fond. Me doucher longuement, me savonner savamment, ablutionner la grise mine de ma mélancolie, en ôter le noir aussi rouge que le sang séché sur ma vieille peau nue de révolutionnaire communiste désaffecté. Je cherche à quitter l’habit qui fait le moine de ma crasse procrastination d’intellectuel désengagé, de professeur désabusé. Pour autant, professeur de philosophie, ne m’a pas quitté le désir d’apprendre, pour moi-même comme pour autrui, dont s’habille l’amant véritable du savoir depuis l’Antiquité. Tel demeure sur moi ce désir, plutôt que (c’est tant mieux) il m’habite et que je le représente, à la façon de tel ou tel philodoxe qui de nos jours se proclame médiatiquement « philosophe ». Mais je n’ai pas confiance dans l’Ecole de M. Blanquer, Ministre de l’Education nationale, baptisée « Ecole de la confiance » ; invraisemblable antiphrase d’une novlangue qui m’incite au contraire à la plus grande défiance.[1]

Depuis une dizaine de samedis en acte, je soutiens les « gilets jaunes ». Seul un esprit faible comme M. Castaner, Ministre de l’intérieur, ose les assimiler à des « brutes » devant l’Assemblée nationale. Certes, la maison de M. Ferrand, Président de ladite Assemblée, a failli brûler, d’un incendie présumé volontaire, mais dont rien ne laisse supposer qu’un « gilet jaune » en fût le coupable. L’un et l’autre, auxquels sont dévolus les honneurs les plus officiels, ne doivent leur carrière politicienne qu’à feu le Parti socialiste : ils n’ont pas même mérité de faire l’ENA. Sinon, peut-être seraient-ils dignes des louanges de M. Minc. Car M. le Ministre, usant d’une filouterie rhétorique moins malhabile, saurait peut-être ce que « brutes » veut dire. Le mot bruta, en latin, signifie « les bêtes » —ces animaux que certains humains croient tout autres, entièrement privés d’intelligence, même la sensible. Moi, j’aime les bêtes ; j’aime a fortiori ceux qu’on prend pour des cons, des moins que rien, des fainéants, une « foule haineuse » de sauvages, etc., que leurs maîtres accusent de tous les maux bien que —paradoxe— ils les jugent privés d’âme.

J’aime les « gilets jaunes » dont la vie est en danger. Leur intelligence sensible exhale un souffle frais. L’« éblouissante » fluorescence qu’ils arborent me fait l’effet d’une faste tempête. « Ça s’essouffle », croient pourtant tempérer tous ceux qui les haïssent, pour les discréditer et soulager leur peur. Moi, leurs foudres me sidèrent, qui se retournent justement contre Jupiter. Je les aime. Aucune charité là-dedans, donc : au triste sens qu’un christianisme a donné à l’agapè grecque, la charité étant bien ordonnée, c’est par moi-même qu’elle pourrait à la rigueur commencer. Or, je n’aime pas ma souffrance, ni la souffrance en général. Aussi s’agit-il d’amour au sens héroïque de l’amitié, amour épuré du tourment de ses passions tristes ; ce qui signifie au moins plaisir partagé entre concitoyens, vertu que les républicains français ont préféré appeler « fraternité. » Je songe à Bergson, dont j’expurge sans égard la mystique : « la démocratie théorique (…) proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu’elles sont sœurs, en mettant au-dessus de tout la fraternité. Qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel » (Les Deux sources de la morale et de la religion, chap. IV). Question d’ascèse : après m’être sévèrement mais salutairement douché de l’inimitié (celle qui oppose liberté et égalité m’étant inintelligible), vais-je donc porter le même habit que les « gilets jaunes » ?

Mais (comme dit la fée des lilas) mon teint supporte mal le jaune ; je ne revêts jamais un habit de cette couleur étrange. J’ai d’autres habitudes : la médecine galénique y décèle le symptôme du bilieux (seuls les patriciens romains en faisaient une marque d’honneur) ; et la vie sociale y voit en général le signe de l’infamie. La crise de foi ou jaunisse de quelques soi-disant représentants —en vérité des renégats— ne donne son pigment qu’à l’urine dont je les inonderais volontiers, mais point à mon fard. Tout au plus ai-je quelque écharpe où la couleur jaune apparaît discrètement mêlée à d’autres. Après ma toilette, il faut pourtant que je m’habille. J’exclus bien sûr le foulard prétendument « rouge » dont s’affublent les grands bourgeois effrayés des chics quartiers parisiens, qui ignorent superbement le bus et le métro et ne se véhiculent ordinairement que dans de noires voitures, semblables aux corbillards, conduites par des chauffeurs ubérisés. Habitant à Paris intra-muros, j’emprunte les transports en commun. Je fus d’abord longtemps banlieusard puis provincial, quelque temps. C’est récemment que je peux, enfin, ne plus être taxé comme « automobiliste ». Aucun gilet jaune n’est donc désormais à ma portée.

Dès lors, quel habit revêtir ? La question me taraude. Je pense à Socrate, réputé crasseux, qui, dans Le Banquet (174a)explique à Aristodème tout étonné de rencontrer le philosophe athénien tandis qu’il sort du bain, frais comme une rose : « Je vais souper chez Agathon. […] j’ai promis d’être là aujourd’hui. Voilà bien pourquoi je me suis fait beau, car je désire être beau pour aller chez un beau garçon. » Agathon : nom propre dont l’équivalent commun, en grec ancien, signifie « le bon » —quasiment synonyme de kalon, « le beau. » Ainsi le qualifie Socrate (213c). Agathon est beau-et-bon : kaloskagathos. Seul qui est bon est par là même vraiment digne d’éloge. Crase contre crasse (Vincent, l’ex-gendarme élyséen). Alexandre (le Grand) contre Benalla le petit puant (ex-garde du corps de sa ci-devant Majesté).

La couleur de l’habit importe autant que son odeur. J’aime la rose, surtout la rouge. J’ai fini par abhorrer des représentants qui la portent comme une fleur au poing qu’ils se lassèrent de lever ; ceux que, entre 1974 et 1981, j’ai porté au pouvoir, avec tant d’autres communistes sans lesquels ils ne s’en seraient jamais (em-)parés. Ceux dont l’emblème s’est délavé, flétri, privé de ses épines jusqu’à provoquer le dégoût et la rancœur que fait éprouver le pigment malodorant des fleurs fanées comme des ultimes félons. Ainsi m’apparaît la sale peau des monstres incolores et enragés qui ont quitté le chavirant navire pour s’amarrer au remorqueur auto-baptisé « En marche ». Ou, plus infect, « en même temps », inintelligible écho au principe suprême de la raison[2] : la peau de cet ex premier Ministre (soi-disant socialiste), qui, à Barcelone, manifeste arrogamment sous les couleurs de l’extrême droite monarchiste et des « marcheurs » espagnols de « Ciudadanos ». De ce fait, en quel sens un tribunal marcherait-il en osant prononcer contre M. Valls une interdiction de manifester, voire une insolente peine de prison ferme ?

En marche arrière ? Je n’aime pas l’écrevisse nietzschéenne dont le rouge s’estompe à mesure qu’il avance à reculons. Moi, je suis rouge tout court (sinon, parfois, de colère). Sans foulard luxueux, fidèle à mon grand-père maternel. En 1920, il adhéra d’emblée au Parti communiste français. Son uniforme fut d’abord de maraîcher vagabond, puis, grand mutilé de la première boucherie mondiale, celui de cheminot sémaphoriste, actionnant le feu rouge (du seul bras qu’il lui restait) dans les nuits noires de l’entre-deux guerres, dans celles de la seconde qu’il connut aussi, paré du même costume, prenant le train à l’heure, celle de la Résistance. Des décennies plus tard, il mourut, loin d’être anémié. De tout son sang, toujours rouge vif, qui ne fit au coucher qu’un tour, il chuta et ne s’écoula alentour qu’une humeur noirâtre, celle des plus horribles cauchemars de l’Histoire auxquels il avait jusque-là survécu. On le retrouva presque nu, armé seulement de l’habit qu’il avait toujours porté : sur ce qui restait de son bras amputé, le gauche, la même prothèse, crochue à l’extrême, usée de métal grisé, de harnais en cuir jaune mal vieilli, devenu marron.

Rouge, j’ai peine aussi à imaginer Odette et René, les parents de mon plus ancien ami vivant qui a l’âge qu’auraient eu les miens. Elle et lui, par décret de Vichy, furent transportés comme des « brutes » dans des wagons plombés ; maltraités, humiliés ; parqués, gazés ; incinérés dans je ne sais quel camp d’« êtres-pour-la-mort ». N’était la couleur de l’étoile infâme, de quel habit leur mort affreuse fut-elle parée ? D’aucun, d’aucune couleur. C’est tout dénudés qu’Ils périrent.

Je passe sur l’habit verttitre de l’académicien, soi-disant « Immortel », trop souvent odieux. J’aime plutôt le bleu, celui qui, au-delà de ma mémoire, symbolise avec la première Garde nationale de la Révolution française, la glorieuse couleur du Paris populaire ; ou le bleu de travail, ou le col bleu d’aujourd’hui. En rien le blason azuré des rois capétiens, tenants d’un christianisme déjà fort galvaudé, aux apôtres corrompus. Le blanc, alors ? Je hais les fleurs de lys, dont l’odeur entêtante et la blancheur diaphane font le capital symbolique de la monarchie absolue, depuis celle pour laquelle un roi fut justement décollé en janvier 1793 jusqu’à celle que le CAC40 nous a recollée, en mai 2017, une énième fois, avec la tronche de M. Macron. J’aimerais qu’enfin l’obscure clarté de cette couleur-là, couleur de toutes les couleurs, redevienne vraiment l’universelle lumière naturelle, que décompose merveilleusement l’arc-en-ciel, qui éblouit sans jamais aveugler. Ce temps des cerisiers en fleurs adviendra-t-il enfin ?

Quel pardessus vais-je donc endosser ce samedi-ci en sortant mon corps conscient de sa souillarde ? Par-dessus tout, quelle en sera la couleur ? Mais ma conscience s’assoupit. Encore nu, ayant peine à croire d’être assez propre pour me faire beau comme Socrate, je m’allonge sur mon lit en désordre. Par association d’idées, j’entame un rêve où me revient la lecture d’un passage des Fragments d’un discours amoureux, intitulé « Habit bleu et gilet jaune ». Son vague souvenir me réveille brusquement et commence de m’éclairer. Je pense aux Souffrances du jeune Werther, cette œuvre de Goethe qui justifie le choix du titre donné par Roland Barthes à ce fragment. Je décide de retrouver le livre du sémiologue. A mesure que j’y relis « Habit bleu et gilet jaune », en outre le dialogue de Platon (évoqué plus haut, cité par R. Barthes), enfin le roman à la fin duquel Werther meurt d’amour, par tout cela, vais-je finalement sortir du doute et rompre l’habitude du chromatisme consensuel ?

« C’est dans ce vêtement (habit bleu et gilet jaune) que Werther veut être enterré et qu’on le trouve en train de mourir dans sa chambre.

Chaque fois qu’il met ce vêtement (dans lequel il mourra), Werther se travestit. En quoi ? En amoureux ravi : il recrée magiquement l’épisode du ravissement, ce moment où il s’est trouvé sidéré par l’Image. »

De quoi l’habit est-il le signe bien réel ? L’habit est « tout affect suscité ou entretenu par le vêtement que le sujet a porté lors de la rencontre amoureuse, ou porte dans l’intention de séduire l’objet aimé. »

Certes, l’habit ne fait pas le « gilet jaune. » C’était déjà bien connu du temps de Rabelais. Reste que le même Rabelais, décrivant en deux long chapitres « les couleurs et livrée de Gargantua » (au moins ont-elles une couleur : bleu), me convainc aussi, sans paradoxe, qu’il n’y a pas de « gilet jaune » sans son habit.

Mais le dénuement qu’une métaphysique douteuse oppose obstinément à la réalité des couleurs m’empêche encore de prendre habit. Descartes : « Les couleurs, (…) ne sont que mystifications des songes ». Sans blague ? Je résiste cependant, et veux prendre au mot la feinte du métaphysicien : « les peintres, justement, même quand ils s’appliquent à inventer des sirènes et des satyres aux formes les plus insolites, (…) si peut-être ils élaborent quelque chose (…) qui soit ainsi entièrement fictif et faux, il reste toutefois que les couleurs dont ils le composent doivent être vraies » (Méditations métaphysiques, I). Au point que je choisis finalement Spinoza contre Descartes : « personne ne se trompe en tant qu’il perçoit. » « Les imaginations de l’esprit, considérées en soi, n’enveloppent aucune d’erreur » (Ethique, partie II, 49, scolie).

Qui suis-je donc vraiment, cet énième samedi, moi qui doute de ma couleur vestimentaire ? Moi qui pourtant ne puis douter que je ne suis pas (un moins que) rien, ni une fiction médiatique par laquelle l’opinion des puissants du CAC40 et de leurs sbires incline à dépouiller de toute substance les « gilets jaunes » (comme ceux qui les soutiennent) ?

R. Barthes : « En m’habillant, je pare ce qui, du désir, va être raté. » Pourtant ou ce faisant, « je dois ressembler à qui j’aime. Je postule (et c’est cela qui me fait jouir) une conformité d’essence entre l’autre et moi. Image, imitation : je fais le plus de choses possible comme l’autre. Je veux être l’autre, je veux qu’il soit moi, comme si nous étions unis, enfermés dans le même sac de peau, le vêtement n’étant que l’enveloppe lisse de cette matière coalescente dont est fait mon Imaginaire amoureux. »

La doxa que fabriquent les classes dominantes entretient des bavardages sur la colère des « gilets jaunes ». Soit. Un devoir de colère, la raison tonnant en son cratère peut fort bien le concevoir. Révolte contre l’injustice, la vertueuse colère est cette figure du désir de nuire au pouvoir absolu de nuisance : à ce qui contrarie l’utile commun. Ainsi, négation de la négation, la colère est bonne, n’étant nourrie d’aucun sentiment de rivalité ni de vengeance. Mieux : loin d’être la « foule haineuse » de sa Majesté, tant décriée par les éditocrates, les « gilets jaunes » n’éprouvent ni espoir ni crainte, car chacun de ces affects ne va pas réciproquement sans l’autre : ce sont également des « ratés » du désir. Leur désir n’est qu’actif. C’est l’amour qui les meut et m’émeut sagement. Magnanimité, humanité, honnêteté, générosité, fortitude d’esprit. Qu’on appelle cet amour comme on voudra. En bref, ils aiment l’amitié politique (fût-elle non-partisane), affect raisonnable d’après lequel les concitoyens peuvent se passer de représentants, de policiers, de parquetiers et de juges ; au premier chef ceux d’entre eux qui doivent être justement reconnus véreux et punis comme tels. Les « gilets jaunes » aiment la justice sous toutes ses formes. Car ils savent qu’il n’y a pas de liberté sans égalité ni d’égalité sans liberté. Ils savent qu’on ne fait pas une infime minorité d’ultra-riches sans faire une immense masse de pauvres et d’ultra-pauvres. Ils savent que le privilège est le contraire absolu du droit.

Comme les « gilets jaunes », je me dis enfin : « je suis, moi, j’existe. » Oui, moi aussi. C’est-à-dire : comme eux et avec eux. Qu’un Jupiter, en effet, aussi roublard se croie-t-il, ainsi que ses ministres et ses scribes nous trompent autant qu’ils le souhaiteront, ils ne pourront entamer cette certitude que nous ne sommes pas (des moins que) rien, ni des fictions médiatiques. Tant qu’ils s’évertueront à nous tromper, cela est absolument sûr. Comme chacun des « gilets jaunes », j’ai en outre la ferme conviction de n’être pas seul dans le monde capitaliste. Et qu’un autre monde est encore concevable.

« Nous ne sommes rien » ? Alors, « soyons tout. » Que m’importe la couleur du gilet dont se pare l’Absolu quand celui-ci semble surgir à nouveau de la triste finitude présente. Ah ! Ah ! Ce samedi, je ris finalement en préparant mon pardessus. Je ne ris pas jaune, mais de pure joie. Le tissu faisant l’habit d’intellectuel que je vais enfiler avec ravissement, c’est par ce texte que je l’ourdis et désire le teinter, sinon le surligner, comme il faut : d’un jaune fluorescent.

Manuel Coíto


[1] Prudence de l’amour clandestin : c’est pourquoi Manuel Coíto—revêtant mon nom du sien— signe ce texte à ma place. Je lui sais gré de ce subterfuge.

[2] Cf. Aristote : « Il est impossible que, en même temps (ἅμα), le même <attribut> (αὐτὸ) appartienne et n’appartienne pas au même <sujet> (τῷ αὐτῷ) et selon le même rapport (καὶ κατὰ τὸ αὐτό) (…). Tel est le plus certain de tous les principes » (Métaphysique, livre Gamma, 1005b : énoncé du principe de contradiction).


L’auteur est signataire de la pétition Solidarité des universitaires, des intellectuels et des artistes avec les Gilets Jaunes ! dont l’appel a été publié par Mediapart (Invités de Mediapart: Nous ne serons pas les chiens de garde de l’Etat). A ce jour, la pétition compte près de onze mille signataires. On peut la signer ici

 

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