«Gilets jaunes»: «On n’entend pas le peuple, et tout à coup, on sort des millions pour la pierre»

 PAR  ET 

Pour cette nouvelle journée de mobilisation, les « gilets jaunes » sont venus en nombre à Paris. Après un rassemblement pacifique dans le sud-est de la capitale, un face-à-face tendu a eu lieu avec la police place de la République. Rien à voir toutefois avec la violence annoncée par le préfet de police et le ministre de l’intérieur qui n’avaient pas, en amont des manifestations, hésité à dramatiser les enjeux.

Il n’y a pas eu de nouveau « 16 mars » à Paris. Malgré des heurts et des scènes de dégradation dans l’après-midi de ce samedi 20 avril autour de la place de la République, la capitale a surtout vu se rassembler toute la journée des gilets jaunes désireux de faire entendre leur voix, une fois encore, mais sans volonté de destruction. Au plus fort du défilé parisien, la préfecture de police a compté 9 000 manifestants (contre 5 000 la semaine passée), bien que leur mobilité et l’absence de point de ralliement officiel rendent hasardeux tout décompte précis. Les gilets jaunes du « Nombre jaune », qui effectuent leur propre comptage, ont dénombré 101 000 manifestants dans toute la France (quand le ministère de l’intérieur n’en comptait que 28 000).

Le préfet de police Didier Lallement et le ministre de l’intérieur Christophe Castaner avaient largement dramatisé les enjeux de l’« acte XXIII », présenté depuis plusieurs semaines sur les pages Facebook de référence du mouvement comme un second « ultimatum » dans la capitale, après celui du 16 mars, qui avait donné lieu à des affrontements violents entre manifestants et forces de sécurité. Le préfet avait annoncé « un bloc radical de 1 500 à 2 000 personnes, composé d’ultra-jaunes et de membres de la mouvance contestataire », cherchant « à faire dégénérer les rassemblements ». Le ministre de l’intérieur avait déploré que « pour beaucoup, les casseurs n’[aie]nt pas été touchés par ce qui est arrivé à Notre-Dame, au contraire » et avait déclaré « s’attendre à ce que les ultras cherchent une fois de plus à créer le trouble, à s’organiser en black blocs pour se livrer à la violence ».

Seule une partie de cette journée de manifestation leur a – partiellement – donné raison. En début d’après-midi, des affrontements tendus ont eu lieu dans les rues à l’est de la place de la République, avec quelques incendies de barrières, ainsi que de scooters et de trottinettes en libre service. En tête du cortège, les manifestants ont progressé dans la capitale en allumant quelques feux de poubelle, puis ont affronté les policiers à l’angle du boulevard Jules-Ferry et de la rue du Faubourg-du-Temple, à quelques centaines de mètres de la place de la République.

Une fois levés les cordons policiers empêchant d’y accéder, c’est la place elle-même qui a été le théâtre d’affrontements récurrents, parfois explosifs, mais se déroulant au milieu d’autres manifestants n’y prenant pas part. Alors qu’ils couvraient cette journée dans le cadre de leur travail, les deux journalistes indépendants Gaspard Glanz (fondateur de Taranis News) et Alexis Kraland ont été interpellés, au mépris des règles de protection s’appliquant aux journalistes.

L’exécutif ne manquera pas de se féliciter de l’efficacité du déploiement policier, extrêmement important, et qui a contribué à concentrer les rassemblements sur une partie de la rive droite, à Bercy puis à République. À 15 heures, la préfecture de police a annoncé avoir effectué 14 044 « contrôles préventifs » et procédé à 137 interpellations, principalement pour « port de matériel offensif ». Cent dix personnes étaient placées en garde à vue à la mi-journée, selon le parquet de Paris.

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Les gilets jaunes qui souhaitaient se rassembler à Paris ont en effet découvert dès 8 heures du matin une ville très largement bouclée – des contrôles routiers autour de la capitale étaient même déjà actifs le soir précédent. Dès le début de la matinée, une dizaine de stations de métro étaient fermées, et six lignes de métro étaient coupées en partie. La ligne 1, qui traverse la capitale d’est en ouest, était coupée sur plus de la moitié de sa longueur, entre Châtelet et la Défense, empêchant de fait un accès facile aux Champs-Élysées.

Aux abords de l’avenue qui a été tant de fois le lieu d’affrontements lors des samedis de manifestation, le dispositif était cette fois pensé pour empêcher tout rassemblement d’envergure : contrôles très réguliers des passants et des voitures, blindés, centaines de gendarmes et de policiers…

Le même type de mesures a empêché la plupart des autres rassemblements prévus. Un parcours avait été officiellement déposé par un groupe de gilets jaunes regroupés autour de Sophie Tissier, allant de l’esplanade de la basilique de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) jusqu’aux abords de la cathédrale Notre-Dame. Vendredi soir, un autre mot d’ordre avait circulé de page Facebook en boucle Telegram : trois départs de manifestations « sauvages » étaient prévus peu après 10 heures, notamment devant la gare du Nord et sur la place du Châtelet, pour un rendez-vous commun sur la place de la Madeleine aux environs de midi.

Aucun de ces rendez-vous ne sera finalement honoré. À 10 h 20 gare du Nord, quelques centaines de personnes démarrent bien un petit cortège au son de l’entêtant « Emmanuel Macron, ô tête de con, on vient te chercher chez toi ! », mais elles sont très vite stoppées par les forces de l’ordre. Quelques grenades lacrymogènes sont tirées, les gilets jaunes sont serrés de près, puis bloqués. Ils seront priés fermement de se disperser.

Vers 10 h 30 à Châtelet, des dizaines de fourgons de police encadrent la place, et des contrôles sont systématiquement opérés sur les personnes ne ressemblant pas aux quelques touristes égarés encore présents. Un photographe de presse, casque accroché au sac, conseille deux d’entre elles sur la meilleure façon de traverser Paris, « en taxi, puis en métro, là, ça devrait passer… enfin s’ils ne sont pas trop idiots ».

La convergence prévue à Madeleine vers midi ne sera pas plus couronnée de succès. Sur place, le contrôle policier est peut-être jamais vu. Peu avant midi, des dizaines de policiers en duo sur des motos sont stationnés autour de la place, ainsi que des fourgons. Mais tous finissent par partir, vraisemblablement vers Bercy où se trouve le gros des troupes.

C’est à quelques pas du ministère de l’économie que la plupart des manifestants se rassemblent. L’appel à se retrouver dans ce quartier un peu excentré de l’est parisien avait été lancé depuis plusieurs jours par un petit groupe de gilets jaunes comprenant Priscillia Ludosky, qui conserve une place particulière dans le mouvement pour avoir été la première à lancer une pétition contre la hausse des prix du carburant, en octobre. La préfecture a laissé le rassemblement avoir lieu, et il a fini par attirer plusieurs milliers de personnes avant que le cortège ne s’élance, à 12 h 30, sur le parcours qui avait été annoncé, le long des quais de Seine jusqu’à Bastille puis vers République, en comptant quelques détours.

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En quelques heures, la place s’est remplie. La station de métro la desservant n’a pas été fermée, même si des policiers en civil y effectuent des fouilles régulières, confisquant masques de protection et lunettes, tout en riant et en se chambrant avec les gilets jaunes contrôlés. Au-dessus, sur le parvis et sur les marches entourant la salle de spectacle, l’ambiance ressemble à celle d’une kermesse géante, loin des confrontations tendues qui ont déjà lieu ailleurs avec les policiers ou les gendarmes.

« On n’entend pas les cris du peuple »

Le ciel est sans nuage, le soleil tape fort. Comme à l’accoutumée, des centaines de textes inscrits sur les gilets jaunes envoient des messages au gouvernement, avec comme nouveauté des critiques acérées adressées à Emmanuel Macron sur sa communication autour de l’incendie de Notre-Dame de Paris. « Dans cinq ans, tout est reconstruit. J’ai l’égo technique », cingle un message. Le rassemblement d’initiative citoyenne est toujours largement vanté. Des symboles royalistes ou l’ananas des fans de Dieudonné côtoient la figure de Che Guevara ou la croix de Lorraine.

Les manifestants sont venus de partout, et le clament via leurs gilets ou leurs pancartes : Saint-Avold, Roanne, Forbach, Le Havre… Mangeant leur sandwich sur les marches, Mimi et Mélanie, mère et fille, arrivent de Lorraine. De toutes les manifestations depuis le 17 novembre, elles viennent à Paris pour la deuxième fois, après le 16 mars. « C’est mon cadeau d’anniversaire, indique Mélanie, tout sourires. Ma mère m’a fait croire qu’on ne pourrait pas venir, et hier soir, elle m’a offert les billets de train. » « C’est les centaines de millions sortis en un instant pour la cathédrale qui m’ont motivée pour venir, explique Mimi. La Terre va mourir, on nous explique qu’il n’y a pas d’argent, et en fait, on peut en sortir autant pour un monument ? Ça ne va pas. »

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Cet argument revient fréquemment dans la bouche des gilets jaunes rencontrés. « Nous sommes toutes des cathédrales », clament les pancartes d’une poignée de femmes sexagénaires. « La pierre a plus de valeur que l’homme », enrage une autre. Certains n’hésitent pas à aller plus loin, ne se faisant pas prier pour exposer leurs doutes sur la réalité de l’incendie accidentel. « Ça semble trop beau, ça tombe trop bien pour Macron qui peut utiliser tout ça pour son compte et nous oublier, assure ainsi une femme venue de l’est de la France, approuvée par ses voisins. On n’entend pas les cris du peuple, et tout à coup, on sort des millions pour de la pierre. »

Mimi et Mélanie, elles, pensent que « le mouvement ne mourra jamais ». Retraitée de la Sécurité sociale et vendeuse dans une chaîne d’ameublement, elles attendent, au fond, une seule chose pour s’estimer victorieuses : « Que Macron dégage. » Par ailleurs, elles appellent à « augmenter le niveau des retraites, et toute la grille des salaires, pas seulement le Smic ».

Au fond, souligne Isabelle, venue en train de l’Oise avec Brigitte, André et une cinquantaine d’autres personnes, toutes rencontrées sur les ronds-points, « on est toujours là pour la même chose, depuis cinq mois ». À savoir « la fin des privilèges de ceux d’en haut, la justice fiscale et sociale et le pouvoir d’achat ». « Et aussi pour qu’on arrête de nous prendre pour des cons, marquez-le », lance Brigitte, figure locale, en invalidité et pour la première fois à Paris malgré ses soucis physiques : « Je ne pouvais pas être gilet jaune sans être venue manifester ici, au moins une fois. »

Gérard et Chantal sont retraités, lui a travaillé longtemps au ministère de la défense. Ils arrivent de Laon (Aisne), avec Régis, qui vient de partir à la retraite après 43 ans dans la banque et Valentin, son fils qui poursuit des études d’éducateur spécialisé en Belgique. Ils participent aux mobilisations depuis le départ, sur les ronds-points, dans les manifestations locales, et à Paris pour la troisième fois. « Nous sommes dans le mouvement pour le pouvoir d’achat, indique l’étudiant. Quand les gens travaillent, il faut qu’ils touchent un revenu du niveau de leur diplôme et de leurs heures de travail. Même chose pour les retraites. Et on se bat aussi pour ne pas perdre ces droits dans le futur. »

Gérard a calculé : avant même que le gouvernement n’augmente la CSG qu’il doit payer sur sa pension, il avait perdu en vingt ans « 186 euros par mois » sur sa retraite, soit environ 10 %. « Vous n’allez pas me dire que c’est normal alors que tout augmente chaque année !, s’indigne-t-il. La richesse existe en France, c’est sa répartition qui pose problème. » Il rêve que la France « redémarre à zéro, après la démission de Macron et de son gouvernement, et le passage à la VIe République ».

Sur place, Jérôme Rodrigues, célèbre depuis qu’il a été touché à l’œil par un tir de lanceur de balles de défense, fait le show aux côtés de Mike Rambo, qui assure une populaire « quotidienne » vidéo tous les soirs sur Facebook. Sur une petite hauteur surplombant de nombreux admirateurs, les deux hommes filment pour des directs sur Facebook, haranguent la foule et l’invitent à reprendre en chœur les slogans du mouvement.

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Victoire, doctorante en socio-anthropologie, distribue de son côté des exemplaires de « Plein le dos », une collection de photos tirées des pages internet du même nom,recensant les messages inscrits à l’arrière des gilets jaunes, « issues d’une galerie de plus de 4 000 photos triées par acte et par ville », envoyées par des photographes et des gilets jaunes depuis toute la France.

Rassemblées en une petite revue – imprimée sur papier jaune –, ces images s’arrachent dans les manifestations. « Nous les distribuons contre un don de 20 centimes minimum. Dans les deux précédentes manifestations, nous avons couvert tous les frais de fabrication, et aujourd’hui nous en sommes déjà à 1 000 euros de gains, alors nous distribuons largement nos exemplaires », explique la jeune femme. L’argent récolté sert à alimenter des fonds pour les blessés du mouvement social.

Lorsque la manifestation quitte Bercy, à 12 h 30, l’ambiance est bon enfant, et elle le restera pendant plus d’une heure. Les milliers de personnes longent la Seine sur les quais dans la bonne humeur, s’attirant coups de klaxon bienveillants et pouces levés des automobilistes les croisant. Lorsqu’ils s’engouffrent dans les tunnels de circulation, les images sont étonnantes. Un homme cagoulé s’attaque à quelques panneaux publicitaires à coups de pied, mais quand il s’acharne sur la vitrine d’un Crédit agricole, il est hué par la foule.

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Le cortège bifurque et s’engage vers Bastille, toujours aussi tranquille. Quelques barrières, ainsi que des scooters et des trottinettes en libre service sont brûlées, mais les grandes dalles laissées à disposition par le chantier de la place de la Bastille ne sont pas touchées par les manifestants. « Moi je voulais me taper de la manif sauvage, j’avais tout prévu, j’avais le bon matos », regrette à haute voix un jeune homme.

Ses vœux sont finalement entendus après 13 h 30, quand le défilé s’engage sur une partie étroite du boulevard Richard-Lenoir. La tension monte d’un coup, un black bloc se forme en tête et commence à affronter les forces de sécurité qui encadrent la manifestation sur cette partie du trajet. Les jets de bouteille et de lacrymo se succèdent, les incendies de barrière et de scooter s’enchaînent – « On va au Casino acheter de l’alcool à brûler ? », suggère un manifestant tout de noir vêtu, avant d’entrer dans la supérette. Le défilé annoncé doit passer par la rue Oberkampf et les policiers tentent de forcer les manifestants à le suivre. Puis ils semblent changer de stratégie, en les dispersant dans les petites rues et boulevards alentour. De fait, une partie des gilets jaunes n’atteindra jamais la place de la République.

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Pendant plus d’une heure, le défilé est bloqué sur le boulevard, empêché d’atteindre la place, et la tension monte encore. À 15 h 15, finalement, le cordon policier cède. Une drôle d’ambiance s’installe sur la place, au rythme des interventions musclées des forces de sécurité et des lancers de projectiles, mais aussi des chants et des déambulations de manifestants qui ne prennent pas part à ces heurts. Des manifestants habillés de noir parviennent à pénétrer dans l’imposant Go Sport qui borde la place. Les vêtements et autres accessoires de sport sont envoyés dans la foule sous les acclamations et les « Révolution ! » qui fusent.

Jusqu’en début de soirée, les charges policières alternent avec les charges de gilets jaunes. De fait, aucun des deux ne semble prendre le dessus. Au fur et à mesure, les tirs de LBD (lanceurs de balle de défense) se font plus présents. Mais les manifestants tiennent bon, scandant des « Tout le monde déteste la police » ou bien « Suicidez-vous »à l’attention des forces de l’ordre.

Vers 18 heures, la place était encore pleine de manifestants fatigués, que la police ne laissait partir qu’au compte-gouttes par deux entrées de métro encore ouvertes. Dans les sous-sols, des contrôles étaient encore en cours. Dehors, un gilet jaune avec un mégaphone donne rendez-vous le 1er mai, une manifestation qui s’annonce tendue dans la capitale.

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