L’Assemblée des Gilets jaunes de Belleville: À d’autres!

L’Assemblée des « gilets jaunes » de Belleville revient, dans un texte collectif, sur ce qui fait la force du mouvement : sa capacité à représenter, en profondeur et dans la durée, au-delà de l’intérêt aléatoire que leur portent les médias, les conditions de vie réelles de personnes, que le gouvernement cherche à invisibiliser.

Fascistes, racistes, antisémites, homophobes, haineux, vermines, poujadistes, populistes, putschistes, complotistes, idiots, jojos, gueux… sans oublier le plus important : feignasses. Vraiment, vous avez l’embarras du choix, parmi toutes les bonnes raisons que les « élites » (car elles existent) tiennent libéralement à votre disposition, pour condamner les Gilets jaunes et pour vous condamner à l’impuissance par la même occasion.

De novembre à juin, on se sera servi d’un arsenal d’anathèmes finalement aussi accablants que monotones pour claquemurer ce qui s’est réveillé avec le mouvement des Gilets jaunes. Soyons clairs, comme les journalistes savent l’être quand ils ont un message à faire passer : nous étions fascistes, racistes et homophobes dès novembre ; nous étions d’extrême-droite, antisémites et manipulés en décembre ; puis toujours manipulés, mais aussi séditieux, haineux et putschistes (et homophobes, bis) fin décembre ; en janvier, les choses se précisaient : en plus d’antisémites donc, nous étions manipulés par l’extrême droite, infiltrés par l’ultragauche, idiots au point d’appeler au meurtre, encore et toujours homophobes ; antisémites, racistes, d’extrême-droite en février ; antisémites, homophobes, d’extrême-droite et décidément idiots en mars ; idiots utiles mais vermines quand même en avril ; de nouveau manipulés et d’extrême-droite en mai ; d’extrême-droite, c’est un scoop, en juin… Il est tout de même assez étonnant qu’ait échappé à la sagacité des observateurs que nous mangions nos enfants et que nous appelions à l’entière destruction du système solaire, et au chaos cosmique, pour faire bonne mesure.

Pour varier les plaisirs, la plupart des médias ont récemment adopté une tactique éprouvée : minimiser l’inqualifiable phénomène que représente d’ores et déjà la persistance du mouvement des Gilets jaunes, en occultant purement et simplement cette persistance qui détermine pourtant de part en part la période. En avril et en mai, il fallait faire le calme pour ramener les gens dans les bureaux de vote. Désormais, la plaisanterie a assez duré. Il est temps de reprendre une activité normale, puis de partir en vacances, pour celles et ceux qui peuvent se le permettre. On connaît la vieille ruse de l’information : ce dont on ne parle pas n’existe pas. Effet performatif. On parlera donc de moins en moins des Gilets jaunes. La menace est passée, d’ailleurs le mouvement se dégonfle.

On aurait dû le savoir, puisque le mouvement des Gilets jaunes est né asthmatique, essoufflé dès ses premiers pas. Huit mois qu’il braille et renverse les bibelots sur son passage, huit mois qu’on nous répète, qu’on nous assène sur tous les tons : le mouvement s’essouffle. Et puis il s’est essoufflé, n’est-ce pas. Inexorablement, il a continué de s’essouffler. Il n’en finit pas de s’essouffler d’ailleurs. Il s’essouffle encore et toujours. On pourrait même dire qu’il passe son temps à s’essouffler. Il s’essouffle à force d’enthousiasme. Aux dernières nouvelles, nous sommes à bout de souffle. Comme à Paris le 16 mars ou à Montpellier le 8 juin. Comme lors des Assemblées des Assemblées. C’est dingue ce que nous aimons l’essoufflement. Ça doit être l’effet pervers des gaz que nous respirons goulument. Mais bien sûr ce n’est pas à cause de la répression massive qui nous a touchés, nous, nos proches et nos semblables, incarcérés, blessés ou terrorisés, ni à cause de la calomnie qui l’a secondée avec ferveur, nous isolant dans une condamnation morale et une suspicion savamment entretenue : c’est bien parce qu’il était dans la nature de notre mouvement d’avoir le souffle court. Tout le démontre. Non ?

Les gouvernants et leurs journalistes le démontrent, il suffit de les écouter, eux qui se sont enfoncés dans le mensonge proclamé comme une vérité, un mensonge sans retour, et dans le déni halluciné d’une réalité incompatible avec le logiciel qui bourdonne sous leur crâne. Cela va même au-delà de l’arrogance et du mépris ; c’est l’inquiétante tentative d’un gouvernement aux abois d’imposer un discours faux sur le réel, d’instaurer un délire autoréalisateur et glaçant en lieu et place de tout langage humain. Cette chose curieuse qu’on appelle « l’information » s’est mise à croire à l’effet de ses propres annonces. Vous le savez bien. Si l’on réprime les manifestants, c’est pour défendre le droit de manifester, tout comme on organise des « grands débats » pour clarifier le débat des rues, et qu’on ferme des hôpitaux pour défendre plus efficacement l’avenir de l’hôpital. Cela va sans dire.

Ainsi donc, les Gilets jaunes ne seraient plus d’actualité. Et ça tombe plutôt bien en définitive, car nous n’en avons rien à carrer de rentrer même inconfortablement dans un quelconque agenda politicien, ni d’être « à la mode » (sauf peut-être pour les enfants, vos enfants aussi, dans les cours de récréation, qui ne jouent plus aux cowboys et aux indiens mais aux flics et aux Gilets jaunes, avec comme par hasard une nette préférence pour ces derniers). Nous sommes prêts à céder la place dans « l’actualité » à celles et ceux qui y tiennent tellement, qui la fabriquent de toutes pièces, pour nous occuper du réel qui les menace constamment.

Nous sommes cette constance. Nous sommes la profondeur du réel.

Les Gilets jaunes incarnent l’unité fabuleusement foutraque d’une critique véloce, d’une critique vorace, non sectorielle, non parcellaire, une critique instinctive et réfléchie fondée sur le refus de la vie misérable, avec ou sans travail, mais toujours encombrée de marchandises et de distractions. Ça s’est entendu dans les rues de Paris, un samedi il n’y pas si longtemps, quand un chant cinglant s’imposa à toutes et à tous : « Travaille, consomme, et ferme ta gueule ! ». La voilà, votre actualité.

Notre inactualité à nous s’ancre plutôt dans la réalité de ce que nous nous sommes mis à partager depuis novembre. Sur les ronds-points. Dans les cortèges. Au cours des assemblées. Pendant que les caméras et que les drones nous surveillent. Dès que l’occasion se présente ou que nous la provoquons, qu’il s’agisse de bloquer ou de dévaler, d’un barrage, d’une occupation ou d’une course poursuite, en multipliant les modes d’action, en expérimentant. Car contrairement à l’ordre obsédé par l’étalage de ses forces démesurées et stériles, nous savons improviser. Nous ne savons pas ce que nous faisons, et nous savons très bien ce que nous faisons. Avec nos voix, nos corps et nos têtes, même amputés. Quelle rage, mais quel bonheur aussi, de s’attaquer à ce qui nous nuit. De s’éprouver, de se découvrir, un et multiple, avec tout ce que nous avons en commun et en différences, solidaires.

Et partout nous parlons. Dès que l’occasion se présente ou que nous la provoquons. Une forme de parole qui ne s’était pas entendue depuis longtemps, une parole directe et qui s’assume, dans son prosaïsme et dans sa poésie, fondée dans l’expérience individuelle et prenant place dans une expérience collective. Une parole qui affirme une subjectivité nouvelle, faite de sincérité désarmante, d’écoute débordante de l’autre et de bienveillance déniaisée, même dans la dispute qui nous est chère, car oui, nous sommes vivants, nous sommes mutants, nous sommes désordonnés et nous sommes ordonnés à la fois, nous ne cessons de nous transformer. Et rien de ce que le pouvoir trouvera à dire, à baragouiner, avec ses petites combines et ses coups tordus qui sont la spécialité des bureaucraties partidaires, syndicales et médiatiques, ne nous coupera plus la parole. Le virus se propage.

Cette forme de parole libératrice et organisatrice, que nous n’avons pas inventée mais que nous faisons surgir, pénètre peu à peu toute la société. Une attitude Gilet jaune se généralise dans tous les milieux, chez les dockers, chez les infirmiers ou chez les professeurs, dans la radicale remise en cause des hiérarchies machinales, de la morale qui les maintient, des règles iniques, des manipulations banalisées, des intérêts cachés. À d’autres ! Mais pas à nous, qui sommes qui nous sommes, qui sommes nous tous.

Alors assez de leur actualité, de leur monde fatigué et fatiguant. Avec les Gilets jaunes, tout le réel réclame voluptueusement ses droits.

L’Assemblée des Gilets jaunes de Belleville

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