- MEDIAPART
- 2 AOÛT 2019
- PAR PASCAL MAILLARD
- BLOG : POLARED – PETIT OBSERVATOIRE DES LIBERTÉS ACADÉMIQUES. RECHERCHE, ENSEIGNEMENT, DÉMOCRATIE
L’indignation et la colère citoyennes ont atteint leur acmé au cœur d’un second été calamiteux pour le président, son gouvernement et sa majorité. C’est-à-dire pour tout le pays, son image et ce qui lui reste de vie démocratique. Après avoir évité de justesse que De Rugy, après l’été Benalla, ne devienne le second feuilleton des incuries d’un pouvoir hors de contrôle dont les membres abusent des libertés et des avantages que leur procurent leurs fonctions, le voilà pris au piège d’une affaire infiniment plus grave : la mort dans la nuit du 21 au 22 juin d’un jeune homme de 24 ans qui participait à la Fête de la musique, Steve Maia Caniço, dont tout laisse à penser qu’il a été la victime d’un usage disproportionné et dangereux de la force publique.
L’indignation et la colère procèdent d’abord d’une émotion vraie, celle que traduit par exemple la vidéo d’un portrait de Steve, vue plus de 300 000 fois en quelques heures sur le compte twitter de Loopsider : une vie pleine de promesses a été enlevée par la responsabilité de l’État. Elles procèdent ensuite des fautes politiques d’un Premier ministre qui, en une conférence de presse ubuesque, a couvert et réduit au silence son propre ministre de l’Intérieur et a dévoilé et validé les conclusions d’un rapport mensonger et lacunaire de l’IGPN, quelques heures à peine après l’identification du corps de Steve. Ce qui constitue, de la part du chef du gouvernement, un manque de respect et une violence symbolique à l’endroit de la famille, des proches et des soutiens de la victime. L’indignation et la colère citoyennes procèdent enfin de la contradiction criante, devenue insupportable, entre une accumulation jamais vue de violences policières et le déni qui est systématiquement apporté par les autorités administratives et politiques à cette terrible vérité. Si pour certains, la mort de Steve est à juste titre une affaire d’État, c’est aussi, en définitive, toute la chaine administrative et politique de la répression policière et judiciaire des Gilets jaunes qui constitue une affaire d’État.
Les chiffres sont en effet accablants, effrayants. Ils sont connus, mais il faut les répéter. Du côté des armes employées, entre le 17 novembre 2018 et fin mai 2019 : 19 000 tirs de LBD 40, 5400 tirs de grenades de désencerclement (GMD), 1400 tirs de grenades GLI-F4. Des armes dites sublétales, mais dont on sait qu’elles peuvent être mortelles et dont il faut obtenir l’interdiction (voir ICI). Du côté des victimes, selon le recensement de David Dufresne : deux morts, 24 éborgnés, 5 mains arrachées, 315 blessures à la têtes. Fin mai, 2500 gilets jaunes avaient été blessés à des degrés divers et 560 signalements avaient été déposés à l’IGPN (chiffres du ministère de l’Intérieur). Une IGPN qui couvre dans ses rapports toutes les violences de la police, y compris les plus graves. A ce jour aucun policier n’a été suspendu, de l’aveu même de la directrice de l’IGPN. A ces chiffres jamais atteints en France dans des actions dites de « maintien de l’ordre », il faut ajouter ceux de la répression judiciaire, même si le ministère de la Justice ne communique que des données partielles et datées : du 17 novembre 2018 à fin mars 2019, 2000 condamnations de Gilets jaunes avaient été prononcées, dont 40% avec de la prison ferme (voir l’article de Jérôme Hourdeaux). 800 condamnations à de la prison ferme en 4 mois seulement : une projection vraisemblable permet d’estimer que 1500 condamnations à de la prison ferme pourraient être prononcées d’ici la fin de l’année. Il convient enfin de rappeler le caractère massif des arrestations préventives avant chaque manifestation – qui ont constitué des violations évidentes à la liberté de manifester – et toutes les condamnations pour délits d’intention, la justice de Belloubet-Macron étant devenue largement prédictive : des Gilets jaunes ont été arrêtés et parfois condamnés pour un acte qu’ils auraient pu commettre.
Mais derrière ces morts, derrière tous ces mutilés et estropiés dont la vie a été brisée, derrière tous les gilets jaunes emprisonnés, derrière toutes les victimes de la violence d’un état autoritaire et liberticide, que ce soit dans les banlieues, dans des manifestations et désormais lors de fêtes, il y a encore trois autres victimes, celles que je nomme présentement « les trois cadavres de la Macronie » : la vérité, la justice et la politique.
La vérité est le premier cadavre de la Macronie. Car la Macronie – et son idéologie : le macronisme -, c’est l’empire du mensonge, constitutivement, de ses fondations à ses ultimes exactions. Imposture de la promesse de renouvellement de la politique, discours de télévangéliste, faux libéralisme masquant des dérives autoritaires, illusionnisme du « en même temps » comme art du dépassement des contradictions (bravo pour Pétain, « en même temps » un grand soldat…), contre-vérités quotidiennes amplifiées par des médias devenus les relais serviles des mensonges d’État. Bref, un pouvoir qui a institué les fake news en coup d’état permanent. Or la Macronie, après dix lois de régressions sociales, après 9 mois de révolte citoyenne, après ses scandales et démissions en cascade, apparaît désormais pour ce qu’elle est : une puissance du faux, une scène où de très mauvais acteurs répèteraient une pièce de Brecht ou de Ionesco. Ubu Roi à l’Elysée, Benalla en liberté et De Rugy qui rugit de colère de ne pouvoir revenir dans son ministère. Cette puissance du faux excelle dans la communication qui se substitue, en tous domaines et toutes circonstances, au devoir d’information. Car, un gouvernement, faut-il le rappeler, a le devoir d’informer ses citoyens. Au lieu d’exercer ce devoir de vérité, « le gouvernement ment », selon une belle et forte paronomase inventée par un tagueur anonyme. Elle dit la coalescence du mensonge à ce gouvernement : le mensonge est en lui comme le mot est contenu dans l’autre mot.
Cette marque de fabrique du macronisme, le mensonge, s’est illustrée exemplairement, pendant tout le mouvement des Gilets jaunes, par un déni ravageur : « Il n’y a pas de violence policière », a asséné Castaner. La directrice de l’IGPN, le 13 juin 2019, n’a pas dit autre chose : « Je réfute totalement le terme de violences policières ». Or, les analyses d’un simple citoyen ou d’un journaliste contiennent aujourd’hui plus de vérité que l’expertise d’un service d’inspection de l’Etat, alors même que ce dernier est supposé disposer de moyens d’investigation et de sources infiniment plus précises et plus nombreuses. Ainsi, par exemple, les documents rassemblés par le journaliste Ismaël Halissat (voir ICI) permettent d’établir, dans l’affaire de Steve, contrairement aux allégations du rapport de l’IGPN et des autorités, que les policiers ont bien procédé à une charge « préparée », laquelle a durée 20 minutes. En Macronie les hommes politiques et des administrations de l’État bâtissent leur pouvoir sur le cadavre de la vérité. Mais ce n’est pas tout.
La justice est le second cadavre de la Macronie. Les amis et soutiens de Steve, après avoir appris son décès, ont posé la bonne question : « Où est la justice ? ». A la demande inaugurale des Gilets jaunes – plus de justice fiscale – le pouvoir a répondu par l’injustice de la répression policière et judiciaire. Au point que les violences et les condamnations ont été immédiatement perçues comme l’exercice d’une police politique et d’une justice d’exception. Il conviendrait que le petit monde de la Macronie réfléchisse à ceci : l’usage de la force sans la justice prend toujours aux yeux du peuple l’apparence de la tyrannie. Cette apparence est en passe de devenir une réalité. La justice est l’une des conditions de l’égalité, soit qu’elle la produit, soit qu’elle la respecte. La Macronie, ni ne la produit, ni ne la respecte. On ne fera pas ici la liste des lois qui affaiblissent l’égalité fiscale et sociale, ou l’égalité des droits. Quand des citoyens font l’épreuve d’une justice qui n’est plus garante de l’égalité des droits et des libertés, il ne leur reste plus que la rue comme terrain de lutte pour reconquérir leurs libertés. Souvenons-nous de la phrase de Montesquieu : « Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice ».
Il y a enfin un troisième cadavre dans les tiroirs de la Macronie. C’est la politique. Avec l’appui qu’apportent au gouvernement les députés LREM, majoritaires à l’Assemblée nationale, ce cadavre devient celui de la République. Macron, son gouvernement et sa majorité avilissent quotidiennement la politique. Jamais la parole politique n’a fait l’objet d’un tel discrédit populaire. Cette faute est infiniment plus grave que celle de ceux qui taguent où salissent les permanences politiques de quelques députés LREM. Lesquels s’indignent plus de cela que de ce qui explique de telles actions : le rejet de la politique gouvernementale. Et s’il y a des députés LREM qui ont encore une once d’éthique, de courage ou de conscience politique, il leur revient de tirer les conséquences de leur collaboration avec un pouvoir devenu inique : démissionner de leur groupe parlementaire, comme certains l’ont déjà fait. Mais la Macronie est servile. Elle marche au pas, en rang serrés. Quand elle ne veut pas voter une loi inique, elle s’abstient. C’est là sa vérité : l’abstention, l’entre-deux, le « en même temps », comme seules formes de « courage » politique. Une défaite de la pensée, une défaite de l’éthique, la mort du politique.
Mais si ce pouvoir est mortifère, pour des hommes et des femmes, pour la vérité, la justice et la politique, mais aussi pour la liberté, l’égalité et la fraternité, il ne peut ignorer qu’il est aussi mortel. Il peut, lui aussi, disparaître. Par la volonté populaire. Par la colère, la révolte, l’insurrection des consciences qu’il alimente, ou encore la révolution qu’il provoquera. Alors, d’agent de la mort il deviendra sujet de la mort. La Macronie porte en elle sa propre fin.
Aujourd’hui, le pouvoir de la Macronie, dans toutes ses composantes, est pris au piège de son déni politique, administratif et institutionnel : chaque nouveau mensonge, chaque rapport d’inspection, paru ou à paraître, renforce mécaniquement la valeur de vérité des milliers d’images, de vidéos et de témoignages qui constituent depuis 9 mois, aux yeux de toutes et tous, les preuves accablantes des violences policières. Quand ce qui est donné à voir à chacune et chacun comme une évidence est systématiquement nié par des responsables politiques et par les représentants du peuple, ceux-ci deviennent aux yeux du peuple des irresponsables et cessent de les représenter. Discrédités, ils sont devenus les premiers agents de la destruction de leur crédibilité, tout comme l’État est devenu, par leurs fautes, par leurs lois, par leur communication mensongère, le premier agent de l’affaiblissement de l’État.
Comment ce pouvoir peut-il dès lors se sauver de lui-même ? Une perspective optimiste et raisonnable serait de considérer que le gouvernement ne retrouvera un semblant de crédibilité que par des mesures élémentaires : a minima les démissions de Castaner et de la directrice de l’IGPN, unis dans la même incompétence et le même déni calamiteux (« Il n’y a pas de violences policières »), celle du Préfet de Loire Atlantique, Claude d’Harcourt, dont la responsabilité, directement engagée, s’est doublée d’un mépris sans borne, et des sanctions disciplinaires à l’encontre de la hiérarchie policière concernée et des policiers qui n’auraient pas respecté les règles de déontologie ou auraient fait un usage disproportionné de la force.
Mais ces mesures ne suffiront pas. L’urgence est à la révision complète de la doctrine du « maintien de l’ordre à la française », à la dissolution de l’IGPN, à la création d’une instance de contrôle et d’inspection totalement indépendante des corps concernés (police et gendarmerie) et à la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire qui porte non seulement sur l’affaire Steve, mais plus globalement sur l’ensemble des violences policière commises depuis le début du mouvement des Gilets jaunes ainsi que sur le traitement judiciaire infligé aux manifestants. Par ailleurs, vu la gravité des entorses aux droits humains et aux libertés fondamentales, la mise en place d’un tribunal populaire ou de l’équivalent d’un Tribunal Russel se justifierait pleinement. Pour le reste, ce n’est déjà plus la Macronie ordinaire et mortifère qui décidera de l’avenir de notre pays. Mais la rue qui rue, quand le gouvernement ment.
Pascal Maillard
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