Le Président – Sortie le 1 Mars 1961
Directeur : Henri Verneuil Avec Jean Gabin, Bernard Blier, Renée Faure Agé de 73 ans, l’ex président français Emile Beaufort joue toujours un rôle central dans la vie politique du pays. La rédaction de ses mémoires lui permet de revenir sur son parcours et d’évoquer ses relations avec Philippe Chamalont, sur le point de devenir président du conseil.
Décryptage:
« Le Président », un film patachronique ?
- 28 MAI 2017
- PAR JEAN-PAUL RICHIER
- BLOG : POUR UN MONDE UN PEU MOINS PIRE
Le Président, sorti début mars 1961, est un film d’Henri Verneuil, avec des dialogues de Michel Audiard, et Jean Gabin dans le rôle principal.
Il est tiré du roman homonyme de Georges Simenon publié en 1958.
Le personnage principal est un vieux président du Conseil, retiré de la vie politique, vivant dans sa résidence provinciale.Le film comprend deux types de scènes : les scènes de la vie quotidienne, et les flash-back.
. Les scènes de la vie quotidienne sont communes au livre et au film. Mais le livre est plus mélancolique, et sa fin est plus sombre.
. Les flash-back, notamment les fameuses scènes de l’hémicycle, ont été rajoutés au scénario du film, avec donc des dialogues concoctés par Michel Audiard.
Le scénario est basé sur l’antagonisme de deux personnages, Émile Beaufort (Jean Gabin), ex-président du Conseil, et Philippe Chalamont (Bernard Blier), qui fut son directeur de cabinet une vingtaine d’années plus tôt, puis son adversaire politique quelques années plus tard.
Le premier est présenté comme un homme de gauche intègre et imprégné de l’intérêt des Français, le second comme un talentueux combinard passé à droite, sans réelles convictions, attiré par l’argent et le pouvoir.
Ce film est très atypique : le cinéma français est peu porté sur la politique-fiction, et surtout ni Verneuil, ni Audiard, ni Gabin ne se sont illustrés dans quelque autre film politique.
Bien sûr, ni Simenon, ni Audiard, n’avaient beaucoup de sympathie pour la politique politicienne. D’où l’inépuisable étiquette « populiste » qui pourrait être attribuée à ce film.
Voilà ce que je vous propose :
1 – Je vous mets des extraits vidéo, que les paresseux peuvent se contenter de regarder.
2 – Pour les curieux qui ont un peu de temps, je mets ensuite mes commentaires. On pourra y constater que les scénaristes, quelque « populistes » qu’on puisse les étiqueter, avaient quand même deux ou trois notions d’histoire.
Quelle est l’inspiration de ce film ?
Elle n’est pas à rechercher dans le contexte de l’époque, non plus que celle du livre
Le bouquin de Simenon a été terminé en octobre 1957.
. La IVe République vivait sa dernière législature.
. En Algérie, l’année 1957 voyait se dérouler la bataille d’Alger.
. Le traité de Rome était signé en mars 1957, qui allait ajouter début 1958 la CEE (Communauté économique européenne) à la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier).
Le film a été tourné en 1960.
. La crise algérienne de mai 1958 avait porté de Gaulle au pouvoir, qui avait la même année mis un terme à la IVème République et mis en place la Vème République (Constitution approuvée par référendum, élections législatives, élections présidentielles par un collège électoral).
. La question algérienne continuait à générer de vives tensions, en Algérie comme en France, tant côté partisans de l’Algérie française que côté partisans de l’indépendance.
Il est admis que le président en retraite de Simenon a été inspiré par Clémenceau.
Est-ce le cas du président Émile Beaufort, incarné par Gabin, dans le film ? Peu de choses évoquent Clémenceau, en dehors du caractère affirmé, du verbe tranchant, et de la passion de l’État. D’ailleurs Beaufort retiré dans sa résidence fait allusion à Clémenceau, et a un portrait de lui au mur.
On pourrait être tenté de voir, dans ce film où un président du Conseil intègre s’oppose à un Parlement vendu, un hommage au présidentialisme éclairé de la Vème République gaullienne contre le parlementarisme foutraque de la IVème République. Peut-être le retour de de Gaulle sur la scène politique, entre le livre et le film, a-t-il contribué à donner à ce dernier un éclairage plus positif. Mais pour autant, le film reste axé sur un ex-président du Conseil retiré de la vie publique.
En fait, il faut croire Verneuil quand, interrogé lors du tournage, il insistait « notre « président » n’a jamais existé », « c’est une œuvre d’imagination, uniquement d’imagination », « il n’y a aucune reconstitution », « c‘est un personnage fabriqué ».
Cependant, les références historiques sont innombrables. Mais, pourrait-on dire, dyschroniques ou parachroniques (sans aller jusqu’à patachroniques) : les références temporelles sont téléscopées, congédiées, ou éparpillées.
Rappelons d’abord que les régimes de la IIIème (de 1870 – surtout 1875 avec les lois constitutionnelles – à 1940) et de la IVe République (de 1946 à 1958) étaient des régimes parlementaires.
Le président de la République était élu par la réunion des deux chambres (« Assemblée nationale » sous la IIIème, réunissant la Chambre des députés et le Sénat, puis « Parlement » sous la IVème, réunissant l’Assemblée nationale et le Conseil de la République).
Le rôle du président de la République était essentiellement représentatif, mais il proposait le président du Conseil, véritable chef de l’exécutif (comme le Premier Ministre britannique), qui devait être investi par les deux chambres.
Les scènes de Beaufort dans sa retraite à 73 ans
Les scènes relatives à la vie de l’ex-président en retraite apparaissent comme contemporaines du tournage : les automobiles, les mobylettes, et les présentateurs télé (Darget et Zitrone) sont de l’époque (1960).
Cependant, nous sommes toujours sous la IVe République, et en pleine crise gouvernementale.
C’est ainsi que Beaufort entend à la TSF : « on parle beaucoup d’une personnalité qui n’a pas encore été au pouvoir et qui pourrait constituer un cabinet d’union réunissant une majorité sur un programme minimum »
Il s’agit de Philippe Chalamont, qui a été il y a une vingtaine d’années son directeur de cabinet, et à qui Beaufort avait fait avouer qu’il avait commis un grave délit d’initié, en faisant savoir à son beau-père, banquier, qu’une dévaluation importante était imminente, permettant ainsi une spéculation responsable d’une perte de 3 milliards de francs pour la France.
Premier flash-back sur l’épisode de la dévaluation du franc.
Des recoupements dans la chronologie du film (des journalistes disent que Chalamont a 38 ans, et dans le second flash-back, Beaufort rappelle que celui-ci avait 10 ans lors de la bataille de Verdun) permettent de situer cet épisode en… 1944 ! Alors même que la vie politique et la vie mondaine suivent leur cours sans l’ombre d’un Allemand. D’ailleurs à aucun moment du film il n’est question de la IIème Guerre Mondiale : elle n’y existe pas. Pas plus d’ailleurs que la guerre d’Algérie.
Cet épisode fait-il cependant référence à une dévaluation plutôt qu’une autre ? Oui.
Lors du Conseil de cabinet, tenu à Matignon, où la dévaluation est décidée, le ministre des Finances (joué par Henri Crémieux) rappelle que « la plupart des grands pays du monde, l’Angleterre, l’Amérique, le Japon, la Suède, l’Autriche, ont dévalué leur monnaie ».
Ceci ne peut que renvoyer à la Grande Dépression qui suivit le krach de 1929. La Grande-Bretagne dévalua en 1931, suivie par de nombreux autres pays car les échanges internationaux étaient volontiers libellés dans la monnaie de l’Empire britannique. Les États-Unis dévaluèrent en 1933. La France crut pouvoir garder son franc tel quel, pour finalement se résoudre elle aussi à le dévaluer (25 % à 35 % selon les sources) en octobre 1936. Le Front Populaire (regroupant PCF, SFIO, et Parti radical) avait accédé au pouvoir en juin, et c’était le socialiste Léon Blum qui était alors président du Conseil.
Cette référence aux années 1930 est confirmée dans une séquence où Beaufort, dictant ses mémoires, aborde le chapitre de la dévaluation par ces mots : « Au lendemain des émeutes, et après la dissolution des ligues fascistes,[…] »
– les émeutes font référence à la fameuse manifestation de l’extrême-droite le 6 février 1934, dans le sillage de l’affaire politico-économique dite Stavinsky, manifestation qui dégénéra en émeutes faisant une quinzaine de morts et autour d’un millier de blessés ; ce sont d’ailleurs ces émeutes qui conduisirent la SFIO et le PCF, frères ennemis depuis le congrès de Tours en 1920, à s’allier pour faire barrage aux extrêmes-droites ;
– la dissolution des ligues fascistes fut opérée de février à juin 1936, en s’appuyant sur la loi du 10 janvier ;
– puis, début octobre 1936, le gouvernement décida donc une dévaluation du franc pour contenir la crise économique.Le Front Populaire ne resta au pouvoir que durant une courte période, dont beaucoup de Français (moi le premier) aiment à garder un souvenir idéalisé, mais qui fut extrêmement rude et agitée.
Blum ne résistera pas à sa confrontation avec le Sénat, qui le conduira à démissionner de son premier mandat en juin 1937, puis, lors de son second mandat, qui le renversera au bout de quelques semaines en avril 1938.
Le destin de Beaufort dans le film est différent, puisqu’il précise en dictant ses mémoires avoir obtenu les pleins pouvoirs lors de la crise financière.
Cependant, Beaufort/Gabin partage sans doute avec Blum d’avoir été la cible de critiques tous azymuts.
Beaufort dicte à un moment à sa sécrétaire : « au cours de 40 années de vie politique, j’ai eu le privilère d’avoir été traité de despote oriental par les socialistes, de voyou moscoutaire par l’Action Française, de valet de Wall Street par les syndicalistes, et de faux-monnayeur par la haute banque. Voilà pour mes adversaires. »
Certes, si Blum était dans le monde politique depuis le début du siècle, il n’avait connu les sphères du pouvoir que deux années, de 1936 à 1938. Mais, si les socialistes et les syndicalistes n’étaient pas ses adversaires, il fut étrillé par la frange modérée de la SFIO réticente à l’alliance avec le PCF stalinophile, par l’Action française et autres ligues, ça va de soi, par le PCF et la CGT qui le jugeaient trop mou, et par le monde de la finance pour ses mesures monétaires (sans parler des virulentes critiques que lui valurent la non intervention lors de la guerre civile espagnole, ou par son pacifisme face à la montée de l’Allemagne nazie, ou à l’inverse, sa prise en compte de l’option belliciste à partir de 1938).
Second flash-back sur le débat à la Chambre des députés autour de l’Europe
Là aussi, les références chronologiques sont télescopées :
– Ce flash-back se situe quelques années après le premier. Chalamont est dans un autre groupe politique.
– Un journaliste (incarné par Jacques Monod) fait ses prédictions sur la base de 540 votants, ce qui est juste le nombre de députés élus à l’Assemblée lors des législatives de… 1958.
Mais par ailleurs :
– Le président du Conseil Beaufort/Gabin défend devant la Chambre des députés une union douanière européenne, dans le cadre d’un projet de fédération des États unis d’Europe.
– Son opposant Chalamont/Blier conclut son intervention par une référence explicite à la guerre de 14-18, et Beaufort/Gabin entame sa répartie en reprenant cette référence, manifestement souvenir encore brûlant.
– Chalamont, dans son intervention, accuse le projet de Beaufort de reprendre « les rêves de pacifisme périmé de Genève et de Locarno, autant de capitulations qui ont amené la France dans l’impasse où elle se trouve ». Ce sont des références :
. au protocole sur le règlement pacifique des différends internationaux adopté à Genève par l’AG de la SDN en octobre 1924,
. au pacte de Locarno en octobre 1925, accord entre États européens dont l’Allemagne, garantissant notamment le respect des frontières allemandes occidentales telles que définies par le traité de Versailles, et le recours à l’arbitrage de la SDN et non à la guerre en cas de conflit.
Bref, le personnage ciblé est clairement Aristide Briand, artisan du rapprochement avec l’Allemagne puis d’une union européenne au cours des années 1920.
Durant l’année 1921, Aristide Briand fut ministre des Affaires étrangères et président du Conseil; puis en 1924 il fut délégué de la France à la Société des Nations (SDN); puis, d’avril 1925 à janvier 1932, il fut à nouveau ministre des Affaires étrangères, et assuma en outre à deux reprises la fonction de Président du Conseil.D’abord partisan d’obliger l’Allemagne à payer les réparations de guerre, il évolua dès 1921 vers une politique de rapprochement, de concert avec son homologue britannique David Lloyd George, et s’ouvrit à un aménagement de la dette allemande.
Il se rapprocha en 1925 de son homologue allemand Gustav Stresemann, représenta la France aux accords de Locarno, et soutint la candidature de l’Allemagne à la SDN en 1926. Il obtint avec Stresemann le prix Nobel de la Paix fin 1926.
Aristide Briand oeuvra en faveur d’une union européenne dès 1925, et soutint le comité français d’études pour l’Union douanière européenne. En septembre 1929, devant la 10ème session de l’Assemblée de la SDN à Genève, il proposa une « fédération européenne » dont la compétence s’exercerait principalement en matière économique, sans porter atteinte ni à la souveraineté nationale, ni au rôle de la SDN. Gustav Stresemann soutint ce projet, mais décéda d’une attaque cérébrale un mois plus tard.
Les délégués des vingt-sept états européens chargèrent Aristide Briand de rédiger un mémorandum à ce sujet. Briand confia la tâche à son chef de cabinet et directeur des Affaires politiques et commerciales du quai d’Orsay, Alexis Léger, alias Saint-John Perse.
Le mémorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne fut adressé à la SDN en mai 1930. Une commission d’études fut créée le 23 septembre 1930.
Mais la Grande Dépression s’abattit sur l’Europe, réveillant les antagonismes et les nationalismes. Les années 30 allaient être des années de crises économiques, sociales, politiques et géopolitiques, qui aboutirent à ce que l’on sait.
Aristide Briand rendit l’âme à 69 ans en mars 1932. Il faudra attendre 1950 pour que l’idée d’une union européenne émerge à nouveau et prenne corps.
Deux autres points renvoient, vers la fin du film, sur Aristide Briand :
– l’anticléricalisme de Beaufort, qui fait entrer le curé du village dans sa bagnole en lui disant « Tenez, montez à côté de moi, je vous dépose au pays. Tout antisémite a son juif, tout anticlérical peut bien avoir son curé, pas vrai ? »
– la dernière phrase à l’adresse de sa secrétaire dans le film « Tenez, envoyez donc [la photo] où je suis au Gala des Petits Lits Blancs, avec le président Doumergue et les Dolly Sisters. »
Durant la présidence de Gaston Doumergue, les Dolly Sisters participèrent en février 1926 au Bal des Petits Lits Blancs, à l’opéra Garnier, alors qu’Aristide Briand était président du Conseil.
Pour conclure, on peut regretter que l’union européenne, dont l’idée vit donc le jour dès les années 1920 (fédérer les nations par l’économie, dans un objectif de paix et de bien-être), soit devenue cette usine à gaz ressemblant paradoxalement à celle qu’Émile Beaufort voulait éviter, l’ordolibéralisme en prime. Il faut que l’Union européenne dure, et pour cela, il faut la reviser. Avec si possible une France Insoumise plutôt qu’un Front National. Mais sans antigermanisme trop primaire 😉
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