- mediapart
- 14 OCT. 2019
- PAR EMILIE SSAY
- BLOG : LE BLOG DE EMILIE SSAY
Les pratiques utilisées par la CAF pour pousser ses allocataires vers la porte de sortie ont déjà fait l’effet de deux rapports du Défenseur des Droits, Jacques Toubon. Le dernier, datant de mars 2019 rappelait une nouvelle fois, que les bénéficiaires de prestations sociales, y compris ceux considérés comme fraudeurs, doivent conserver certains droits dont celui de vivre dans la dignité. Pourtant, les salariés : contrôleurs et techniciens de la CAF, loin des préoccupations humaines qui devraient dicter la ligne de conduite d’un organisme dit social, suppriment, suspendent, réclament : versements, économies, dons des parents, sans se soucier, non, sans se soucier guère, de ce fameux droit à la dignité.
Ces mesures, au delà de la précarité qui en découle, s’attaquent aux familles fragiles et monoparentales, alors que près d’un tiers de ces familles n’ont pas ressources suffisantes pour couvrir leurs dépenses et équilibrer leur budget (d’après l’observatoire des inégalités). La solidarité est en perte de vitesse. Désormais, les pauvres demandent la charité à des institutions toujours plus répressives.
En ciblant les citoyens les plus fragiles dont les mères célibataires, les allocataires du RSA et les personnes d’origine extra-européennes, les dérives dans les procédures de contrôle ont des conséquences directes sur la vie quotidienne et les finances des familles.
« C’est comme ça » explique à ce sujet un agent de la CAF de la Loire, « pendant le contrôle, la CAF suspend les aides » accélérant ainsi la précarisation de populations en grande difficulté. Ainsi la moindre économie, la plus petite aide familiale peut se retourner contre le bénéficiaire. C’est ce qui est arrivé à Marie, mère célibataire bénéficiaire du RSA « mes parents m’ont versé une aide de 3000 euros sur l’année, afin d’éviter les fins de mois trop difficiles, de quoi aussi acheter des vêtements pour mon enfant et prévoir d’éventuelles dépenses inattendues. De bonne foi, ils ont déclaré cette sommes aux impôts, et comme les deux organismes travaillent en lien, je viens d’apprendre que la CAF me réclame environ 1455 euros. Soit presque la moitié de l’argent que mes parents m’ont versé en 2017. »
Des mères célibataires présumées coupables
Alors qu’une famille monoparentale sur cinq est pauvre au seuil de 50%, ce qui représente 1,2 millions d’individus (dans 82% des cas, il s’agit de femmes avec enfants), le choix qui est proposé à cette mère célibataire est donc le suivant : rester pauvre en percevant les aides de la CAF ou rester pauvre en dépendant de l’aide de ses parents. « On me refuse le droit de sortir la tête de l’eau » poursuit-elle. Par ce processus, la CAF accroit sa dépendance financière envers un tiers en maintenant la suspicion de fraude.
Une autre pratique également problématique vise à surveiller la situation amoureuse de ces mères qui, lorsqu’elles s’installent à nouveau avec quelqu’un, voient leurs aides diminuer alors qu’elles ne souhaitent pas impliquer leur partenaire dans les dépenses liées aux enfants. « Le conseiller de la CAF m’a clairement fait comprendre que si mon partenaire tenait à nous, il devait assumer les dépenses liées à l’éducation de mon enfant. Il s’est permis de juger notre mode de vie et le choix de mon partenaire. Quant à ma perte d’autonomie financière, cela ne lui causait aucun problème de dire à une femme qu’elle allait dépendre financièrement de son copain pour acheter des couches à son enfant. » Selon les mots d’un conseiller CAF de la Loire « Si vous avez déclaré vivre en couple avec X depuis le début de l’année 2019, pour régulariser votre situation, vous devez fournir une liste de documents justifiants ses revenus pour l’année 2017 » soit deux ans avant que le couple ne se forme. Une aberration administrative.
La politique de la CAF est suspicieuse envers ses allocataires et l’ensemble de leurs proches. Présumés coupables alors que sur la moitié des allocataires contrôlés, moins de 1% sont des cas de fraude avérée. Présumés coupables alors que dans le même temps, une loi adoptée en juillet 2018 a consacré un « droit à l’erreur » pour les administrés, qui ne peuvent désormais plus être sanctionnés pour des erreurs déclaratives s’ils se sont trompés « de bonne foi ». Cette loi faisait suite à un premier rapport du Défenseur des Droits, dans lequel il appelait les pouvoirs publics à cesser d’assimiler « abusivement les erreurs commises à de la fraude » et conseillait de « distinguer clairement les erreurs, commises de bonne foi par les usagers à l’occasion notamment des déclarations qui conditionnement l’attribution des prestations, et les pratiques frauduleuses. »
Etat agentique des salariés
D’année en année, les conditions de travail des salariés de la CAF se dégradent alors que les salaires stagnent. Régulièrement, les agents se mobilisent partout en France contre la dégradation de leurs conditions de travail et la revalorisation de leurs salaires. Un grand nombre de leurs préoccupations rejoignent celles des autres travailleurs pourtant, la politique de la CAF est de plus en plus injuste et intrusive. A quand une grève pour une CAF plus humaine ?
A cette question, pas de réponse. Il semblerait même que l’individu, comme le soulignait Stanley Milgram, lorsqu’il obéit, délègue sa responsabilité à l’autorité et passe dans un état « agentique ». Il n’est plus autonome, il devient un « agent exécutif d’une volonté étrangère » et peut alors obéir aux ordres les plus condamnables. Ce mal court-circuiterait-il toute forme de revendication au sein de l’organisme ?
A cette autre question, pas de réponse non plus. Pourtant, presque un an après l’implosion sociale, la fragilisation des plus pauvres semble rester le fer de lance d’institutions en décalage avec la pluralité des situations familiales actuelles. Les allocataires de la CAF voient dans l’organisme anciennement porteur de toute une idéologie progressiste, un outils de contrôle et d’infantilisation sociale. « C’est comme ça. » concluait le conseiller de la Loire « C’est notre politique sociale ».
A cette dernière question : comment retrouver une vie stable dans ces conditions ?
La réponse semble très loin, vraiment très loin des préoccupations pécuniaires de l’organisme.
En réalité, le message implicite passé par la Caf est le suivant : vous êtes présumez coupables.
Dans le cadre de la mise en place d’un observatoire au sein du Haut Conseil au financement de la protection sociale, l’Agence centrale des organismes de Sécurité locale (Acoss) a rédigé une note confidentielle portant sur les données de 2018, estimant que la fraude aux cotisations sociales coûterait entre 7 et 9 milliards d’euros chaque année. Tandis qu’en matière d’évasion fiscale, les années passent et se ressemblent. Rien que pour l’année 2015, le détournement des recettes publiques était estimé à 118 milliards d’euros en France, selon un récent rapport d’ATTAC. Mais voilà, les plus vulnérables ont toujours été des proies faciles.
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