Un tournant : la réforme des retraites a été une déroute intellectuelle pour l’exécutif

par GODIN Romaric

Plein de certitudes, le gouvernement a pensé gagner facilement la bataille de l’opinion avec ses arguments. En réalité, la défaite sur le terrain des idées a été complète. Et pose le problème de l’avenir politique de la réforme.

À première vue, la messe est dite. Le mouvement social s’est fracassé sur l’intransigeance du gouvernement. Le projet de réforme des retraites sera sans doute adopté. Emmanuel Macron aura donc gagné son pari, celui de résister à la contestation pour imposer une des réformes les plus néolibérales que la France ait connues.

De son point de vue, c’est sans doute une victoire qui fait de lui l’égal de Margaret Thatcher. Il a mis la résistance française aux réformes à genoux. L’avenir radieux du néolibéralisme peut s’ouvrir. Comme le disait dans un entretien au Figaro le 22 janvier le double italien du président français, l’ancien président du Conseil Matteo Renzi, « les réformes sont comme le col du Tourmalet : il est très difficile d’aller au bout, mais celui qui réussit s’assure la victoire dans le futur ». Sauf que rien n’est aussi simple.

La remarque de Matteo Renzi ne manque d’ailleurs pas de piquant : celui qui a réformé le marché du travail italien en 2014 avec le « Jobs Act » a été chassé sans ménagement du pouvoir et, avec son petit parti Italia Viva, ne pèse guère plus de 4 % des intentions de vote. Ce destin guette-t-il le président français ?

On l’ignore, mais une chose est certaine : cette victoire a réellement le goût de la défaite. Car elle s’est accompagnée d’une déroute intellectuelle. À aucun moment le gouvernement n’a été capable d’imposer son récit, de rendre crédibles ses intentions et de légitimer par la raison son projet. La mobilisation des milieux intellectuels, notamment, mais pas seulement, du collectif d’économistes Nos retraites, et leur articulation avec le mouvement social ont fait reculer le gouvernement à chacune de ses offensives sur le terrain du débat d’idées.

L’opinion est demeurée hostile à la réforme, comme avant le mouvement, précisément parce qu’aucun des arguments mobilisés n’a été opérant. Le gouvernement n’a convaincu personne, bien au contraire.

Il y a d’abord eu l’argument classique, dans la rhétorique néolibérale, de la « faillite » du système de retraite qui justifierait l’urgence de la réforme. L’ancien ministre et député Mounir Mahjoubi a encore prétendu dimanche que « si l’on ne fait rien, il n’y a plus de retraite dans 15 ans ». Mais il suffit de regarder même superficiellement le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) pour en finir avec cette vision alarmiste.

Du reste, l’argument porte d’autant moins que les ressources mobilisables pour faire face à des déficits éventuels sont nombreuses, notamment les 132 milliards d’euros de réserve du système.

Surtout, l’argument est revenu sur le gouvernement comme un boomerang : on lui a présenté sa propre volonté d’affaiblir le système puisque, selon le COR, le déficit en 2030 n’est explicable que par la baisse de l’emploi public et que l’exécutif vient de refuser de compenser les exonérations de cotisations qu’il a lui-même décidées, faisant porter le poids de cette décision sur le déficit de la Sécurité sociale.

En définitive, le système des retraites français n’est pas en danger et son affaiblissement n’est dû qu’aux politiques promues par le gouvernement. Progressivement, l’argument, même s’il resurgit parfois, a été neutralisé.

La variante de cet argument était celle, de prétendu bon sens, selon laquelle « on doit travailler plus longtemps parce que l’on vit plus longtemps ». L’argument a été beaucoup utilisé pendant un temps, notamment par le président de la République lors de ses déplacements en région. On se souvient de cette leçon donnée à une vieille dame : « Vous vivez plus longtemps que vos parents et c’est une bonne nouvelle, mais… » Mais là non plus, l’argument n’a guère pris.

Car non seulement, comme on vient de le voir, il ne résiste pas à la réalité financière actuelle du système, mais aussi parce que l’argument de la durée de vie n’est plus opérant. Et puis, l’espérance de vie moyenne ne croît plus aussi vite qu’auparavant.

Surtout, cette moyenne cache de fortes inégalités entre classes sociales. Un cadre vit plus longtemps et en meilleure santé qu’un ouvrier. Placer tout le monde sous le même étalon de l’espérance de vie moyenne est fondamentalement injuste et revient à faire payer par ceux qui meurent plus tôt les pensions de ceux qui vivent plus longtemps. L’argument n’a donc guère été un succès.

Est venu ensuite un autre argument, classique, pour imposer ce type de réforme : celui de la lutte contre les statuts, conçus comme des rentes. A priori, c’était un des plus puissants puisqu’une partie de la population était effectivement favorable à la fin des « régimes spéciaux ».

Pendant tout le mois de décembre, le mot-clé de la communication gouvernementale était « universalité ». L’argument a été poussé fort loin par certains partisans de la réforme, comme l’économiste Nicolas Bouzou [1], qui y voyait une « réforme de gauche » parce qu’elle excluait les plus hauts salaires de la solidarité nationale et qu’elle se voulait plus « égalitaire » que le régime actuel.

Pourtant, là aussi, l’argument a fait long feu, pour plusieurs raisons. D’abord parce que cette « réforme de gauche » est surtout défendue hors de la gauche, ce qui est peut-être un hasard, mais demeure néanmoins étonnant, pour le moins. Ensuite, le mouvement social ne s’est pas limité à la défense des régimes spéciaux, dont l’extinction sera très progressive. La grève à la RATP et à la SNCF a été menée par des travailleurs non concernés par le nouveau système ; leur action ne pouvait donc se limiter à la défense de « privilèges ».

Au reste, on voit mal comment le gouvernement qui a redistribué, selon une simulation de l’Insee, 3,4 milliards d’euros à 340 000 ménages chaque année depuis 2018, pourrait soudainement se soucier d’égalité et de lutte contre les privilèges. De même, le discours gouvernemental sur l’universalité du régime a été d’emblée affaibli par le discours inverse tenu au moment des ordonnances sur le droit du travail qui défendaient des accords « au plus près des entreprises ».

Enfin, les nombreuses exceptions distribuées par le gouvernement au fil du mouvement pour le calmer, se protéger ou empêcher la contagion ont clairement rendu très théorique l’aspect universel du nouveau système.

En fait, très rapidement, la nature réelle de l’égalité et de l’universalité proposées est apparue très clairement : c’était un alignement par le bas, laissant par ailleurs la voie libre, pour les plus riches, à l’extension du système par capitalisation et ne corrigeant pas les inégalités actuelles, surtout en matière de pénibilité.

L’argument de la « meilleure prise en compte des carrières hachées » n’a pas pu être non plus réellement efficace, faute de preuves patentes. On ignore combien de personnes gagneraient concrètement en pension et en durée de travail par la prise en compte de l’ensemble de la carrière dès la première heure.

En revanche, on sait, comme le souligne dans cet entretien vidéo le sociologue Camille Peugny, que la règle des « 25 meilleures années » correspondaient bien à la période entre 30 et 55 ans où les salariés français sont « employables » sur le marché. Pour l’immense majorité, cette règle se traduira donc par une perte.

Très vite, donc, cet argument de la justice et de l’égalité s’est épuisé. Et la réforme « plus juste, plus simple » vantée par Édouard Philippe est devenue une antiphrase, un peu comme sous Charles X, la « loi de justice et d’amour » qui prévoyait la peine de mort pour les vols dans les églises…

Sur la question de la capitalisation, évidemment favorisée par le nouveau système, le gouvernement est demeuré en permanence sur la défensive, sans vraiment convaincre. Les révélations de Mediapart concernant le rôle du gestionnaire d’actifs BlackRock ont provoqué un concert d’indignation de la part de la majorité et de ses soutiens.

Bruno Le Maire s’est ainsi fait professeur de finances pour expliquer que BlackRock n’était pas un fonds de pension, mais un prestataire de services de ces fonds. D’autres ont prétendu que les gestionnaires d’actifs français en profiteraient davantage que leur concurrent étasunien et que, donc, on se trompait de cible. Moyennant quoi, on a ajouté dans les manifestations des banderoles contre Amundi, le gestionnaire d’actifs français.

En fait, ces contre-feux étaient bien maladroits pour cacher le fond du problème : celui d’une réforme qui entendait bien développer le régime par capitalisation, précisément parce que les prestations devront s’ajuster à l’impératif financier. Or, de ce point de vue, les arguments mobilisés sont faibles.

Comme l’a montré l’économiste Michael Zemmour, entre autres dans cette tribune [2], le nouveau système, puisqu’il doit assurer l’équilibre financier, ne pourra être à terme qu’un filet minimal de sécurité, qu’il faudra bien compléter par d’autres moyens, autrement dit par l’épargne.

Une autre économiste, Anne-Laure Delatte, a d’ailleurs rappelé, dans une chronique dans Libération, que le dispositif national et européen est prêt pour ce schéma [3]. Mais elle note aussi que les arguments sont peu convaincants : le lien entre épargne et financement de l’économie réelle est désormais faible et l’argument de la baisse des prix par la concurrence ne résiste pas à la réalité d’un secteur oligopolistique dont BlackRock est bien un des piliers.

Faute de mieux, certains, comme cet économiste, qui a publié une tribune dans Le Monde [4], ont sorti l’argument ultime : le système par répartition serait un enfant du régime de Vichy et frappé, ainsi, d’infamie. Dès lors, la capitalisation apparaîtrait comme un système authentiquement démocratique.

C’est évidemment risible. D’autant que, comme l’a souligné Vingtras sur son blog Mediapart [5], le système vichyste n’avait rien à voir avec celui du Conseil national de la Résistance, dont, au reste, le gouvernement se prétend l’héritier avec le régime universel (argument qui, lui aussi, ne résiste pas à l’analyse [6]).

Bref, on n’y comprend plus rien et c’est là la preuve de l’inanité de ces réponses de la majorité. Au point que même le Medef ne s’est pas montré convaincu par le gouvernement et a réclamé le maintien de la retraite par répartition pour les plus hauts salaires [7]

Le coup de grâce a sans doute été donné par le très violent avis du Conseil d’État, qui a remis en cause le sérieux du projet de loi et de l’étude d’impact. À la défaite dans le domaine des arguments s’est ajoutée la défaite dans le domaine de la compétence. Et ce ne sont pas les réactions pour le moins hésitantes qui pourront changer la donne.

Entre les bafouillages pleins d’imprécisions de la ministre du travail Muriel Pénicaud et la justification de la porte-parole du gouvernement Sibeth N’Diaye revendiquant « d’aller vite pour laisser la place au dialogue social », on perçoit bien une forme de panique et de débâcle intellectuelle.

Il est donc urgent de clore le débat et de détourner l’attention sur autre chose. Et c’est bien pour ce faire que la procédure accélérée a été choisie. C’est aussi pour cette raison que nombre de contre-feux ont été allumés : ici, on accuse les opposants à la réforme de « préparer l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen » [8], là, on demande aux Français « d’essayer la dictature » [9]

Sans compter la fameuse conférence de financement qui permet de ne pas parler du système à points et de parler de… Bref, il faut vite parler d’autre chose et clore le débat.

L’incapacité du gouvernement d’imposer son récit ne sera pas sans conséquence. Comment faire, concrètement, pour réaliser politiquement une réforme d’une telle ampleur sans avoir réussi à convaincre de son utilité, de sa justice et de sa pertinence ? Ce sera d’autant plus complexe que le vote du projet de loi n’est que le début de cette réforme, qui est un parcours d’obstacles techniques semés de diverses chausse-trapes dont le gouvernement est plus ou moins conscient.

Sans compter que, dans ces conditions, il lui sera bien difficile de faire accepter l’humiliation qu’il vient d’infliger à l’un des plus longs mouvements sociaux de notre histoire. Il semble avoir trouvé une solution à courte vue : fermer les yeux et accélérer. Plus que jamais, ce pouvoir s’enferme, seul, dans une prison intellectuelle où il se satisfait de ses propres certitudes. Mais la réalité, c’est que le néolibéralisme ne semble plus avoir le monopole des idées économiques et sociales. En cela, ce mouvement social est un tournant. Son existence en actes et en idées a peut-être été sa plus grande victoire.

Romaric Godin


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