IGPN : Plongée dans la fabrique de l’impunité

· 12 juin 

Pendant six mois, Médiapart et David Dufresne ont analysé 65 dossiers de l’IGPN. L’analyse globale met au jour des techniques récurrentes permettant à la police des polices de blanchir massivement les forces de l’ordre.

➡️ Identification laborieuse des policiers
➡️ Exploitation tardive des preuves
➡️ Salir la victime pour légitimer l’acte

1 – L’Omerta : « Les enquêteurs se contentent des déclarations des policiers sans aller plus loin. Il n’y a pas d’investigations complémentaires pour les vérifier » Ce fut le cas pour Mélanie, Gilet Jaune dont nous parlions ce matin qui s’est faite défoncer la tête par un CRS le 20 avril 2019. L’IGPN a entendu le matraqueur assermenté, mais pas Mélanie. Classement sans suite.

2 – Faire trainer en longueur : L’enquête sur la mort de Zineb Redouane est un cas d’école vu le temps qu’il a fallu pour identifier le tireur. Les CRS en plus de ne pas se désigner ont carrément refusé de donner les armes du crime à la justice. L’IGPN n’a pas bronché.
Ou alors ce sont les caméras de surveillance (dont les fichiers sont écrasés au bout de 28 jours) qui ne sont pas exploitées quand c’est en défaveur de la police.

3 – Justifier l’injustifiable : Une des techniques les plus rodées de la police quand elle a commis un crime sur une personne qui ne présentait pas de danger est de lui dresser le portrait d’un ennemi d’Etat qui serait une menace ambulante pour la société.

Enquête : https://www.mediapart.fr/journal/france/120620/igpn-plongee-dans-la-fabrique-de-l-impunite

Photo : Jérémie Rozier


IGPN: plongée dans la fabrique de l’impunité

MEDIAPART

Pendant six mois, nous avons épluché des milliers de pages et analysé un par un 65 dossiers de l’IGPN. L’analyse globale met au jour des techniques récurrentes permettant à la police des polices de blanchir massivement les forces de l’ordre.

Dans son dernier rapport annuel, l’inspection générale de la police nationale se défend fermement d’être « la police des polices », mission qui « reste dans l’imaginaire populaire ». Sa directrice fait même assaut de transparence : son « ambition première » n’est pas de contrôler mais de « valoriser l’institution et ses agents ».

Cet aveu, en bonne place (dans l’éditorial dudit rapport), est certainement le meilleur effort de sincérité auquel s’est livré l’IGPN depuis des années. Une institution qui n’hésite pas à légitimer, de la part des forces de l’ordre, « des ripostes plus nombreuses et plus fermes et donc des blessés » du fait « des violences exercées contre [elles] lors des manifestations ».

Attendre de cette instance un devoir d’impartialité serait donc vain. Et depuis plusieurs mois, au regard de certains dossiers emblématiques, l’idée s’est installée que la police des polices n’inspectait rien sinon les meilleurs moyens de préserver les forces de l’ordre.

Encore fallait-il démontrer cette impression, ou la démonter. C’est tout l’objet d’Allô IGPN, suite logique du travail entamé il y a 18 mois avec Allô Place Beauvau sur Twitter puis sur Mediapart, qui visait à recenser les abus policiers survenus dans le cadre du mouvement des gilets jaunes, et à interpeller le ministère de l’intérieur.

Brigitte Jullien, directrice de l'Inspection générale de la police nationale. © AFP.
Brigitte Jullien, directrice de l’Inspection générale de la police nationale. © AFP.

Pendant six mois, nous avons donc épluché des milliers de pages d’« enquêtes » pour tenter notamment de comprendre quel type de matériau et quelles conclusions étaient transmis aux procureurs.

Aux classements sans suite, nous avons voulu en donner une. Fût-elle seulement journalistique.

Allô IGPN est en ce sens la première plongée en profondeur jamais réalisée dans les arcanes de l’institution. À travers 65 enquêtes IGPN (et IGGN), dont toutes avaient fait l’objet d’un signalement d’Allô Place Beauvau, nous avons ainsi pu déceler des permanences dans les méthodes visant à blanchir les policiers, vu apparaître des constantes, des modes opératoires.

Nous proposons également un certain nombre de témoignages de victimes qui ont finalement refusé de porter l’affaire en justice. Leurs raisons sont éloquentes.

Mais ce n’est pas tout. Allô IGPN analyse également les rapports annuels émis par l’institution, pour y déceler une évidence : entre les indicateurs dont la méthodologie est modifiée d’une édition à l’autre, ceux qui sont créés au fil du temps et ceux qui disparaissent, tout semble concourir à nuire à une lecture claire de l’activité de cette institution publique.

Notre travail ne s’arrête pas là. À l’avenir, nous continuerons à signaler les interventions policières suspectes les plus symboliques dans les manifestations, mais aussi et c’est nouveau, hors manifestations, Allô IGPN permettra de savoir quelques mois plus tard comment la police des polices a traité ces cas de violences dans ses rangs. Mais d’ores et déjà, une typologie se dégage.

  • L’identification laborieuse des policiers auteurs de violences 

La non-identification de policiers à l’origine de violences est l’un des motifs fréquents des classements sans suite.

« L’IGPN ne se donne pas réellement les moyens d’identifier les policiers qui ont commis des violences ayant entraîné des blessures ou des mutilations », déplore l’avocate rouennaise Chloé Chalot, qui depuis l’évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes travaille sur les violences policières.

« Les enquêteurs se contentent des déclarations des policiers sans aller plus loin. Il n’y a pas d’investigations complémentaires pour les vérifier », poursuit-elle.

Chloé Chalot revient sur l’affaire de Sébastien M., blessé à la tête lors d’une manifestation de gilets jaunes, le 12 janvier 2019 à Paris par un tir de lanceur de balles de défense (LBD), lui occasionnant 30 jours d’interruption totale de travail.

À partir de vidéos de témoins, une brigade d’une vingtaine de policiers en civil est identifiée. Il s’agit des Détachements d’action rapide (les DAR renommés depuis les BRAV-M), des binômes à moto, résurgence des « voltigeurs » interdits depuis la mort de Malik Oussekine en 1986. Trois détenteurs de LBD sont identifiés. Auditionné par l’IGPN, le lieutenant commandant la brigade confirme les tirs, mais explique ne pas être en mesure « de donner le nombre de cartouches ».

Et pour cause, les fiches dites TSUA, qui permettent de suivre l’usage des armes avec l’heure, le lieu et l’auteur n’ont pas été rédigées « sur instruction de la hiérarchie », selon le lieutenant , car « il y avait trop de tirs et il était inutile de faire un écrit ».

On apprend que « les consignes initiales au début des manifestations des gilets jaunes étaient de ne pas rédiger » de fiches. « Les détenteurs de LBD donnaient le nombre de munitions tirées et l’officier faisait une synthèse. »

C’est ainsi que la non-traçabilité des tirs des policiers était organisée par la hiérarchie, ordres contraires au règlement. Les trois policiers porteurs de LBD ont, au cours de leur audition, nié être les auteurs de tirs. L’un d’entre eux affirme « ne pas se souvenir avoir fait usage du LBD ». 

Malgré ce dispositif illégal décidé par les autorités chargées des opérations, malgré l’identification de trois suspects, l’IGPN se contente des déclarations des policiers et conclut que « les différentes investigations ne permettent pas d’identifier le policier ayant fait usage d’un lanceur de balles de défense ». Le 19 février 2020, la vice-procureure de la République de Paris, Claire Vuillet, suit les conclusions de l’IGPN et classe sans suite.

Visage dissimulé, absence de brassard, de matricule, dans de nombreux dossiers que nous avons analysés, ces entorses au règlement (règlement général d’emploi) permettent de ne pas retrouver les auteurs des violences. Et ne sont pas retenues par l’IGPN à l’encontre des forces de l’ordre.

Audition par l'IGPN d'un policier participant aux opérations de maintien de l'ordre, le 8 décembre, à Marseille.Audition par l’IGPN d’un policier participant aux opérations de maintien de l’ordre, le 8 décembre, à Marseille.

« La police française ne respecte pas la loi et on s’en contente en classant sans suite », commente l’avocate Chloé Chalot.

En outre, les conséquences sont calamiteuses, puisque ce sont ces pratiques de l’IGPN qui dissuadent les victimes de violences de porter plainte. Comme Victoire (touchée à Paris par un tir de LBD). Elle ne s’est pas rendue à l’IGPN par « exaspération contre la machine à blanchir qu’[elle] n’avait pas envie de cautionner ».

D’autres, parce qu’au commissariat (à Rouen), on a refusé d’enregistrer leur plainte (« le policier a accepté seulement de rédiger une main courante, en promettant que c’était équivalent à un dépôt de plainte, on n’était pas dupe »). Méfiance, découragement, crainte d’être « embourbé » dans des procédures longues, peur des frais de justice, ou simplement de la police. Certains ont des remords, tel Émilien, blessé par une grenade désencerclante, à Nantes : « Porter plainte me paraissait totalement inutile à ce moment-là. J’ai regretté bien après avoir guéri. »

Des éléments de preuves non exploités, des victimes criminalisées et un recours à la force légitimé

  • L’exploitation tardive des preuves au risque de leur disparition 

Des vidéosurveillances trop tardivement réquisitionnées, des armes non expertisées, des enregistrements radio non saisis. Il n’est pas rare que des éléments de preuves ne soient pas exploités par l’IGPN.

L’enquête sur la mort de Zineb Redouane pourrait être un cas d’école : cette femme algérienne de 80 ans est décédée à la suite d’un tir de grenade lacrymogène MP7 alors qu’elle fermait la fenêtre de son appartement, lors de la mobilisation des gilets jaunes à Marseille, le 1er décembre 2018.

Après identification de la compagnie de CRS à l’origine des tirs, l’IGPN, saisie de l’enquête, réclame les cinq lanceurs Cougar, pour un examen balistique. Un capitaine de la CRS 50 refuse de donner suite à cette demande, prétextant ne pouvoir s’en « démunir »« pour ne pas obérer la capacité opérationnelle de l’unité ». Dans le cadre d’une procédure judiciaire, un tel refus est irrecevable. L’IGPN ne s’en émeut pas pour autant et n’entendra les CRS, porteurs de ces armes, que deux mois plus tard, en tant que simples témoins.

« Ces lanceurs Cougar sont ce que l’on peut communément appeler “l’arme du crime”, s’étonne MBrice Grazzini, avocat du fils de la victime Sami Redouane. Une saisie plus rapide aurait permis certainement d’identifier le tireur de la bombe lacrymogène. Pourquoi ne pas avoir saisi également les enregistrements radio de la CRS 50 du 1er décembre, pourtant un grand potentiel d’information ? » 

« Les exemples sont hélas nombreux, poursuit-il. L’IGPN tarde parfois à réquisitionner les vidéosurveillances qui, au bout de 28 jours, selon le délai légal, sont écrasées. Dans le cas de Maria, des éléments ont étonnamment disparu et cela sans que les enquêteurs n’en fassent part dans la conclusion de leur rapport. » 

Maria ? Le 8 décembre 2018, à Marseille, un samedi de mobilisation des gilets jaunes, alors qu’elle rentrait chez elle après une journée de travail, cette jeune femme a eu le crâne fracassé et le cerveau gravement atteint suite à des coups policiers.

En jeans, rangers, visages dissimulés, sans brassards ni matricules, là encore, rien ne permettait d’identifier les auteurs de ces violences. Parmi les éléments de preuves qui auraient pu permettre cette identification : un rapport informatique des services de police faisant état de l’ensemble des mouvements et des interventions des forces de l’ordre la journée du 8 décembre. Or, au cours de l’enquête, l’IGPN découvre que ce document a été tronqué entre 14 h 37 et 23 h 21.

Lors de son audition, la fonctionnaire chargée de ce logiciel policier nommé Pegase est catégorique : « C’est particulièrement étonnant. C’est la première fois que je vois une fiche avec un tel défaut. » En poste depuis deux ans, cette fonctionnaire atteste qu’il ne peut en aucun cas s’agir d’un bug informatique. Seulement d’une intervention humaine.

La conclusion de l’IGPN est pourtant radicalement différente : le « rapport de synthèse Pegase […] apparaissait comme tronqué en raison d’un dysfonctionnement informatique, incident s’étant produit ponctuellement par le passé ».

« Fondamentalement avec l’IGPN, on est dans une situation où des policiers enquêtent sur des policiers et donc ce type de situation mène obligatoirement à des dérives, regrette Brice Grazzini. Les dérives que j’ai observées dans les enquêtes dont j’ai connaissance sont une accointance dans la façon de poser des questions, le refus de mettre en garde à vue des policiers suspectés (alors même que cela se fait extrêmement facilement lorsqu’il s’agit d’un citoyen lambda) et une forte tendance à protéger les auteurs derrière la théorie de la violence légitime. » 

  • Un recours disproportionné à la force souvent légitimé 

« Si le policier auteur du tir ou des violences est identifié, la victime va être criminalisée, ou le contexte sera présenté comme dangereux pour les forces de l’ordre », déplore l’avocate Aïnoha Pascual, rappelant le cas de Maxime, blessé le 24 novembre 2018 par une grenade explosive GLI-F4.

Alors qu’il rentre avec son épouse d’un déjeuner familial, Maxime rejoint, par curiosité, la mobilisation des gilets jaunes. À proximité des Champs-Élysées, dans une petite rue, alors qu’aucun heurt ne se produit, un CRS lance une grenade. Pour voir ce qui venait de rouler à ses pieds, Maxime se penche vers le projectile qui lui brûle la main et dont la détonation lui laisse de lourdes séquelles auditives.

Auditionné par l’IGPN, le responsable de la compagnie de CRS se contente de réciter le règlement : « Le tir de la grenade a été fait en réponse à des voies de fait, des violences ou pour défendre un terrain. »

« Le commandant des CRS se réfugie derrière cet article du code de la sécurité intérieure (L211-9), un article fourre-tout qui légitime l’usage de la force. Et l’IGPN n’a eu de cesse de chercher des éléments, en vain, pour suspecter Maxime de violences, d’avoir lancé des projectiles ou de dépeindre un contexte qui justifiait ce tir », constate MAïnoha Pascual.

Plus grave. L’IGPN n’auditionnera pas le policier qui a actionné la grenade. « C’est lunaire, poursuit l’avocate. Dans la majorité des plaintes pour violences policières, l’IGPN ne va pas au bout des enquêtes, ne procède pas à toutes les auditions. Et lorsqu’il y a des confrontations, ce qui est rare, lorsque nous arrivons avec les plaignants dans le bureau des enquêteurs de l’IGPN, les policiers poursuivis sont déjà présents. Cette porosité ne nous laisse pas beaucoup d’espoir sur l’impartialité des enquêtes. »

Les cas de légitimation de l’usage de la force sont nombreux. Les forces de l’ordre se réfugient alors derrière les articles R211-13 et L211-9 du code de la sécurité intérieure. Les policiers peuvent, pour disperser un attroupement, faire usage de la force après deux sommations. Les tirs n’ont pas à être précédés de sommations dans deux cas : « si des violences sont exercées contre [eux] » ou s’ils ne peuvent « défendre autrement le terrain ». Nulle précision n’est apportée sur ces situations exceptionnelles qui sont brandies de plus en plus systématiquement lorsque des violences policières sont commises.

Audition d'un commandant de la Bac légitimant le tir de LBD par l'un de ses brigadiers sur un lycéen, gravement blessé à la mâchoire le 4 décembre 2018 à Marseille.Audition d’un commandant de la Bac légitimant le tir de LBD par l’un de ses brigadiers sur un lycéen, gravement blessé à la mâchoire le 4 décembre 2018 à Marseille.

« Dans ces enquêtes, tout est ainsi justifié par les circonstances, dénonce l’avocat Arié Alimi. Ce qui fait qu’on peut se passer du droit. L’IGPN se passe de la reconstitution des faits, de confrontations… » L’une des stratégies mise en place par l’avocat de la famille de Cédric Chouviat est de lancer très rapidement un appel à témoin. C’est ce qu’il a fait dans les premières heures suivant l’hospitalisation de Cédric Chouviat.

« C’est déterminant de le faire pour éviter la perdition, voire la dissimulation de preuves, précise-t-il. Récolter ainsi des témoignages est une pratique inspirée du mouvement américain d’initiative citoyenne Black Lives Matter, né pour dénoncer l’impunité policière à l’égard des Noirs américains », explique Arié Alimi.

Autre technique pour se prémunir de la partialité des enquêtes de l’IGPN ou de l’IGGN : « refuser tout simplement les auditions ». « Les enquêteurs viennent dès les premiers moments, à l’hôpital, avec pour objectif de couvrir très vite, sans poser les bonnes questions, dans de mauvaises conditions pour la victime, qui est souvent sans avocat », précise Arié Alimi. Ce refus permet de contraindre le parquet à saisir un juge d’instruction. « Et c’est aussi un moyen de dénoncer le fonctionnement de l’IGPN, largement remise en cause dans l’opinion publique. »

L’avocat ne décolère pas sur l’IGPN, rappelant ses conclusions dans l’affaire des lycéens de Mantes-la-Jolie. En décembre 2018, des policiers avaient fait mettre à genoux des adolescents, mains derrière la nuque ou menottés dans le dos. La directrice de la police des polices, Brigitte Jullien, avait annoncé en mai 2019 qu’« aucun comportement déviant » parmi les policiers n’avait été constaté par ses enquêteurs. Ces conclusions ont été suivies par la procureure de la République de Nanterre, Catherine Denis, le 24 juillet 2019.« Dans cette affaire, l’IGPN n’a tout simplement pas fait d’enquête. Seuls trois adolescents sur une vingtaine de plaignants ont été auditionnés, révèle Arié Alimi. Toutes ces enquêtes menées pour dédouaner les policiers montrent qu’il est indispensable de réformer l’IGPN pour faire évoluer l’impunité en matière de violence policière. » 

En attendant cette réforme, que le ministre de l’intérieur Christophe Castaner n’estime pas nécessaire, de nombreux avocats choisissent d’engager la responsabilité de l’État en saisissant les juridictions administratives. « Cela permet aussi de remettre en question la doctrine du maintien de l’ordre et les techniques d’interpellation, explique l’avocate Claire Dujardin, et d’épargner les victimes de trop longues procédures, avec de rares peines prononcées à l’encontre des forces de l’ordre. »

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