Covid-19 (France) : l’insouciance est finie – Quelle politique sanitaire ?

par COQ-CHODORGE CarolineHUET Donatien

Partout en Europe, les courbes épidémiques s’inversent – ou bien c’est déjà fait. En France, la politique de dépistage manque d’ambition comme d’efficacité, et les premières restrictions à la libre circulation reviennent. Une politique de santé publique plus incitative et responsabilisante est possible.

Un petit vent de panique est en train de saisir les États européens. Sous peine d’amende, le Royaume-Uni impose une quatorzaine à ses voyageurs de retour d’Espagne. La Belgique s’immisce dans la vie intime de ses citoyens en limitant à cinq personnes la « bulle » de chaque foyer, partout où les règles de distanciation ne s’appliquent pas. L’Italie impose de son côté des quatorzaines aux ressortissants roumains et bulgares, deux pays d’Europe de l’Est touchés à leur tour.

La France est encore en retrait, comme l’Allemagne : les deux pays se contentent jusqu’ici d’imposer des tests Covid-19 aux voyageurs revenant de pays jugés à risque. Le port du masque s’impose partout, au moins dans les lieux clos, et de plus en plus dans les zones très fréquentées à l’extérieur. En Italie, des amendes commencent à tomber contre les récalcitrants dans les transports en commun : 400 euros, contre 135 en France.

Car les courbes épidémiques, jusqu’ici descendantes, se sont inversées. En France, le nombre de tests positifs augmente pour la sixième semaine consécutive. Entre le 20 et le 26 juillet, 6 407 personnes ont été testées positives.

Depuis la fin du confinement en France, le nombre de personnes testées positives au Covid-19 n’a jamais été aussi élevé qu’actuellement

Graphe interactif non reproduit ici

Source : Santé publique France

© Mediapart

Par son caractère imprévisible, le virus fait son travail de sape des sociétés. Elles craignent une deuxième vague, et tout autant un nouveau confinement. Pour tous les gouvernements, le risque politique est immense.

Sont-ils en train de sur-réagir à la menace ? C’est ce que pense l’épidémiologiste Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale à la faculté de médecine de l’université de Genève. « Les mesures prises en ce moment par les États européens vont au-delà de ce que recommande l’épidémiologie. Nos pays peuvent assumer une nouvelle maladie, tant qu’elle fait peu de morts et qu’elle n’engorge pas nos hôpitaux. »

Début mars dans Mediapart [1], il était clairvoyant sur la vague épidémique qui déferlait vers nous. Aujourd’hui, il ne voit « pas de signe de rebond, nulle part en Europe. Le virus continue simplement à circuler, car on ne parvient pas à l’éliminer. On le cherche activement, de plus en plus, et c’est une bonne chose. Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est ce que l’on ne cherchait pas et que l’on ne voyait pas jusqu’ici. Pour moi, ce rebond est donc apparent, comme si une loupe était posée sur la courbe épidémiologique ».

Faute de tests, la France n’a longtemps vu que les malades du Covid-19. Elle dépiste désormais des personnes infectées par le SARS-CoV-2 qui ne présentent aucun symptôme. Santé publique France estime le nombre de personnes asymptomatiques à 54 %.

Le nombre de malades du Covid-19 hospitalisés continue à baisser, comme le nombre de décès quotidiens, qui était de 15 le 29 juillet. « On avait 25 % de mortalité en mars, rappelle Antoine Flahault. En France aujourd’hui, le taux de mortalité a chuté à 2,3 %, cela représente une dizaine de morts par jour, c’est toujours beaucoup, mais c’est comparable au nombre d’accidentés de la route. Avec le coronavirus, il n’y a pas de raison de prendre des mesures draconiennes, tant qu’on reste dans cette situation. »

Le nombre de tests pratiqués aujourd’hui en Europe (rapporté au nombre d’habitants) nous rapproche des pays asiatiques qui ont le mieux maîtrisé le virus : la Corée du Sud, Taïwan ou Singapour. Le taux de tests positifs est également un indicateur rassurant : il est très faible en Europe, entre 1 et 2 % de tests positifs. Aux États-Unis, qui testent pourtant beaucoup, le taux de tests positifs est de 8,3 %. Au Brésil, il est de 66,3 %.

L’infographie ci-dessous met en regard le nombre de tests pour 1 000 habitants, le nombre de cas par million d’habitants, et la part de tests positifs, sur une semaine. Le positionnement des pays européens (en bleu) et des pays asiatiques (en rouge) apparaît proche.

infographie non reproduite ici.

Cas confirmés, tests : Mediapart a pris en compte pour chaque pays et chaque donnée les dernières informations quotidiennes disponibles (moyenne mobile sur sept jours). La taille des cercles est proportionnelle au pourcentage quotidien de tests positifs.
Tous

Source : Our world in data • Sont retenus pour cette étude les 89 pays pour lesquels les données sur les pourcentages de tests positifs sont disponibles sur ce site piloté par des chercheurs de l’université britannique d’Oxford, dont le travail sur les données liées à l’épidémie de Covid-19 fait autorité.

© Mediapart

Antoine Flahault en convient cependant : « Le virus est en train d’ensemencer l’Europe, à bas bruit, d’une manière de plus en plus homogène. L’été est un frein à la circulation du virus. Mais la circulation actuelle du virus fait possiblement le lit d’une épidémie beaucoup plus forte à l’automne. Heureusement, nous disposons désormais de masques et de tests, pour protéger les personnes à risque, écrêter le pic de l’épidémie, et éviter que le système de santé ne soit submergé. »

« Je ne suis pas du tout aussi rassurée », dit au contraire Catherine Hill. Épidémiologiste spécialiste des cancers, elle a pris une part importante dans la révélation du scandale du Mediator. Aujourd’hui à la retraite, elle suit jour après jour les courbes du Covid-19 en France, compile les études scientifiques les plus solides et les analyse.

Pour elle, presque rien ne va dans le système de surveillance français de l’épidémie, et la comparaison avec les pays asiatiques ne tient pas. La France fait un peu plus de tests que la Corée du Sud, mais elle a quatorze cas quotidiens par million d’habitants, quand la Corée du Sud en a un seul. « Et quand il y a des clusters, ces pays sont capables de tester furieusement, poursuit-elle. Mi-juin, Pékin a testé 2,3 millions de personnes quand est apparu un important cluster au marché de Xifandi. Ils ont trouvé 227 cas. » Le virus a ainsi été étouffé : depuis le 5 juillet, Pékin n’a dépisté que deux cas positifs. « Pour faire comme à Pékin, poursuit-elle, il faudrait tester 650 000 personnes par jour en France. On en teste 90 000 et le système est déjà saturé. »

Contraintes ou incitation ?

En Mayenne, trois semaines après l’apparition des premiers clusters, le nombre de cas positifs continue à augmenter, à 125 pour 100 000 habitants. Depuis le début de la campagne de dépistage massif, « 10 % de la population a été testée », s’est félicité mardi le directeur général de l’agence régionale de santé des Pays-de-la-Loire, Jean-Jacques Coiplet. « Mais il faudrait tester très vite les 300 000 habitants de la Mayenne ! s’alarme Catherine Hill. Si on ne fait pas ça, le virus continue à circuler. Il y en a aujourd’hui partout. »

« Nous n’avons pas de stratégie de dépistage, juge-t-elle. On teste beaucoup, mais au hasard, c’est une gabegie. Il faudrait au contraire faire un dépistage ciblé, priorisé. Quand le virus apparaît dans une ville, un quartier, il faut déployer des moyens, monter des tentes de dépistage, et ne pas se contenter d’envoyer des bons de l’assurance maladie dans les boîtes aux lettres. Les élus, les associations doivent aller au bas des maisons, des barres d’immeubles, convaincre tout le monde. On a une épidémie en cours, nous n’avons pas le droit de nous reposer. Sinon, on va droit au reconfinement », prévient-elle.

Le système de traçage des cas lui paraît également très insuffisant. Lorsqu’une personne est testée positive, l’assurance maladie recense ses cas contacts à partir de 48 heures avant l’arrivée des symptômes. « Plusieurs études montrent que le risque de transmission est maximum quatre jours avant les symptômes et six jours après. »

« Notre politique de test n’est pas du tout à la hauteur », confirme Anne Souyris, l’adjointe de la ville de Paris à la santé. Elle aussi est inquiète devant la dynamique de l’épidémie. « Le taux de reproduction du virus est de 1,26 à Paris », ce qui signifie que 1 personne contamine 1,26 personne. « Les chiffres ne sont pas énormes, mais cela monte lentement mais sûrement. »

La ville a installé deux « barnums », des tentes où la population vient se faire dépister spontanément et gratuitement. « On teste 500 personnes par jour, mais il y a beaucoup de queue. On va pouvoir augmenter la cadence, car le gouvernement a enfin levé l’obligation de prescription par un médecin, qui rendait la procédure très lourde. »

La mairie de Paris prépare pour la rentrée un dispositif de dépistage bien plus ambitieux : « Un barnum par arrondissement, pour que chacun puisse se faire tester au retour des vacances, avant le retour à l’école. En juin, nous avons dû fermer trois écoles, après deux semaines seulement de fonctionnement normal. »

Issue du milieu associatif de la lutte contre le sida, Anne Souyris réfléchit à « une politique de réduction des risques, qui incite et responsabilise, sans contraindre. On est passé par une période liberticide, imposée par l’État, que tout le monde a envie d’oublier. Pour ne pas retomber dans le confinement, et risquer de devenir fous, il faut de la responsabilité collective ».

Sur le modèle de la Belgique, la ville veut inciter les restaurateurs et les bars à tenir un « registre où les clients laisseraient un mail ou un numéro de téléphone. Ce registre ne pourra pas être exploité dans un but commercial. Il pourra seulement être consulté par les autorités sanitaires en cas de test positif ». L’idée est de pouvoir prévenir les autres clients du restaurant, pour qu’ils se fassent à leur tour tester. Elle balaie l’objection d’une atteinte à la vie privée : « La ville n’a aucun pouvoir de contrainte. Le restaurateur peut l’imposer, mais vous pouvez donner un faux mail. L’idée est de rassurer les clients et les restaurateurs : s’il y a un cas positif dans le restaurant, ils seraient prévenus. »

Partout où le virus circule, les arrêtés préfectoraux et municipaux tombent, notamment dans l’Ouest. En Mayenne, le port du masque a été rendu obligatoire par le préfet dans les rues des villes les plus importantes du département. À Quiberon, la ville a interdit l’accès à la plage la nuit, un bar a été fermé pendant deux mois. À Pornichet, une brasserie et un bar ont fermé, et le masque est devenu obligatoire sur les marchés.

Face au nouveau coronavirus, d’un État à l’autre, les politiques de santé se ressemblent. Mais quand certains choisissent la contrainte, d’autres optent pour l’incitation. « En Suisse ou en Allemagne, pendant le confinement, on avait le droit de sortir de chez soi sans justificatifs, la vie y était certainement beaucoup plus agréable qu’en France, raconte Antoine Flahault, qui vit à Genève. La Suède n’a pas confiné son économie ni sa vie sociale, elle a fait confiance à sa population et finalement n’a pas connu des indicateurs plus mauvais qu’en France ou en Espagne, ni d’engorgement de son système de soins. »

Pour lui, la santé publique a une approche duale : « Il existe une approche hygiéniste de santé publique, au moralisme assez austère. Personnellement, j’aime bien croire au bon sens commun. Je préfère une approche participative et plus responsabilisante de la santé. Le citoyen construit sa propre perception des risques, faisons-lui confiance pour qu’il sache alors s’y adapter. »

Membre du conseil scientifique Covid-19, l’anthropologue Laëtitia Atlani-Duault distingue elle aussi « deux traditions de la santé publique française. La première s’est forgée dans la lutte contre les maladies infectieuses, depuis l’époque coloniale : c’est un “humanitarisme vertical d’État”. Mais il y a une autre tradition de santé publique, pour laquelle l’accès à un système de santé universel et à un système de santé protecteur constitue deux valeurs cardinales ».

Tous les membres du conseil scientifique viennent de cosigner un article publié dans le Lancet le 16 juillet sur leur rôle dans la construction d’une réponse de santé publique à l’épidémie de Covid-19. « C’est la première fois que nous communiquons sur notre stratégie, qui se nourrit de ces deux traditions de la santé publique française », poursuit Laëtitia Atlani-Duault. Comme Jean-François Delfraissy [2], elle aussi regrette que le gouvernement n’ait pas entendu les appels répétés du conseil scientifique et d’associations à la création d’un « comité citoyen, pour aider à la prise de décision politique, qui a besoin de la participation et de l’information de tous ».

Le conseil scientifique ne cesse pas de travailler pendant l’été. Il vient de rendre au gouvernement un avis sur la stratégie de dépistage, qui doit être rendu public dans les prochains jours. L’anthropologue Laëtitia Atlani-Duault, membre du conseil scientifique, indique simplement que l’ensemble du conseil est « très inquiet devant l’évolution de l’épidémie ».

Caroline Coq-Chodorge, Donatien Hue


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