Pulpe fiction dans les quartiers nord de Marseille

[ad_1] Regards 2020-09-02

Mériem, dix-sept ans, vient de recevoir ses premières injections dans les lèvres. À son âge, c’est illégal, mais elle rêve de ressembler à son « modèle », Kylie Jenner. La lycéenne pose avec son chien Queen devant une télévision allumée sur E !, la chaîne britannique qui diffuse des séries de téléréalité.

Ouassilah a le sourire éclatant de ses vingt ans. Cheveux ébène, veste blanche cintrée, grosses sneakers colorées aux pieds, elle tapote sa bouche du bout des doigts. Comme pour vérifier que tout cela est bien réel. Dans ses lèvres, un médecin d’une clinique du centre-ville de Marseille vient de pratiquer une double injection d’acide hyaluronique. Dès demain, rassure le praticien, l’effet « enflé » sera remplacé par l’effet « pulpeux » tant attendu par la demoiselle. Elle vient du quartier des Arnavaux, dans le 15e arrondissement de Marseille. Et ces deux piqûres-là sont le cadeau d’anniversaire – à 350 euros le tout – qu’elle s’offre pour fêter ses deux décennies. Ouassilah a économisé centime après centime : « Je suis vendeuse. Je ne l’ai dit à personne. Et surtout pas à mes parents. Mais je ne le regrette pas. Et puis, au pire, dans six mois, on ne verra plus rien ».

L’injection d’acide pour rendre la bouche voluptueuse est, note Isabelle Delaye, la directrice de la communication de la clinique Phénicia, « un premier pas », relativement accessible, rassurant puisque non définitif (en quelques mois, les effets du produit s’estompent). « À vingt ans ou à leur majorité, les jeunes femmes des cités se font souvent offrir un acte de médecine esthétique, sur les lèvres, par exemple. Ça, c’est la porte d’entrée », indique-t-elle.

Chez Glamour, boulevard National, on parle des dernières tendances de la mode.

« Démocratisation » et culture du corps

Une virée aux Terrasses du port, centre commercial posé en plein secteur de rénovation urbaine Euroméditerranée, montre l’appétit des jeunes Marseillaises des quartiers populaires pour l’exercice. Mériem vient d’acheter un rouge à lèvres prune, dont elle ornera bientôt ses lèvres gonflées artificiellement. La lycéenne de dix-sept ans assume : « Je trouve ça sexy. Avec 200 ou 300 euros, tu arrives chez le médecin, t’as pas de bouche ; tu ressors, t’en as une ! » Elle a aussi fait tatouer ses sourcils, désormais d’un brun épais et bien courbés. Et prévoit la pose d’implants fessiers, après sa majorité.

De la terrasse du centre commercial, le regard porte loin. Jusqu’aux collines de l’extrême Nord de Marseille. Jusqu’à ces arrondissements de la ville (les 13e, 14e, 15e, 16e et, en partie, le 3e) où vivent les 300.000 Marseillais les plus touchés par la misère : le taux de pauvreté peut dépasser ici les 25% et le chômage des jeunes avoisiner les 50%. Issues de ces couches les moins favorisées de la ville, d’origine maghrébine pour beaucoup d’entre elles, musulmanes le plus souvent, ces femmes affirment leur féminité sans tabou, ni contradiction avec leur foi ou leur origine sociale. « Être pauvre ne veut pas dire qu’on n’a pas envie de prendre soin de soi. Au contraire », observe Sophie Kardous, la directrice d’Hygia, association locale qui promeut l’esthétique solidaire. Quant à Sonia, musulmane pratiquante à la poitrine généreuse (grâce à deux prothèses), elle évacue : « Lors de mon intervention, j’avais plus peur pour ma santé à cause des risques liés à l’opération que du qu’en dira-t-on ou d’un éventuel interdit religieux. La religion, c’est entre soi et le seigneur, pas entre soi et les autres ».

Dans son bureau tout blanc de la clinique Phénicia, le Dr Marinetti reçoit Ariana, quelques semaines après sa mammoplastie. « Au début, c’est un peu douloureux, confesse cette trentenaire, employée municipale, native de la Rose (13e). Mais ça en valait la peine ! » Elle contemple avec enthousiasme le résultat dans un miroir aussi rond que ses seins désormais : « Je ne gagne pas des mille et des cents, c’est vrai. D’autres feront le choix d’acheter un appartement, de changer de voiture ou d’aller loin en vacances. Moi, j’ai choisi de me refaire la poitrine ! »

« La pratique se démocratise à vitesse grand V. Prothèses et liposuccions connaissent un grand boum ; quant aux injections… c’est furieux ! », s’étonne Richard Abs, chirurgien marseillais qui a pignon sur rue. Il poursuit : « Il y a ici une vraie culture du corps, très méditerranéenne. Au fond, à Marseille, c’est comme au Brésil ! » La pauvreté n’est donc plus un frein au recours à la chirurgie esthétique. « Une intervention de chirurgie, c’est dix-huit mois de tabagisme. Certains smicards fument, non ? Donc la chirurgie esthétique est à la portée des smicards », insiste sur un ton un rien provoc le Dr Dupont, autre fondateur de la clinique Phénicia.

Safi, rencontrée lors des castings de Miss beauté du Maghreb, a été mariée de force, puis droguée et prostituée. Ses implants mammaires ont été, pour elle, « une façon de se réapproprier » un corps qui ne lui appartenait plus.

Les Kardashian, icônes incendiaires

À la tête de son propre centre d’esthétique, Monia Institut, dans le quartier de Saint-Louis depuis douze ans, Monia Dominique confirme l’emballement. « Je dirais que 50% de ma clientèle a déjà fait soit de la médecine esthétique, soit de la chirurgie », estime la trentenaire. Native de la Savine, une cité du 15e, sa belle-sœur Alexia abonde. « Aujourd’hui, tout le monde veut la bouche de Kylie et les seins de Kim Kardashian ! », sourit l’esthéticienne. À vingt-cinq ans, elle a subi une rhinoplastie, pour affiner un nez qu’elle n’aimait pas. Fluette, elle montre avec dépit sa poitrine menue sous son soutien-gorge push-up rose pastel. Refaire ses seins ? Elle l’envisage : « Après mon premier enfant ».

Aujourd’hui, la clinique Phénicia revendique près de 40% de clientes issues des quartiers populaires du Nord de la ville. « C’est une clientèle à la recherche de considération. Mais qui, parfois, ne maîtrise pas tous les codes et a, avec la chirurgie, un rapport de consommation immédiate », analyse Isabelle Delaye, directrice de la communication dans l’établissement. Une mode dont les icônes incontestables du moment sont les sœurs Kardashian, brunes incendiaires aux courbes très avantageuses. « Il faut parfois calmer les ardeurs, prolonge le Dr Marinetti. On nous demande beaucoup de bouches agressives à la Nabilla. Ou des seins décrits comme « naturels » mais qui, en fait, ne le sont pas. Les seins bombés vers le haut, comme Kim Kardashian, ça n’existe pas dans la nature ! C’est importé des États-Unis, c’est le surgical look à l’Américaine. »

À l’influence des séries et de la téléréalité s’ajoute le poids, tout aussi écrasant, de la publicité, des clips, voire de la pornographie. « La téléréalité est, souvent, une mise en compétition des corps, sur un modèle réactionnaire, néolibéral. Une hiérarchie entre ceux censés être beaux et ceux censés être laids… », note Sophie Jéhel, maîtresse de conférence à l’université Paris 8. Basées sur des caricatures de féminité et de masculinité, ces représentations ont un impact énorme. Dans son cabinet du 5e arrondissement, dans le centre-ville marseillais, ce médecin en convient : « Les jeunes femmes arrivent avec sur leurs portables des photos des actrices de la téléréalité à qui elles s’identifient et donc veulent ressembler ». Sonia, vingt-six ans, qui confesse sans mal avoir subi une double mammoplastie, en témoigne. « Nabilla, ça a été un truc énorme, ici. D’un coup, tout le monde a voulu des gros seins et des Louboutin ! », lâche-t-elle en riant.

Clinique Phenicia. Prothèses d’essai pour choisir son bonnet, implants mammaires à droite.

Anneaux gastriques, liftings, rhinoplastie…

Julia, vingt-quatre ans, avoue être accro aux réseaux sociaux. Sur Instagram et Snapchat, elle suit tous les faits et geste de Clémence, de l’émission Les Princes de l’amour, diffusée sur W9. La jeune femme – qui travaille dans un centre d’esthétique du 3e arrondissement – apprécie, dit-elle, « son style et la façon dont elle se maquille ». Vidéo à l’appui, la starlette explique avoir subi une « dermabrasion », véritable ponçage de l’épiderme, grâce à de petites meules abrasives. « Elle snappait en direct depuis la clinique. J’ai tout suivi. On voyait super bien que ses pores étaient refermés, que sa peau était plus belle », raconte Julie, qui lui emboîte le pas dans les semaines qui suivent. Trois séances de soixante euros chacune pour lisser, via des acides de fruits, sa peau à tendance un peu acnéique. Comme la comédienne, elle a aussi fait redessiner ses sourcils au maquillage permanent. « Ce n’est pas du copier-coller. Mais suivre ces filles-là nous donne de bonnes infos, de vrais conseils », assure Julia qui n’écarte pas la possibilité de la chirurgie « si j’en ai besoin un jour ».

À la fin de la pause-déjeuner, dans la salle de repos d’une administration du 15e arrondissement, cinq femmes se sont rassemblées autour de la table. Karima, Nadia et Fiona sont « déjà passées sur le billard ». Les deux autres n’en voient pas l’intérêt. Karima, cinquante ans et trois enfants, a des cheveux mi-longs, blonds, en partie relevés par une pince. Regard ourlé de noir, talons hauts et jean moulant, elle cumule une pose d’anneau gastrique (qui lui a permis de perdre plus de vingt kilos), plusieurs liftings (nécessaires après cette perte de poids massive), mais aussi rhinoplastie, injections… Devant sa tasse de café, la quinqua – qui ne fait franchement pas son âge – revendique son droit d’avoir un corps qui lui plaît. Fiona, vingt-neuf ans, mère d’un petit garçon, a subi une pose d’implants mammaires, des injections labiales et fait régulièrement du maquillage permanent, de la bouche et des yeux. « Avec la chirurgie esthétique, on a le contrôle sur son corps ; on peut faire ce que l’on veut ! », soutient-elle.

Dans ces quartiers Nord plus connus pour les règlements de compte, le trafic de drogue ou la crainte de radicalité religieuse, les femmes trouveraient dans la chirurgie esthétique un moyen d’affirmer leur féminité, voire leur liberté ? La question fait bondir le professeur Abdessamad Dialmy, sociologue de la sexualité, du genre et de la religion à l’université de Rabat au Maroc. « Cette tentative de se changer est encadrée par une vision patriarcale de la société. Plus la femme s’envisage comme corps devant séduire ou à séduire, plus elle s’aliène ; car moins elle se définit par rapport à son intelligence ou à ses compétences. »

Sonia (débardeur,) Kamelia (tee-shirt rose) et Fiona (gilet noir) arborent le triptyque marseillais : mammoplasties, injections et maquillage permanent.

Abus de candeur

Au pied de son petit immeuble de La Viste (15e), Sonia arrange des mèches de cheveux que le froid mistral de novembre décoiffe sans cesse. Employée dans une salle de sport du secteur, cette belle jeune femme aux origines algériennes a augmenté sa poitrine et repulpé ses lèvres. Dans quelques mois, elle subira une rhinoplastie. L’argent ? « On se débrouille…, glisse-t-elle dans un sourire. J’en paye un peu, mon mec m’en offre une partie. » Dans cette ville où l’économie parallèle pèse lourd, débourser 4000 euros – en liquide – pour une paire de seins tout neufs n’étonne plus personne. Et ne déplaît pas à tous les praticiens. Souad, la trentaine flamboyante, l’avoue sans détour. Sa pose d’implants mammaires (à 5000 euros) a été payée, en cash, par son premier époux, « un peu voyou ».

Celles qui ont moins les moyens « essayent de trouver des bons tarifs ». Comme Malika, qui le regrette amèrement aujourd’hui. Attablée à la terrasse d’un bar de l’Estaque, cette quadra a « bien cru y passer ». Pose d’un anneau gastrique qui tourne à l’infection quasi généralisée, lifting du ventre complètement raté… « Mon corps, maintenant c’est Beyrouth ! », lâche cette intervenante en centre social dans un soupir. Le Dr Abs s’en désole : « Les mauvais praticiens profitent de cette demande en hausse dans les quartiers peu favorisés. Ils abusent de la candeur de ces nouvelles patientes en cassant les prix. Quitte à injecter des produits mal dosés, non stériles voire carrément périmés, ou à pratiquer des interventions qu’ils ne maîtrisent pas forcément… » L’ombre du docteur Maure, surnommé « le boucher de la chirurgie esthétique », condamné à Marseille en septembre 2008 à quatre ans de prison dont trois ferme pour tromperie aggravée, publicité mensongère et mise en danger d’autrui, plane toujours sur ces quartiers.

Autre tendance : l’opération en Tunisie, au Maroc ou en Algérie. Certaines amies de Radjaa, miss beauté du Maghreb 2016, ont franchi le pas. « Pas mal de filles partent l’été au bled. Elles font les implants des fesses, des seins, les injections, le nez… Au Maghreb, c’est moins tabou qu’ici. Les pubs des cliniques passent en boucle à la télé. Par contre, c’est souvent plus ostentatoire », souligne la reine de beauté. « Certaines de ces clientes demandent très clairement que, quelle que soit l’intervention pratiquée, cela se voie », poursuit le Dr Marinetti, dans son bureau immaculé de la clinique Phénicia. Il conclut : « Car la chirurgie esthétique est aussi une façon, pour cette population d’origine modeste, d’accéder à un signe extérieur de richesse ».

Agnès Gambey

/**/

[ad_2]

Source link

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire