Des professionnels de santé aux membres du gouvernement, rares sont ceux à comprendre la façon dont est gérée la crise depuis la rentrée. Alertes ignorées, consultations bâclées, défiance généralisée… « On est en train de créer un problème de nature politique et démocratique qui menace l’avenir du pays », estime l’ancien directeur général de la santé William Dab.
Une impression de jour sans fin. C’est ce qui ressort du bref échange qu’a eu Emmanuel Macron avec des soignants de l’hôpital Rothschild AP-HP (Paris XIIe), mardi 6 octobre, en marge d’une visite à l’association Œuvre de secours aux enfants (OSE). Comme l’ont fait ses prédécesseurs avant lui, dans une approche néo-libérale de la santé, le chef de l’État a opposé aux pancartes « du fric pour l’hôpital public » le fait qu’il ne s’agissait pas d’« une question de moyens », mais d’« organisation ». « On est tous mobilisés. […] Il y a eu un gros travail », a-t-il argué, en référence au Ségur de la santé, pourtant jugé bien insuffisant par les principaux concernés.
Que le président de la République mette ainsi en avant la nécessité d’une meilleure organisation a quelque chose de cocasse, car c’est précisément ce qui manque aujourd’hui à l’exécutif qu’il dirige. En effet, après six mois de crise sanitaire et un changement complet de gouvernement, le pouvoir sombre de nouveau dans une confusion qui rend illisible sa gestion de la deuxième vague de la pandémie. « Le commandement n’est pas clair, déplore William Dab, ancien directeur général de la santé. On est dans un Boeing sans cadran, le pilote part de temps en temps à droite, de temps en temps à gauche, mais on ne sait pas pourquoi. »
L’épidémiologiste rappelle qu’« on voit la courbe épidémique repartir nettement à la hausse » depuis la fin du mois d’août. « Il fallait, à partir de ce moment-là, organiser la priorisation des tests, le traçage des cas contacts et leur isolement complet. Or ce n’est toujours pas ce qu’on fait, dit-il. Si on avait réagi correctement début septembre, on n’en serait pas là. Aujourd’hui, c’est fini. On a perdu le contrôle. Nous n’avons plus qu’à subir. Le virus va circuler, il y aura deux fois plus de cas dans deux semaines, et une tension hospitalière. » Un constat que le ministre de la santé s’emploie à nuancer chaque semaine, lors de sa conférence de presse hebdomadaire, sans franchement convaincre.
Sur la question centrale des tests, beaucoup de temps a été perdu. Olivier Véran a beau affirmer que « la situation s’est considérablement améliorée ces dernières semaines », il n’empêche : la remise des résultats en moins de 48 heures, indispensable dans la recherche des cas contacts susceptibles d’avoir été contaminés, n’est toujours pas assurée du fait de l’engorgement des laboratoires. Courant septembre, de nouvelles mesures restrictives ont été annoncées pour limiter la circulation du virus, de façon territorialisée. Elles ont créé des tensions politiques sur fond de consultations bâclées, notamment entre Marseille et Paris, et laissent William Dab perplexe.
« Toutes les mesures qui ont été prises dernièrement concernent des restrictions de liberté, elles sont faites pour tirer les oreilles des gens. Ce sont des sanctions de la faillite de la prévention sur le terrain », souligne l’ancien directeur général de la santé, qui rappelle que « lorsqu’on gère un risque sanitaire, on gère toujours l’incertitude » et qu’il est donc nécessaire de « gagner la confiance de la population ». Or « cette confiance, nous l’avons perdue en France », poursuit-il, en évoquant les mensonges proférés par le gouvernement au printemps dernier sur la question des masques. Pour l’épidémiologiste, « on est en train de créer un problème de nature politique et démocratique qui menace l’avenir du pays ».
Au sein de l’exécutif, nombreux sont ceux à percevoir le danger, mais personne ne trouve de solution pour l’éviter. « Cet été, on a parlé dans le vide », regrette un ministre. Du côté de Matignon, on rappelle que le chef du gouvernement Jean Castex a multiplié les déplacements aux mois de juillet et d’août pour marteler que la crise sanitaire était loin d’être terminée. « Cette situation était attendue. J’ai alerté dès août sur le fait que le virus recommençait à circuler », fait aussi valoir Olivier Véran. Tous reconnaissent entre les lignes leur impuissance, les yeux rivés sur les enquêtes d’opinion qui montrent une confiance au plus bas, malgré les tweets-mantras d’Emmanuel Macron.
Le chef de l’État l’a de nouveau répété, mercredi soir. Au-delà des restrictions, « la stratégie est aussi de responsabiliser nos concitoyens ». Mais comment conjuguer cette « stratégie » avec un tel niveau de défiance ? Pour ceux qui travaillent dans le secteur de la santé publique depuis fort longtemps, le problème réside dans la façon dont sont pensées et conduites les politiques en la matière. « Le gouvernement est dans l’injonction et l’infantilisation, mais la responsabilisation, ça ne se décrète pas », explique l’un de ces professionnels, citant en exemple le clip gouvernemental « extrêmement culpabilisant » où l’on voit des jeunes contaminer leur grand-mère.
À aucun moment, depuis le début de la crise sanitaire, l’exécutif n’a réellement impliqué la société dans sa gestion. Les citoyens ont été mis à l’écart de la discussion. « Il n’y a aucun débat avec les Français », regrette un conseiller ministériel lorsqu’on lui demande ce qui pèche. Certains pointent l’« aberration » du conseil de défense, où toutes les décisions concernant la pandémie sont prises par un noyau resserré de personnes. « Le haut conseil de défense, c’est ce qui est en train de remplacer le conseil des ministres, en ce moment, c’est ça ? », a récemment ironisé l’ancien ministre de la santé Xavier Bertrand, pour souligner le non-respect des institutions et des instances existantes.
Ce fonctionnement a entraîné beaucoup de cafouillages au sein du gouvernement, certains de ses membres découvrant les choix présidentiels devant leur poste de télévision, en même temps que tous les Français. Le jour où Olivier Véran a annoncé la fermeture des bars et des restaurants de Marseille, les autres ministères concernés, en particulier ceux du travail et de l’économie – Bruno Le Maire, alors testé positif au Covid, avait été mis à l’isolement –, ont dû s’adapter sans avoir eu ne serait-ce que le temps d’y réfléchir. Plusieurs conseillers pointent « le manque de communication interministérielle ». « Il n’y a pas de commandement », glisse l’un d’entre eux.
Du côté de l’Assemblée nationale, le constat est tout aussi amer : « Je vous mentirais si je vous disais que les parlementaires sont associés aux décisions », affirme un député La République en marche (LREM). Avant d’ajouter : « Je ne comprends pas le processus décisionnel, mais je sens bien que le point névralgique, c’est le conseil de défense. » Dimanche 4 octobre, les élus parisiens, souvent issus de la majorité, ont appris par voie de presse les annonces du premier ministre concernant la capitale. Matignon a tout de même fini par en informer quelques-uns tard dans la soirée, mais c’était inutile : les dépêches étaient déjà tombées depuis plusieurs heures.
Cette situation crée inévitablement un décalage entre l’expression publique de ceux qui ne sont pas associés aux décisions et les mesures qui sont annoncées, semaine après semaine. C’est ainsi qu’en l’espace de quelques jours nous sommes passés d’un propos se voulant rassurant de la ministre de l’enseignement supérieur Frédérique Vidal – elle avait affirmé sur Public Sénat qu’il y avait « probablement moins » de risques pour les étudiants d’être contaminés dans une université que « dans un bar le soir à boire un verre » – à la mise en place d’une jauge de 50 % dans les facs des régions en alerte renforcée et maximale.
En dehors du gouvernement, qui se dit globalement satisfait de la situation et rappelle que la communauté scientifique est elle aussi partagée, plusieurs acteurs de la santé publique estiment qu’« on a complètement merdé la rentrée ». Ils citent en exemple les protocoles dans les écoles qui « n’ont cessé de changer ». En général, « on part toujours de mesures maximales et on les desserre un peu quand ça va mieux, explique William Dab. Là, on a fait l’inverse. On a ouvert les vannes dans les universités et dans les écoles, on l’a fait d’un seul coup, alors qu’il fallait le faire progressivement ». Ces différents ajustements ont rapidement pris la forme d’une navigation à vue. « J’ai l’impression qu’on a toujours un temps de retard », confie un député LREM.
Au cœur de la machine, on reconnaît qu’il n’est pas simple de tenir la « ligne de crête » entre le sanitaire, l’économique et la vie sociale. Ligne de crête qui justifie qu’aucune mesure de reconfinement, y compris pour les seules personnes vulnérables, n’ait jusqu’ici été sérieusement envisagée. « Nous n’avons pas les moyens de reconfiner comme au printemps, sinon les gens mourront, mais d’autre chose que du Covid », assure l’un des interlocuteurs réguliers d’Emmanuel Macron. Ce qui n’exclut pas, selon la maire de Paris Anne Hidalgo, de « se projeter » sur le plus long terme. Car « on ne peut pas être dans un “stop and go” permanent de nos activités ».
Pour éviter de nouveaux cafouillages, le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, prend désormais soin, durant son compte-rendu hebdomadaire, de renvoyer toutes les questions portant sur la crise sanitaire à la conférence de presse que le ministre de la santé tient chaque semaine. « Au printemps dernier, tout le monde se sentait impliqué dans la gestion de crise. On était tous tournés vers ce seul sujet. C’est vrai qu’aujourd’hui Véran est bien seul », admet un conseiller ministériel. Dans les services, c’est toujours la même histoire : un turnover permanent, un pouvoir décisionnel passé à la cellule de crise de Beauvau, une revalorisation des préfets au détriment des agences régionales de santé (ARS), un manque de fluidité à tous les étages…
« Santé publique France [SPF, établissement administratif sous tutelle du ministère de la santé – ndlr] est en pleine dérive, note un bon connaisseur de la fonction publique de santé. Le ministère de la santé est d’ailleurs devenu relativement transparent. Plus personne ne sait qui fait quoi. Les gens ne sont plus motivés, il y a beaucoup de départs. » Tout remonte au président de la République qui continue de s’agacer de ce qu’il avait qualifié au printemps dernier de « lenteurs » et de « procédures inutiles ». Certes, l’exécutif est toujours censé s’appuyer sur les avis du conseil scientifique pour éclairer ses décisions. Sauf que, sur ce sujet encore, les choses ne sont pas simples.
Car depuis que Jean-François Delfraissy, le président de ce conseil, a indiqué début septembre que « le gouvernement [allait] être obligé de prendre un certain nombre de décisions difficiles dans les huit à dix jours maximum » – ce qui n’avait pas été fait –, les relations avec l’Élysée se sont pour le moins rafraichies. Selon l’un de ses proches, Emmanuel Macron ne supporterait plus d’entendre « les experts parler à la place des politiques ». Le problème, c’est que le message n’est pas plus clair lorsque ce sont les politiques qui s’expriment. Et ce, pour une raison que bon nombre de conseillers ministériels pensent avoir identifiée : l’absence de portage politique.
Ellen Salvi