Plus de la moitié des 1 460 enquêtes confiées par la justice à l’Inspection générale de la police nationale en 2019 concernaient des accusations de violences volontaires.
« Ceux qui déconnent sont sanctionnés », a affirmé le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, à propos des forces de l’ordre, après l’évacuation violente d’un camp de migrants à Paris, lundi 23 novembre. « L’IGPN et la justice vont enquêter. Les rapports seront rendus publics et, si c’est vérifié, je prendrai des sanctions. » Depuis plusieurs années, les affaires de violences policières (Steve Maia Caniço, Cédric Chouviat, Zineb Redouane, Michel Zecler, manifestations de « gilets jaunes« …) deviennent plus visibles.
Des enquêtes sont ouvertes, à la fois administratives (sur le fonctionnement interne de la police) et judiciaires (en cas d’infraction pénale). Les premières peuvent aboutir à des sanctions disciplinaires (avertissement, blâme, abaissement d’échelon…), les secondes à des peines prévues par le Code pénal (amende, prison avec sursis, prison ferme).
L’Inspection générale de la police nationale (IGPN), la « police des polices », est l’institution principale chargée d’enquêter sur les policiers. Elle peut être saisie par l’autorité administrative (ministre de l’Intérieur, directeur général de la police nationale, préfet de police…) et/ou l’autorité judiciaire (procureur, juge d’instruction). L’IGPN n’a pas le pouvoir de prononcer des sanctions disciplinaires ou des condamnations, elle mène les enquêtes. C’est la justice ou l’administration policière qui tranche par la suite. Dans le cas d’affaires de « violences volontaires », quelles décisions ont été prises ces dernières années ?
Des enquêtes pour « violences volontaires » en hausse
Concernant le volet administratif, le dernier rapport annuel de l’IGPN indique qu’en 2019, 159 enquêtes ont imputé des manquements professionnels ou déontologiques à un ou plusieurs agents. Parmi ces manquements, « l’usage disproportionné de la force ou de la contrainte et le manquement au devoir de protection de la personne interpellée » a concerné 49 agents. Mais impossible de connaître dans le détail les sanctions qui leur ont été infligées, si sanction il y a eu, par la hiérarchie policière. L’IGPN indique simplement qu’un total de 1 678 sanctions ont été prononcées, dont une grande majorité d’avertissements (900), puis des blâmes (595).
Ces chiffres concernent tout type de manquement, dont l’usage disproportionné de la force. Contacté par franceinfo, le ministère de l’Intérieur indique ne pas détenir de statistiques précises sur les sanctions administratives prises à l’encontre des policiers dans ce cas-là.
En cas d’accusations plus graves envers les policiers, où il peut y avoir une infraction pénale, l’IGPN mène des enquêtes judiciaires (à la demande d’un juge d’instruction ou d’un procureur). En 2019, 1 460 enquêtes judiciaires ont été ouvertes, et 868 d’entre elles portaient sur des « violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique ». Un chiffre en augmentation de 41% par rapport à 2018. « Il y a eu un effet ‘gilets jaunes’ et un effet de saisine plus important des parquets », a nuancé sur Europe 1 la patronne de l’IGPN, Brigitte Jullien, à propos de cette augmentation. Sur la plateforme de signalement de l’IGPN, les « comportements jugés brutaux sont en hausse de 32% », a également indiqué la directrice.
Pas de statistiques nationales sur les condamnations
Les enquêtes judiciaires, une fois closes, peuvent aboutir à un procès. Mais ni le ministère de l’Intérieur ni celui de la Justice ne disent détenir de statistiques sur les sanctions pénales prononcées. La chancellerie dispose de données globales sur les condamnations pour des « atteintes aux personnes par personne dépositaire de l’autorité publique ». Toutefois, ce chiffre large peut concerner des policiers, mais aussi des gendarmes, magistrats, préfets, militaires, gardiens de prison, etc. La gravité des violences dans ces données de condamnations est également très variée. Elles peuvent n’avoir entraîné aucune incapacité de travail, comme des incapacités de travail supérieures à huit jours.
Ainsi, en 2019, « 83 infractions ont donné lieu à des condamnations pour des atteintes aux personnes délictuelles par personne dépositaire de l’autorité publique, dont 61 à titre d’infraction principale », détaille le ministère de la Justice à franceinfo.
« Entre 2015 et 2019, 72% de ces condamnations [à titre d’infraction principale] étaient assorties d’une peine d’emprisonnement. Le taux d’emprisonnement ferme est de 13%, avec un quantum moyen de six mois », indique le ministère. Une peine d’amende est prononcée dans 22% des condamnations. Dans ces ordres de grandeur, impossible une nouvelle fois de distinguer la part de condamnations concernant les violences policières.
Des rapports pointent la rareté des poursuites
Pour en avoir une idée plus précise, il faut contacter chaque parquet individuellement. Plusieurs tribunaux contactés par franceinfo disent ne pas avoir de statistiques en ce sens. Certains se sont exprimés auprès de L’Express l’année dernière. Par exemple, en 2018, sur 334 saisines mettant en cause des policiers, le parquet de Bobigny (Seine-Saint-Denis) a engagé des poursuites devant le tribunal correctionnel dans « une vingtaine de procédures » et a émis « une dizaine » de rappels à la loi.
« Le taux de poursuite [des policiers] est plus faible que pour le reste de la population. »
Loïc Pageot, vice-procureur du parquet de Bobigny à « L’Express »
A Perpignan (Pyrénées-Orientales), le procureur indique qu’il saisit l’IGPN « une vingtaine de fois par an, en moyenne », avec des poursuites qui débouchent sur une condamnation dans « environ 10% à 15% des cas ». A Nancy (Meurthe-et-Moselle), le parquet estime les saisines de l’IGPN à « sept par an en moyenne », avec un taux de poursuites « de l’ordre de 40% ».
D’autres enquêtes menées par des ONG, des instituts ou des médias donnent davantage de détails sur l’existence de poursuites et, le cas échéant, la nature des peines prononcées. En 2016, un rapport d’Hélène Cazaux-Charles, alors directrice de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), indiquait que sur les 59 cas répertoriés où un policier a tué quelqu’un avec une arme entre 2010 et 2016, seuls deux ont donné lieu à un procès, cite le site d’information Les Jours (édition abonnés). « La légitime défense est en général retenue. Les tireurs sont majoritairement entendus en audition libre, sans garde à vue, jamais placés en détention provisoire et exceptionnellement sous contrôle judiciaire », résume le média.
La même année, un rapport de l’ONG chrétienne Acat sur l’usage de la force par les représentants de la loi a analysé 89 situations alléguées de violences policières entre 2005 et 2015. L’association a établi qu’au moment de la rédaction de son rapport, la justice avait conclu en grande majorité à un non-lieu. En 2017, le média Streetpress a analysé 47 dossiers de décès d’hommes désarmés impliquant les forces de l’ordre (police et gendarmerie). Au moment de la publication de l’enquête, plus d’un tiers des procédures (16 sur 47) avaient abouti à un classement sans suite, un non-lieu ou un acquittement des fonctionnaires. Vingt-huit dossiers étaient toujours en cours. Et seules trois condamnations avaient été prononcées – de la prison avec sursis.
En juillet dernier, le média Bastamag a également étudié les affaires impliquant des policiers ou gendarmes et ayant entraîné la mort d’une personne sur les 43 dernières années. « Parmi les 213 dossiers (…) dont nous connaissons les suites judiciaires, nous avons recensé dix cas à la suite desquels une peine de prison ferme a été prononcée », relève-t-il.
Des « violences illégitimes » difficiles à prouver
Comment expliquer ce faible taux de condamnation au vu du nombre d’affaires ? Laurent-Franck Liénard, avocat spécialiste dans la défense des forces de l’ordre, estime que la loi actuelle suffit à protéger les fonctionnaires s’ils tirent pour se défendre. « J’ai traité 250 fusillades, et en 25 ans, j’ai eu une seule cour d’assises », déclare-t-il aux Jours.
« Généralement, les poursuites s’arrêtent soit le soir même, soit quelques semaines après, ou à l’instruction. Il y a très peu de procès et de condamnations. »
Laurent-Franck Liénard, avocat spécialiste de la défense des forces de l’ordreaux « Jours »
Même constat pour le vice-procureur de Bobigny Loïc Pageot : « La plupart des enquêtes sont classées sans suite pour cause d’infraction insuffisamment caractérisée, explique-t-il à L’Express. Ça ne veut pas dire que les faits ne se sont pas produits, mais qu’il n’existe pas de preuves suffisantes pour obtenir une condamnation. »
La caractérisation des « violences illégitimes » par les enquêteurs nécessite en effet des éléments souvent difficiles à établir. « Il faut avoir une attestation médico-judiciaire qui montre de manière formelle qu’il y a eu une violence illégitime, et c’est très rare ; il faut qu’il y ait une contradiction dans la procédure initiale, qui indique que quelque chose a été dissimulé, mais là aussi c’est très rare ; et, troisième possibilité, il faut qu’il y ait un témoin qui ne soit ni un ami du plaignant ni un des autres policiers (…) De fait, beaucoup d’affaires sont classées sans suite », étaye sur Mediapart (article abonnés) le sociologue Cédric Moreau de Bellaing, auteur d’une étude sur l’Inspection générale des services (IGS, qui a fusionné avec l’IGPN).
« Et même une fois l’enquête ouverte, il y a d’autres questions pour la justice, comme l’impartialité du service choisi pour enquêter. L’IGPN a l’avantage de connaître les techniques d’interpellation, mais ses agents dépendent du ministère de l’Intérieur, poursuit auprès de franceinfo Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature. Il y a des changements structurels à faire. Dans les faits, la plupart du temps où la justice a pu condamner des policiers, il y avait des images. »
Poster un Commentaire