Suicide des agriculteurs: les sénateurs paralysés

Se voulant les relais de la France rurale, les sénateurs qui reprennent ce jour le dossier du suicide des agriculteurs sont tétanisés par cette violence dont ils ne parviennent pas à sortir le monde paysan.

Les rapports des sénateurs se suivent et se ressemblent. Ce 17 mars, Henri Cabanel (PS, Hérault) et Françoise Férat (Union centriste, Marne) ont présenté un énième rapport « sur les agriculteurs en situation de détresse », laborieux euphémisme pour évoquer les suicides qui atteignent des niveaux effrayants dans l’agriculture française : la Mutualité sociale agricole (MSA) en a compté 605 pour la seule année 2015… Et le mouvement continue, les derniers chiffres parus en septembre 2019 donnent un suicide chaque jour. Quelle profession oserait accepter un tel désastre ? Les sénateurs ont beau jeu de parler d’« indifférence » alors que partout on ne cesse de tirer la sonnette d’alarme. Tétanisés ?

Tétanisés, les sénateurs et les pouvoirs publics se voilent la face devant une situation dont ils ne parviennent pas à démêler l’écheveau. Sur le site du Sénat, l’impuissance est trahie par cet amalgame : « Les causes en sont multiples : aléas et crises économiques, sanitaires et climatiques, agribashing, pertes de revenus, solitude, maladies, surendettement, lourdeur administrative… » Avec un tel inventaire à la Prévert qui ne hiérarchise pas les faits, qui mélange ce qui relève du modèle économique productiviste avec les reproches des sociétés urbaines, qui se dédouane sur les fragilités psychologiques personnelles et les questions financières, et qui prononce un inaudible mea culpa de l’Etat bureaucratique maintenant sous tutelle une profession pour une part appauvrie, tout cela est bien commode pour se voiler la face.

Fuite en avant

L’échec des politiques de prévention contre le suicide lancées en 2011 comme une « grande cause nationale » est patent. Les responsables agricoles cachent mal la honte qu’ils éprouvent de ces morts pour rien en cherchant toujours à compliquer un diagnostic pourtant très simple à faire si tant est qu’on a le courage de dénoncer un modèle agricole mortifère. On se garde bien de faire des études sur les types de fermes où sont arrivés les drames. On pourra mener toutes les missions pour identifier, comme le fait le rapport « Agriculteurs en détresse », pas moins de 63 pistes « pour mieux prévenir ce phénomène, briser le tabou et éviter les drames », on fait le pari que rien n’avancera tant qu’on continuera d’encourager l’agrandissement des fermes, l’endettement des agriculteurs auxquels on promet les mirages du marché mondialisé, la mécanisation qui isole les paysans de la terre et des animaux.

Déni

Ce déni est ancien. Pourtant, Edgard Pisani qui fut ministre de l’agriculture du Général de Gaulle, avait fait son mea culpa dans son testament Un vieil homme et la Terre (2004) sur ses choix d’une agriculture industrielle et énergivore lorsque la PAC fut lancée en 1962[1]. Il reprochait aux agronomes – parmi lesquels un René Dumont – de l’époque de l’avoir mal conseillé. Dumont a viré de bord en montrant comment le modèle américain n’était pas adapté à l’Europe mais ceux qui voulaient faire de l’agriculture un business surent maintenir leurs positions jusqu’à une absurde surproduction qu’il fallut freiner par des quotas. Le tout pour se dédouaner d’une remise en cause en s’octroyant le rôle de nourrir le monde, et notamment les pays du Sud.

Diversion

Ainsi, on maintient des structures comme les chambres d’agriculture, les SAFER (sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) et certains syndicats qui ne cessent de pousser les agriculteurs dans l’enfer de la compétition où certains finissent broyés jusqu’à la mort. On aura bon dos d’accuser les citadins d’agribashing, alors qu’ils tentent juste d’apporter leur pierre à un débat qui les concerne aussi. Car cette politique agricole coûte près de 24 milliards d’euros, soit les trois-quarts de la valeur ajoutée agricole si on compte le coût du financement de la protection sociale agriculteurs. Ce n’est pas rien. On ne reproche pas aux agriculteurs d’être accompagnés pour faire face aux aléas économiques et climatiques désormais que la plupart a abandonné la polyculture pour l’agriculture intensive. Mais on peut imaginer aussi que les citoyens puissent demander des contres-parties environnementales désormais que les liens entre la chimie agricole et les maladies neurodégénératives sont établis.

Joujoux

Cette manière de ne pas avoir de politique agricole audacieuse autrement qu’en se laissant bercer par d’autres mirages comme l’agriculture « de précision » que poussent les coopératives. Alors qu’on sait déjà qu’elle vise l’accroissement de la production plus que la résolution des problèmes environnementaux, les productivistes continuent de rêver « modernisation » : « on est performants », « on produit propre », « on produit beaucoup et bien », « il faut bien nourrir le monde »[2]. Aucun agriculteur ne mesure la perte d’autonomie lorsqu’ils s’enchaînent encore plus à des « outils d’aide à la décision » nécessitant des traces, des contrôles, des contraintes, des astreintes mentales permanentes dont le robot de traite est le modèle le plus raffiné (alertes à tout moment nécessitant des réactions rapides et un stress incommensurable). François Jarrige explique que « chaque choix technique implique un type de société et de rapport au monde »[3].

L’actuel ministre Denormandie peut féliciter les agriculteurs pour le smartphone et l’agriculture connectée qui, en réalité, divertit des vraies questions. Les problèmes sociaux de la paysannerie ne se règleront pas sur les écrans. Et que les agriculteurs de demain sachent bien que l’intelligence artificielle va se retourner contre eux. Le « monitoring » des surfaces agricoles par les satellites pousse les pouvoirs publics à tout contrôler et les machines vont devenir les seuls interlocuteurs des paysans déjà très isolés. L’avantage stratégique de suivi des récoltes depuis le ciel est une chimère technologique qui déshumanise encore plus le travail agricole. « Ainsi, la méthanisation ou l’usine à la ferme qui oblige les protagonistes à se soumettre, à nourrir le fermenteur plutôt que les animaux quand la sécheresse vient. Ainsi des robots qui remplacent des tâches humaines. Ainsi, les ordinateurs qui calculent tout, du début à la fin, abandonnant la complexité de notre métier aux mains de multinationales qui, elles, accaparent nos savoir-faire. Ils n’auront bientôt plus besoin de nous. Peut-être est-il temps de briser leurs machines » se demande Cécile Muret, paysanne à Rahon (Jura) (id.).

Tels sont les vraies questions de l’agriculture actuelle qui pousse à la mort. Les sénateurs Agnès Constant, Daniel Gremillet, Laurent Duplomb se plaignant que « le travail des paysans n’a jamais été reconnu » (sic), Marie-Noëlle Rauscent et bien d’autres sont loin d’avoir saisi tous les enjeux d’une hécatombe. Elle devrait les conduire à s’inspirer des fermes qui marchent plutôt que de sauver celles qui sont condamnées

[1] Rappelons que les pouvoirs publics après la Seconde Guerre mondiale, ont organisé la contraction drastique des paysans au motif que certains en avaient profité ou avaient soutenu Vichy.

[2] Voir les travaux en cours de la thèse de Jeanne Oui (EHESS).

[3] Campagnes solidaires, n° 370, mars 2021

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