Abolir la police

Luttes et réformes

Collectif Matsuda

paru dans lundimatin#305, le 20 septembre 2021

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la publication ce mois-ci d’Abolir la police [1] arrive à point nommé.

[1] ajoutons à cette percée éditoriale Nous sommes en…

Dans cet ouvrage, le collectif Matsuda propose une compilation de traductions de textes étatsuniens qui s’inscrivent dans le courant dit abolitionniste, qui ne propose donc pas de réformer la police ou de limiter ses financements mais plus simplement de s’en débarrasser. A cela s’ajoute de nombreux textes d’analyse et de contextualisation, rédigés par le collectif lui-même. Le livre s’ouvre sur le mouvement George Floyd qui a enflammé les USA en 2020 et à partir duquel le mot d’ordre d’abolition de la police a explosé. Il s’intéresse ensuite plus précisément au mouvement abolitionniste, son histoire, son actualité et surtout ses deux grands axes de combat ; délégitimer la police par une critique globale de l’institution et la rendre concrètement obsolète en diffusant des manières de s’organiser, vis-à-vis des conflits et agressions, en dehors du système pénal [2]

[2] Nous vous invitons également à visiter le site internet…

. Nous en publions ici un extrait

Fin 2015. Le maire de Chicago, Rahm Emanuel, est sous le feu des critiques. On lui reproche notamment une gestion des services de police trop « agressive » envers les Africains-Américains en particulier depuis la mort en octobre 2014 de Laquan McDonald, dix-sept ans, tué en pleine rue de seize balles par un policier. Cette même année, dix-neuf personnes ont été tuées par la police de Chicago. Mais c’est surtout la mort de Quintonio LeGrier (19 ans) et Bettie Jones (55 ans) qui met le feu aux poudres. L’histoire est tristement banale : un appel est passé pour un « trouble de voisinage » ; en fait, c’est une dispute familiale impliquant Quintonio, qui souffre de troubles psychiques et brandit une batte de base-ball devant son père. Une patrouille arrive au domicile des LeGrier. Le jeune homme est abattu par un des deux policiers. Une balle perdue atteint également la voisine du dessous, Bettie, à qui le père de Quintonio avait demandé de ne pas ouvrir aux forces de l’ordre [3]

[3] L’histoire ne s’arrête pas là, le policier meurtrier….

Le policier a été suspendu trente jours, à la suite d’une réforme appliquée par le nouveau chef de la police : un homicide entraîne trente jours de renvoi. Plus largement, le maire de Chicago s’engage à mieux former les agents et à doubler le nombre de tasers. Dans un contexte conflictuel entre mairie, police et manifestants, une telle promesse de réformes suite à un crime policier est exemplaire de ce que signifie « réformer la police » en général et de la fonction de ce genre d’annonces : gagner du temps, dessécher les révoltes en les inscrivant dans le temps judiciaire et faire en sorte que les protestataires rentrent chez eux, persuadé·es que « les choses vont changer ».

Les appels à la réforme de la police aux États-Unis sont de plus en plus forts et fréquents. On peut y lire un effet des luttes Black Lives Matter (BLM) qui remettent fortement et régulièrement en cause l’institution policière. Mais l’enjeu, aujourd’hui, réside à porter une critique de la police – et du complexe industrialo-carcéral par extension – qui ne soit pas immédiatement traduite en terme réformiste, c’est à dire en vue de l’amélioration de l’institution et des pratiques policières. On voit souvent émerger des demandes pour une meilleure conduite des forces de l’ordre, mais rarement des discours affirmant qu’il faut en finir définitivement avec la police.

Battre en brèche les propositions de réforme pour l’amélioration de la police est devenu un art dans lequel le mouvement abolitionniste excelle. Il arrive à formuler clairement des critiques des institutions et des propositions de luttes qui ne sont pas aisément recapturées dans la rhétorique réformiste.

POURSUIVRE LES POLICIERS ?

Si l’on regarde le contexte étasunien, plusieurs obstacles empêchent habituellement les poursuites judiciaires à l’encontre des policiers. Premièrement, du point de vue du droit, les pouvoirs de police ne relèvent pas directement de l’État fédéral mais d’abord des États locaux, qui eux-mêmes délèguent aux comtés et aux municipalités les missions d’organisation et de commandement. Si le ministère de la Justice est saisi en cas de « manquements répétés » à l’encontre des droits constitutionnels des citoyens, un éventuel jugement n’aboutit qu’à un accord au rabais entre le ministère et un département de police spécifique. Pas grand espoir de ce côté-là. Et cela n’impacte en rien les multiples autres services de police du pays.

Deuxièmement, depuis la fin des années 1960, les syndicats de policiers sont extrêmement puissants, aux États-Unis comme ailleurs. Dans un contexte d’émeutes urbaines et de contestation politique, ils se sont posés en rempart d’une société assiégée à protéger. Forts d’un grand nombre de syndiqués, ils ont obtenu des conventions collectives qui rendent très difficiles les actions disciplinaires contre eux, comme les renvois pour comportements racistes et violents. Ces conventions peuvent s’imposer face au droit public, confortant ainsi le régime d’exception de l’institution policière.

Par ailleurs, les élus états-uniens cèdent régulièrement aux demandes des syndicats de police, une grande majorité d’États ont par exemple mis en place la loi Stand Your Ground(« défendez votre territoire ») qui autorise le recours a une « force raisonnable » dès que quelqu’un considère être soumis à une menace. Cette loi permet à beaucoup de policiers ayant étranglé ou abattu des gens d’échapper à un procès [4]

[4] À ce sujet, en France, voir le livre de Vanessa…

. Les policiers mis en cause dans des affaires de violence ou de crimes policiers, peuvent compter sur le soutien systématique et sans faille de leurs collègues et des syndicats, quoi qu’ils aient fait [5]

[5] Une des seules exceptions est Derek Chauvin qui a été…

. Ainsi, l’organisation décentralisée de la police, son appui sur des syndicats puissants, une législation protectrice et un esprit de corps à toute épreuve enterrent tout espoir de refonte.

« LE RÉFORMISME N’EST PAS UNE LIBÉRATION, C’EST DE LA CONTRE-INSURRECTION »

Comme le note le chercheur et militant Dylan Rodriguez, depuis soixante ans, les grandes phases de réformes contemporaines de la police répondent systématiquement à des révoltes urbaines contre la police [6]

[6] « Magical thinking of reformism. Reformism isn’t…

. Que ce soit à la suite des émeutes de Watts en 1965, celles de Détroit en 1967, ou plus récemment après celles de Los Angeles en 1992, chaque épisode de révolte donne lieu à des commissions gouvernementales réunissant politiciens, chefs de la police, activistes des droits civiques et universitaires pour plancher sur la réforme de la police [7]

[7] Le soulèvement pour George Floyd n’a pas échappé à la…

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Les réformistes qui souhaitent endiguer la colère contre les forces de l’ordre misent en particulier sur le modèle du community policing, qui correspond à la « police de proximité » en France. À partir des années 1960 aux États-Unis, les villes mettent en place des brigades piétonnes et à cheval. Des petits commissariats de quartier voient le jour, ainsi qu’une politique de quotas de recrutement de policiers non-blancs. Les policiers sont censés discuter, nouer des contacts avec les commerçants, organiser des activités sportives pour les jeunes. Ils doivent privilégier les partenariats avec les associations locales, avec les habitant·es connu·es et reconnu·es dans leurs communautés. Le community policing passe aussi par la tenue de réunions régulières entre responsables policiers et habitants (souvent les plus âgés et les propriétaires) pour faire remonter les problèmes de voisinage (propreté de la chaussée, point de deal, présence de travailleuses du sexe, de jeunes qui traînent …) [8]

[8] Certaines villes vont même jusqu’à faire passer les…

. Ce bouquet de mesures visent à valider un partenariat avec ceux de la communauté ayant intérêt à la présence des flics.

Cependant, on ne peut pas dire que le community policing soit très implanté dans les services de police américains – même si le retour des démocrates à la Maison Blanche va probablement donner lieu à des tentatives de le remettre au goût du jour. Cette méthode de travail, même si elle est encouragée par des financements fédéraux, peine à s’implanter tant la majorité des flics ne veulent pas en entendre parler. Par ailleurs, cette approche est basée sur l’existence de communautés un minimum structurées autour d’organisations avec des interlocuteurs du monde associatif ou religieux par exemple. Sans cela, pas de possibilité d’installer les indispensables partenariats entre policiers et populations. Dans les quartiers où une bonne partie des gens se méfient de la police et sont peu enclins à collaborer avec elle, les approches en ces termes ne semblent pas avoir beaucoup d’avenir.

Dans les années 1990, l’accent est mis sur la responsabilité (accountability) de la police. Il faut que les flics soient transparents, que les citoyen·nes puissent leur demander des comptes. À ce moment-là, les commissions de veille citoyenne se multiplient dans les grandes villes [9]

[9] Ces groupes de surveillance citoyenne de la police se…

. L’idée d’un contrôle communautaire de la police qui avait émergé depuis les luttes des années 1970 prend une nouvelle forme. Aujourd’hui, piloté par la mairie il permettrait de redonner de la confiance dans la police, grâce à une transparence accrue. Face à ces arguments, les abolitionnistes avancent que la police ne peut être séparée de ses fonctions historiques simplement avec une « bonne » supervision. Par ailleurs, la violence policière envisagée comme relevant de dysfonctionnements individuels mine la capacité à s’attaquer au système dans son ensemble. Investir dans un organe de surveillance de la police signifie investir dans la possibilité de sa réforme, donc sa légitimation. Une impasse en somme.

CE NE SONT PAS LES POMMES QUI SONT POURRIES, C’EST LE POMMIER

Les nombreuses tentatives de réformes paraissent toutes plus incapables les unes que les autres de faire cesser le harcèlement, les violences et les assassinats policiers. La documentation, la formation ou la surveillance ne protègent pas contre les fouilles, les intimidations, les coups et la mort. L’exemple du policier Derek Chauvin est éclairant : il avait déjà fait l’objet de dix-huit signalements internes au département de police de Minneapolis, il avait suivi une formation sur les préjugés raciaux, une autre sur la désescalade lors d’interventions avec des personnes en situation de crise et sa caméra-piéton ne l’a pas empêché de maintenir George Floyd sous son genou pendant près de neuf minutes. Les policiers n’ont pas nécessairement besoin d’agir cachés pour brutaliser la population, sachant pertinemment que leurs actes seront couverts, relativisés et étouffés par leurs responsables et la justice. Un plus haut degré de transparence et de proximité de l’institution ne permet pas d’interrompre la violence.

La question pour les abolitionnistes n’a jamais été de dénoncer les « brebis galeuses » ou les « pommes pourries » au sein de policiers globalement considérés comme bons et compétents. Ni d’imaginer une police plus respectueuse du droit, qui tuerait moins de citoyens de seconde zone. Car cette institution a pour raison d’être la défense et l’approfondissement des rapports de domination, comme le montre le lien historique entre apparition de la police, début de l’esclavage et naissance du capitalisme. Les réformes ne pourront modifier que les moyens de parvenir à remplir cette mission, mais elles ne changeront pas leurs objectifs. Les militants anti-esclavagistes avaient le même genre de certitudes : ils condamnaient le système esclavagiste dans son ensemble et luttaient pour son éradication complète, sans se demander si distribuer des manuels de savoir-vivre aux « maîtres » permettrait l’invention d’un système de servitude à visage humain…

« RENFORCER LA POLICE OU L’ABOLIR PAS À PAS ? »

Les réformes de la police sont également analysées sous les plumes abolitionnistes à travers ce qu’elles produisent en positif pour les policiers, pas seulement comme des opérations cosmétiques finalement inutiles. La réforme est une alliée directe des forces de l’ordre en étendant leur pouvoir et en augmentant leur budget sous couvert d’amender la profession. Elle légitime les institutions du maintien de l’ordre en réactualisant l’objectif possible d’un fonctionnement juste et ont pour but la perpétuation et l’amélioration du système répressif. Le collectif Critical Resistance a publié un document à la suite des émeutes de Ferguson en 2014 intitulé « Renforcer la police ou l’abolir pas à pas ? » [10]

[10] Voir le tableau traduit par la revue Jef Klak dans…

. Prenant la forme d’un tableau à double entrée, chaque réforme est scrutée sous l’angle de l’interrogation suivante : est-ce que cette mesure va réduire l’emprise de la police sur nos vies ? Toutes les lois imaginées par les législateurs vont dans le sens inverse. Par exemple, l’amélioration de la formation des policiers, brandie comme étendard par la gauche de part et d’autre de l’Atlantique, a pour effet d’augmenter le budget de l’institution. Elle repose sur la drôle de croyance d’une possible auto-contrainte des policiers en laissant sciemment de côté les contraintes systémiques qui encouragent les policiers à faire usage de leurs armes. Surtout, elle multiplie les possibilités d’intervention pour les flics. Ainsi, si un commissariat offre à ses agents une formation pour mieux gérer les personnes en crise psychiatrique, ils auront une légitimité supplémentaire à intervenir dans ces cas-là et cela agrandit de fait leur champ d’action [11]

[11] Sachant que plus d’un quart des meurtres policiers aux…

. Ce type de réforme tend en réalité à ajouter des cordes à l’arc répressif.

L’abolition suppose de construire un mouvement politique large luttant pied à pied contre le système pénal. Cette lutte comprend différentes réformes arrachées au pouvoir, qui rapprochent d’un monde sans police : la seconde partie du tableau de Critical Resistanceprésente des réformes dites « non réformistes » ou « abolitionnistes ». Beaucoup d’abolitionnistes défendent ce type de mesures que Thomas Mathiesen [12]

[12] Thomas Mathiesen est un sociologue abolitionniste…

, l’un des militants et penseurs du mouvement abolitionniste depuis les années 1970, nommait pour sa part « réformes négatives ».

Il est en réalité impossible de dresser la liste de « bonnes » ou « mauvaise » réformes dans l’absolu. Cela dépend du contexte, ce qui serait une reculade quelque part pourrait être audacieux ailleurs. Les abolitionnistes le rappellent régulièrement, ceci est une question de stratégie. Par contre, l’importance d’énoncer l’objectif final demeure : défaire la police.

Voici quelques questions qui peuvent aider à prendre du recul sur la pertinence d’une campagne et évaluer si elle renforce ou non le maintien de l’ordre :

— Est-ce que cette réforme réduit le budget de la police ?
— Est-ce qu’elle réduit son échelle, ses outils, ses technologies, sa portée ?
— Est-ce qu’elle dissocie la police des idées de « sécurité » et de « protection » ?
— Est-ce qu’elle diminue la légitimité des forces de police ?

En clair, il s’agit d’éviter les réformes qui aident l’institution policière à surmonter les crises, se restructurer et conserver son pouvoir. Plutôt viser celles qui la discréditent, diminuent son budget, ses armements, ses protections judiciaires, son moral, ses soutiens politiques… Elles recoupent des choses très différentes : s’organiser localement pour renvoyer des policiers d’un lycée, obtenir la libération d’un détenu, abaisser drastiquement le nombre de policiers d’une ville, limiter le paiement des heures supplémentaires ou encore suspendre le salaire d’un agent si une enquête sur lui est en cours, faire payer les responsabilités professionnelles de la poche des policiers…

Autant de petits bouts du pouvoir policier arrachés et grignotés dès maintenant.

[1ajoutons à cette percée éditoriale Nous sommes en guerre – Terreur d’État et militarisation de la Police de Pierre Douillard-Lefèvre et Défaire la police avec Serge Quadruppani, Elsa Dorlin, Irené, Jérôme Baschet, deux ouvrages dont nous ne manqueront pas de parler très bientôt.

[2Nous vous invitons également à visiter le site internet qui accompagne l’ouvrage, www.abolirlapolice.org et qui devrait être régulièrement mis à jour afin d’alimenter le débat autour d’un abolitionnisme offensif et transformateur.
Le livre, disponible dans de nombreuses librairies peut aussi être commandé directement sur le site.

[3L’histoire ne s’arrête pas là, le policier meurtrier réclame à la famille LeGrier dix millions de dollars pour « traumatisme émotionnel extrême ».

[4À ce sujet, en France, voir le livre de Vanessa Codaccioni, La légitime défense. Homicides sécuritaires, crimes racistes et violences policières, Paris, CNRS, 2018.

[5Une des seules exceptions est Derek Chauvin qui a été lâché par le conseil municipal (son ancien employeur), ses collègues et les syndicats policiers de Minneapolis. Son seul soutien public, lors de son procès, est son avocat qui continue de dire qu’il n’est pas responsable du meurtre de George Floyd.

[6« Magical thinking of reformism. Reformism isn’t liberation. It’s counterinsurgency », Rodiguez Dylan in Abolition for the people, parution en ligne, 2020, Level Media.

[7Le soulèvement pour George Floyd n’a pas échappé à la règle. Les parlementaires ont proposé à sa suite deux lois de réforme de la police qui ont été rejetées finalement par le Sénat. La ville de New-York a elle aussi planché sur des mesures pour sa police à l’automne 2020. Elles sont bien décortiquées dans le texte Police stories sur www.illwilledition.com. En France, ça nous rappelle le Beauvau de la sécurité, annoncé après le tabassage médiatisé de Michel Zecler, producteur de musique noir en novembre 2020, et qui débouche sur… de nouveaux acquis sociaux pour la police (gratuité des transports publics, subventions pour les mutuelles de flics…).

[8Certaines villes vont même jusqu’à faire passer les flics pour des agents de lutte contre les inégalités. Ruth Wilson Gilmore relate par exemple que la police de Los Angeles, après les émeutes de 1992, formait des équipes pour recueillir les doléances dans les quartiers pauvres et distribuer des lunettes ou des bons d’achat. Voir Ruth Wilson et Craig Gilmore, « Beyond Bratton », dans Policing the Planet, dirigé par Jordan Camp et Christina Heatherton, Verso, 2016, pp 145-164.

[9Ces groupes de surveillance citoyenne de la police se réunissent en 1995 dans la National Association for Civilian Oversight of Law Enforcement (NACOLE).

[10Voir le tableau traduit par la revue Jef Klak dans l’article Que faire de la police ? Les fonctions du maintien de l’ordre social en question, disponible sur leur site internet.

[11Sachant que plus d’un quart des meurtres policiers aux États-Unis concerne une personne ayant des problèmes de santé mentale.

[12Thomas Mathiesen est un sociologue abolitionniste norvégien, auteur entre autres de The Politics of Abolition, London : Martin Robertson, 1974.

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