Quand les « polémiques » médiatiques sont impulsées par des syndicats de police, juges et parties : énième manifestation du journalisme de préfecture, ordinaire et militant.
Le 13 octobre à 22h10, Philippe Poutou (Nouveau parti anticapitaliste) était reçu pour la première fois sur un média national (France Info) depuis l’annonce de sa candidature à l’élection présidentielle trois mois plus tôt, le 27 juin. L’interview n’était guère prédestinée à « faire l’agenda », tant les chefferies éditoriales, dans leur grande tradition démocratique, méprisent ceux qu’elles appellent les « petits candidats » et le fond de leurs propositions politiques. En revanche, il suffit qu’un syndicaliste policier s’indigne à grands cris (sur Twitter) pour que se déclenche, notamment sur les chaînes d’info… une tempête médiatique.
L’origine du courroux est à trouver dans cette déclaration, qui, quoi qu’on pense de la formulation initiale, repose sur des bases factuelles, par exemple celle de… l’IGPN :
Philippe Poutou : Oui la police tue. […] Après, on peut discuter assassinats, meurtres, accidents, bavures… [Ou légitime défense] Ou légitime défense bien sûr. Là, il y a un niveau tel qu’on le sait, on le voit. Il y a assez de vidéos comme ça qui le montrent. Quand on est manifestant, on n’est pas protégé par la police, on est agressé, attaqué par la police. La police tue oui, mais la police surtout mutile. Combien de mains arrachées, combien de visages défigurés, combien de gens après derrière en garde à vue alors qu’ils n’ont rien fait ? Donc il y a une véritable violence policière oui. Il y a une police qui peut tuer, parce qu’en fait elle est armée, surarmée, et elle est dangereuse. (France Info, 13/10)
Moins d’une heure après l’interview de Philippe Poutou donc, le coureur de plateaux Matthieu Valet, porte-parole et secrétaire national adjoint du syndicat des commissaires de police SICP tweete frénétiquement [1] en « espér[ant] que M. Darmanin déposera plainte pour diffamation. » (Twitter, 13 octobre, 23h50). Les pressions policières sur le champ politique se révélant dernièrement fort efficientes, le ministre de l’Intérieur s’exécute le lendemain, sur Twitter également (14 octobre, 10h10). De quoi lancer la « polémique » médiatique ?
Ce serait sous-estimer la réactivité de CNews, qui était éveillée avant Darmanin, et dans les starting blocks de très bonne heure : autour de 8h50, c’est un certain Matthieu Valet que l’on retrouve au micro de Romain Desarbres. Et le syndicaliste policier SICP hausse le ton de ses 240 signes initiaux, en faisant le lien entre les propos de Philippe Poutou… et l’assassinat de Samuel Paty [2].
C’est ainsi qu’un syndicat de police et un média d’extrême droite, dont la rédaction reçoit pour consigne explicite d’être branchée sur les faits-divers dits « anti-flics » décrètent, construisent et lancent une « polémique » médiatique, en isolant une minute d’une interview qui en dure quarante-cinq [3].
D’autres chaînes privées embrayent aussitôt, et déclarent ouverte la parade des syndicats de police. À 12h30 sur Europe 1, Stanislas Gaudon (Alliance) ; à 13h30 sur BFM-TV, Thierry Clair (Unsa Police) ; à 15h sur LCI, Denis Jacob (Alternative Police CFDT) ; à 18h sur CNews et Europe 1, Matthieu Valet (SICP) de nouveau, dont les propos sont rediffusés ; à 18h40 sur BFM-TV, Jérôme Jimenez (Unsa Police) ; à 19h sur BFM-TV, Grégory Joron (SGP-Police). Même tambouille le lendemain matin, 15 octobre, avec Benoît Barret (Alliance) sur CNews, Cyril Jeannin (SGP Police) chez Sud Radio et encore Jérôme Jimenez (Unsa Police) en micro-trottoir dans « Les grandes gueules » (RMC). Des syndicalistes lancés systématiquement par des psychologues très à l’écoute : « Ça atteint le moral des policiers ou ce qui est excessif est insignifiant ? » (Romain Desarbres, CNews) ; « Mais comment on en arrive à ce qu’un candidat à la présidentielle, en l’occurrence Philippe Poutou, tienne de tels propos ? » (Pascale de la Tour du Pin, BFM-TV) ; « On vous a senti ému hein, face à ces accusations. Trop c’est trop ? » (Olivier Truchot, BFM-TV) ; « Comment avez-vous vécu ces deux prises de parole ? » (Yves Calvi, BFM-TV).
« Tout ça n’est pas très sérieux »
Car lorsqu’ils ne sont pas en plateau, les syndicalistes policiers peuvent compter sur de vaillants porte-parole. Sur CNews bien sûr, où la liberté d’expression est soudainement assimilée à un permis de tuer : « Quand Monsieur Poutou concrètement dit « la police tue », il accroche des cibles dans le dos de la police » avancera par exemple le journaliste (et ancienne plume de François Fillon) Joseph Macé-Scaron (« Punchline », CNews, 14/10).
Mais également sur BFM-TV, qui n’a pas manqué de capitaliser sur la dite « polémique », commentée en huis clos (à de rares exceptions près), entre commentateurs au diapason au moment d’affirmer que Philippe Poutou « choque », « provoque » et plus si affinités (voir en annexe).
Commentateurs d’ailleurs tout indiqués sur le sujet, à l’image du consultant « Sécurité » Dominique Rizet, incarnation chimiquement pure du journalisme de préfecture. Entre autres exemples, ce dernier avait particulièrement brillé sur BFM-TV lors de la mort de Steve Maia Caniço [4], en défendant mordicus un rapport de l’IGPN qui affirmait noir sur blanc qu’ « aucun élément ne permet d’établir un lien direct entre l’intervention des forces de l’ordre et la disparition de M. Steve Maia Caniço ». Aujourd’hui, l’ex-préfet de Loire-Atlantique, son directeur de cabinet et le commissaire chargé des opérations ce soir-là ont tous trois été mis en examen pour homicide involontaire [5].
Dominique Rizet donc, se dit aujourd’hui « choqué » d’entendre Philippe Poutou. Mais encore ? « Les mots sont les mots ». Effectivement. Devant donc être employés à bon escient. C’est pourquoi Dominique Rizet adoptera comme de coutume les mauvais, en parlant par exemple de la mort de Cédric Chouviat comme d’une affaire « extrêmement dérangeante », au cours de laquelle ce dernier « va se retrouver par terre », sans doute tombé tout seul, « et va être étranglé par la sangle de son casque. » Méchante sangle. Ou, plus largement, en parlant de « dérapages de certains policiers ». Voilà qui valait bien une leçon de pureté linguistique.
D’autres journalistes d’investigation légitimes à donner des leçons de rigueur ? Olivier Truchot, évidemment, à propos du travail de David Dufresne et de l’enquête réalisée par Basta ! sur les morts suite à l’action des forces de l’ordre, que mentionne précisément le candidat du NPA :
Il nous cite des sites, des journalistes militants qui sont assez anti-flics, donc tout ça n’est pas très sérieux. On est plus dans une démarche de l’extrême gauche très anti-flics. Est-ce que Philippe Poutou, il faut le faire taire ?
Tout travail ayant à voir avec le journalisme et l’information étant évidemment suspect aux yeux du faiseur d’opinions. Une leçon également dispensée par Laurent Neumann, autre fin limier de la chaîne, persuadé en outre d’avoir vu tout à fait clair dans le jeu du candidat révolutionnaire !
Philippe Poutou a réussi son entrée en campagne, et c’est peut-être ça qu’il cherchait à faire. Dans une pré-campagne présidentielle archi dominée médiatiquement par les poids lourds, […] les petits candidats ne savent pas comment émerger. Bah il a trouvé la solution ! Il a dit quelque chose qui est extrêmement choquant, qui est factuellement faux, mais qui peut ouvrir un vrai débat et du coup il a fait le buzz. On peut avoir un débat […]. Mais à une condition […] : c’est qu’on parte de bases factuellement exactes.
Exactement ce qu’on attend désespérément… des journalistes.
Pauline Perrenot
Annexe : Le commentaire ordinaire et militant des chaînes d’info
Syndrome de la « post-réalité » – disons plutôt du mensonge – ordinaire du débat médiatique : on transforme des faits, vérifiables et documentés par les chercheurs, en « opinion », que l’on soumet d’ailleurs allègrement à… l’opinion, via des sondages Twitter : « « La police tue » : Philippe Poutou a-t-il raison ? » (« Les grandes gueules », RMC) ; « « La police tue » : êtes-vous d’accord avec les propos de Philippe Poutou ? » (« Balance ton post », C8). Philippe Poutou est de ce fait précisément invité à « s’expliquer » et à répondre aux sommations des journalistes pour son « délit d’opinion ». On dira d’ailleurs par la suite qu’il « insiste » ou « persiste » tant l’attendu journalistique était à la repentance.
Quitte à détourner ses propos, y compris quand le candidat du NPA corrige les journalistes en direct. Par exemple dans cet échange :
– Olivier Truchot : Vous laissez entendre que la police tue délibérément.
– Philippe Poutou : Non ! Ce n’est pas ça ! C’est vous qui ajoutez « délibérément ». […] La police tue, c’est une réalité, maintenant, pourquoi elle tue ? Dans quelles conditions elle tue ? Voilà. Mais pas « délibérément », je n’ai jamais dit ça.
Mais Truchot n’en a cure, et remet le couvert le lendemain sur RMC à propos de Zineb Redouane : « On ne peut pas dire que la police a délibérément voulu tuer Zineb Redouane ! »
Au micro du même Truchot, Philippe Poutou déclare : « Ce n’est pas une question morale, c’est qu’il y a une répression politique. Il y a un choix du gouvernement et des gouvernements précédents de muscler les relations sociales. Maintenant ce qui est intéressant de discuter, c’est pourquoi la police réprime ? On sait très bien et on ne va pas dire que c’est parce que les policiers sont génétiquement méchants. » Quelques heures plus tard sur la même chaîne, la journaliste Laure Closier le traitera par le mépris en affirmant l’inverse : « Quand vous êtes d’extrême gauche, il est de bon ton de dire que les policiers sont extrêmement méchants. » (BFM-TV, 14/10). Par contre, et sans doute en guise de contre-exemple, cette dernière montrera ce qu’est vraiment une information, « sérieuse » et non « militante » :
– Maxime Switek : [Est-ce que] le candidat du NPA a raison ?
– Laure Closier : Non, absolument pas. Ce qui est vrai, c’est de dire que des gens sont « morts pendant des opérations de police ». Ça, vous pouvez le lire […] dans le rapport de l’IGPN. […] Et c’est sur ça que je veux bien insister : les morts comptent évidemment, [mais] 32 morts sur 5 millions d’opérations, ça fait précisément 0,00064% des cas. On est donc passé de ce chiffre minuscule à « la police tue ».
Soit un indécent « fact-cheking » – qui ne dément strictement rien de ce qu’a pu dire Philippe Poutou – formulé avec les termes de l’IGPN et les éléments de langage des syndicats de police, deux sources exclusives à valeur d’Évangile dans le milieu journalistique. Édifiant.
Signe d’un vrai pluralisme parmi les commentateurs, tout le monde s’accorde. « C’est comme si on disait que l’hôpital tue parce qu’il y a beaucoup de morts à l’hôpital, c’est évidemment stupide […]. [On a une] police qui respecte le plus possible les règles de la République, qui est assez exemplaire, qui est archi contrôlée » synthétise Christophe Barbier, toujours disponible pour élever le débat (BFM-TV, 14/10). « Gérald Darmanin est dans son rôle lorsqu’il porte plainte contre un élu qui tient des propos indignes. La violence aujourd’hui, elle est contre la police » soutient quant à elle sur RTL (14/10) Lydia Guirous, chroniqueuse sur CNews passée par BFM-TV (et ex-secrétaire nationale chargée des valeurs de la République et de la laïcité du gouvernement Sarkozy). Idoine, son intervention sera relayée par le syndicat des Commissaires de la Police Nationale.
Dans l’émission de Jean-Marc Morandini (CNews, 14/10), les trois invités sont de concert. L’éditorialiste (présenté comme « professeur d’histoire ») Kévin Bossuet fustige une « extrême gauche […] qui parle à la racaille à des fins électoralistes » ; Éric Revel, ancien patron de LCI et membre de la direction générale du groupe TF1 appuie : « M. Poutou a quitté la sphère de la politique républicaine. […] Quand vous dites, les policiers sont des tueurs, vous encouragez, vous légitimez des actes de violence contre les policiers », sa phrase étant terminée par Morandini qui s’exclamait quelques secondes plus tôt : « On le laisse débiter tout ça, à la télé, tranquillement, sans rien opposer ?! Et on l’écoute ! […] Comme si c’était une opinion comme une autre ! » [6] Et la poutre est énorme dans l’œil de CNews : quelques heures plus tard, l’omniprésent Jean Messiha est en roue libre, parlant de « putréfaction antifasciste du gauchisme » et désignant Philippe Poutou comme une « une tache invisible à l’œil nu dans le spectre politique » et un « gauchiste qui met un point d’honneur à se présenter en pyjama devant les caméras de télévision pour faire peuple. » (Chez Sonia Mabrouk, CNews). Vous avez dit fascisant ?
[1] « Je ne supporte plus cette minorité politique qui crache son venin sur les policiers, en nous insultant pour faire le buzz ! J’espère que M. Darmanin déposera plainte pour diffamation contre M. Poutou. Ceux qui souillent l’uniforme de la France ne méritent pas de porter l’écharpe ».
[2] « On va avoir des voyous qui vont être encouragés par ce genre de propos et quand on voit que Samuel Paty est décédé de fake news et de cet acharnement de certaines personnes pour des raisons obscures, et bah là, on peut se dire que c’est la même chose. Et moi je vous le dis, si on a un policier qui est agressé ou pire à cause de ce genre de propos, y aura des élus qui auront du sang sur les mains. »
[3] Très au fait du fonctionnement des médias, les commentateurs accuseront par la suite Philippe Poutou d’en être sciemment à l’origine, afin de « lancer sa campagne » !
[4] À la suite d’une intervention et de violences policières sur l’île de Nantes, le 21 juin 2019, lors de la Fête de la musique.
[5] Voir « Mort de Steve à Nantes : l’ex-préfet de Loire-Atlantique mis en examen », Mediapart, 15/10.
[6] Le dernier invité, Eduardo Rihan Cypel, membre du Conseil national du Parti socialiste enfoncera le clou : « Si j’étais ministre de l’Intérieur, je déposerais aussi plainte contre M. Poutou. »
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