« Choses vues » cette semaine au collège
Urgente est la situation. Risque terroriste, risque sanitaire : risques urgents, état d’urgence. État d’extrême urgence donc, puisque les risques, de natures différentes, s’additionnent. Comment ne pas avoir peur ? Comment les dépressions pourraient-elles ne pas s’accumuler elles aussi ? Encore un risque qu’il faudrait prévenir, si l’on veut, en bonne logique, tout surveiller, tout contrôler. Voyons comment l’école s’y prend, entre « Plans de mise en sûreté » qui font pleurer les élèves et délégation de services aux GAFAM pour les arrimer devant des écrans.
DE LA SITUATION PSYCHIQUE ET MORALE DES JEUNES
Force est de constater que le risque dépressif des enfants et des adolescents (laissons de côté celui des adultes qui n’en existe pas moins), s’il est pris en compte, ne semble pas s’amenuiser. Si l’on en croit la pédopsychiatre Lisa Ouss de l’hôpital Necker, actes et idées suicidaires « déferlent depuis l’automne, peut-être à la faveur d’un discours fataliste sur une jeunesse sacrifiée » (Tribune du Monde, citée par Caroline Coq-Chodorge dans l’article de Mediapart du 10 décembre, « La place des enfants dans l’épidémie : une insoluble controverse »). Les plus malmenés par la situation sont bien sûr les enfants des classes populaires : « Ces enfants et ces adolescents qui vont mal viennent « de familles fragiles qui ont été un peu plus abîmées par cette crise. Ils étaient souvent en difficulté scolaire, ils ont moins travaillé pendant le confinement et s’adaptent mal aux interruptions régulières de scolarité. Leurs difficultés se sont accrues. Les tentatives de suicide sont au plus haut pendant la période scolaire. À chaque rentrée, les urgences pédopsychiatriques sont pleines ».(…) Les pédopsychiatres voient aussi nombre de « petits enfants avec un retard de langage, lié à leur déscolarisation pendant le confinement, à l’arrêt de leurs activités culturelles et sportives. Beaucoup d’enfants ont passé le confinement devant la télévision » », lit-on dans le même article qui donne également la parole à la pédiatre Christèle Gras-Le Guen. Plus bas, on apprend encore que la vague de décompensations psychiques touche des enfants de plus en plus jeunes (propos de Lisa Ouss).
DE LA PRÉVENTION DES RISQUES À L’ÉCOLE
Pour en venir à quelques « choses vues » que je voudrais partager, il me faut encore reprendre ces propos de la pédopsychiatre qui constate « un manque de confiance [des jeunes] dans le monde des adultes, une difficulté à se projeter dans l’avenir. Il y a ceux qui manifestent, qui militent pour l’avenir de la planète. Et ceux qui restent au fond de leur lit, avec des idées noires ». Au milieu de ce tableau assurément inquiétant, comment réagit l’école, qu’invente-t-elle, que met-elle en place ? … les plans particuliers de mise en sûreté (PPMS) ! De quoi s’agit-il ? Les PPMS « permettent aux établissements de se préparer et de gérer une situation d’événement majeur de la manière la plus appropriée afin d’en limiter les conséquences. Cette démarche a pour objectif d’assurer la sauvegarde de toutes les personnes présentes en attendant l’arrivée des secours extérieurs ou le retour à une situation normale, et en appliquant les directives des autorités » (document de l’Observatoire national de la Sécurité et de l’Accessibilité des établissements d’enseignement). Dans le collège où je travaille, le « risque événement majeur » n’est pas la dépression des élèves qui ont quitté leurs écrans, parfois très petits, pour revenir masqués en classe, qui sont éventuellement privés de leurs activités sportives depuis la rentrée de septembre, et qu’on veut même priver d’accès à la médiathèque alors que les sorties scolaires se font plus rares étant donné les contraintes qui s’y imposent. Le risque majeur est le risque « d’attentat-intrusion » !
En bref, la mise en place du PPMS implique qu’il faut enfermer les élèves dans leur classe pendant trente-cinq minutes à partir du déclenchement d’une alarme. Il convient de barricader la porte de la classe, de fermer les volets… vous l’avez compris : de se confiner dans sa salle. (Car nous sommes tous en manque d’occasion de nous confiner !) Les élèves doivent rester absolument silencieux durant le temps de l’exercice, et de préférence réfugiés sous leur table. Mais ce n’est pas tout : il faut aussi surveiller leurs réactions quand, de manière délibérée, on va frapper sur la porte de la salle, crier dans le couloir… enfin essayer de faire tout ce qui est possible pour leur faire PEUR. Car assurément le jour où l’intrusion terroriste se produira, ils auront peur. Donc, je crois qu’on peut résumer les choses ainsi : on s’entraîne à avoir peur. (D’habitude on fait cela en faisant lire des récits fantastiques, mais désormais à quoi bon, puisque le fantastique a investi la réalité.) Le résultat est couru d’avance : nombre des plus petits (dans un collège, les élèves de 6e et 5e), sortent terrorisés de l’exercice, certains en pleurs.
Imposer ce genre d’exercice m’a toujours posé question. Dans le contexte actuel cela m’a sidérée. Pourtant, je n’ai entendu personne autour de moi s’interroger sur son à-propos. On commente, on constate : « Tous les ans des enfants sont traumatisés… L’année dernière dans ma classe de 6e… ». L’année dernière je n’avais pas réagi parce que je n’avais pas cours à l’heure concernée. Cette année j’étais extrêmement inquiète d’avoir à m’y coller. Je me demandais de quelle manière j’allais désobéir ou détourner l’exercice. Mais ce qui m’a le plus inquiétée, c’est que ça ne révolte personne, que personne ne mette explicitement en cause le bien fondé de cette préparation à un risque… qui s’impose à tous comme « majeur », voire urgent.
DES RISQUES COMME DES PEURS : PROCHES ET LOINTAINS
De même qu’il faut entretenir la peur du Covid chez les jeunes, alors que les services, urgences et réanimations pédiatriques, s’ils sont saturés, le sont par l’épidémie de bronchiolite et non par celle du Covid, et qu’il y a « vraiment un décalage entre les discours médiatiques, qui ne tournent qu’autour du Covid, et ce qu’on vit sur le terrain » (dit encore la pédiatre que cite l’article de Mediapart), il y a un gouffre entre la probabilité que s’actualise le risque d’un attentat et celle qui concerne le risque dépressif. Mais il faut bien constater que l’un nourrit l’autre. Le même gouffre existe entre le risque d’échec scolaire, qui promet souvent au jeune un sombre avenir, et le risque Covid, et là encore l’un nourrit l’autre. Pour ne rien dire du risque de contracter diabète ou autre maladie chronique, à force d’être confiné chez soi et/ou privé d’activité sportive. Ni de celui de perdre ses capacités d’attention ou de dérégler son rythme alimentaire, quand l’école impose toujours et toujours plus de temps de consultation d’écrans. En guise de prévention, on nous a privés d’infirmière et d’assistante sociale scolaires. Il ne faudrait surtout pas que les enseignants se mettent à douter des bienfaits thérapeutiques des écrans, de la sédentarité, et finalement de la peur, face aux risques ! Voilà, c’est fantastique, surréaliste, dystopique… on peut accumuler les noms des registres littéraires pour décrire cette réalité, mais la question qui se pose est plutôt de savoir s’il reste encore une prise pour la transformer et arrêter le désastre.
J’en doute. Et j’en arrive à la dernière « chose vue » que je voulais partager.
DES CHOSES VUES QUI NE PEUVENT ÊTRE DITES CAR LA PEUR ÉTEINT LA VOIX
Écran, mon bel écran, ne suis-je pas la plus belle ? demande l’Éducation nationale aux GAFAM. Et ces dernières entreprises de lui répondre : non, tu n’utilises pas encore assez nos algorithmes !
Alors qu’à cela ne tienne, les référents numériques des établissements (professeurs à leurs heures de loisir, mais qui sinon « impulsent et font vivre le volet numérique du projet d’établissement ») sont convoqués séance tenante par leur Rectorat au Salon Educatec Educatice.
On gagne à visiter son site internet, https://www.educatec-educatice.com/carrefour-innovation-pedagogique , et je copie ici seulement la présentation d’un atelier :
ESPACE ATELIER – CARREFOUR DE L’INNOVATION PÉDAGOGIQUE. Le numérique au cœur des pratiques inclusives.
Saurez-vous retrouver tous les QRcodes, entre présence au salon et distance sur Internet, déjouer les dilemmes moraux proposés par l’équipe d’EMCpartageons, et retrouver sur le Carrefour de l’innovation (tout aussi bien qu’en ligne en visio) les avantages d’une création de séance pédagogique doublement hybride (présence/distance et papier/numérique) ?
Public cible : Tout public
Ma collègue est revenue de cette formation obligatoire (pour ne pas s’y rendre il faut justifier, via le chef d’établissement, la raison de son indisponibilité) scandalisée. Elle me raconte très rapidement (parce qu’on a plein d’autres choses à faire que se raconter nos journées quand on est au collège, surtout depuis que s’accumulent les informations qu’il faut entrer dans les logiciels : le cahier de texte, les retenues, les devoirs… rentrée d’informations qui permettent de surveiller à distance l’activité des enseignants, mais dont nos élèves ne font guère cas, ce qui génère en retour nombre de malentendus qu’il faut ensuite démêler), que la matinée était dédiée à la présentation du projet de fusion numérique des trois Académies franciliennes, et que l’après-midi était laissé à une visite des stands (Google for Education, Acer for Education, Amazon business, Asus Education, Connect Screen… enfin la liste complète est sur le site), conditionnée au port d’un QRCode au cou du visiteur, QRCode qui était scanné par chaque stand qui récupérait ainsi des informations (identité, fonction, établissement d’exercice) sur tous les enseignants présents. On lui a ainsi présenté l’application qui vise à remplacer les conseillers d’orientation (car un algorithme renseignera aussi bien l’élève sur les formations correspondant à ses goûts et à son niveau scolaire, pardon à ses compétences, et coûtera moins cher, ou plutôt, il vaut mieux envoyer l’argent public à des start-up, ou aux GAFAM, plutôt que dans les poches d’un fonctionnaire psychologue). Mais elle a dédaigné les petits fours et le champagne qui coulait à volonté, pour trouver refuge – croyait-elle – au stand de la CNIL. Ici on lui a expliqué que ce stand n’était présent qu’une demi-journée sur les trois jours de tenue du Salon (probablement parce que ça fait bien face à des profs), et que c’était sans doute regrettable. Cependant la CNIL (avec des excuses gênées) a aussi scanné le QRCode que ma collègue portait comme tout le monde autour du cou : puisque c’était le protocole de visite.
Et la peur dans tout cela ? J’y arrive. Comme je n’avais pas tellement le temps d’écouter tout le détail du récit de cette journée, et encore moins le temps d’y réfléchir, j’ai proposé à ma collègue que nous prenions le temps de décrire tout cela dans un vrai entretien que nous publierions ensuite. Et tout d’abord j’aurais voulu transmettre l’entretien à nos syndicats. Mais voilà, nous ne l’avons pas fait, parce qu’elle a eu PEUR ! Peur que ses propos soient diffusés (même à l’attention de nos syndicats). Peur sans fondement sans doute, mais aussi sans doute peur inévitable quand les canaux de diffusion de la peur sont partout, donc… quand la peur fait école.
Il me semble alors, et cela me fait PEUR, que si le totalitarisme existe déjà dans les têtes, il n’y a plus aucun obstacle pour qu’il s’impose dans les faits.
Elodie Wahl
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