La cause semble entendue : l’amour aurait été annexé par le capitalisme, avalé par les publicités de la Saint-Valentin, digéré par les téléfilms de Noël, uberisé par Tinder. De nos quêtes amoureuses, ils ne resteraient que des morceaux épargnés par le système mais qui seraient de toute façon bousillés par le patriarcat et quelques souvenirs de lycée, devenus depuis des « relations » Linkedin et des gens que l’on envie sur Instagram. Pour les gens critiques de la société de classe et patriarcale dans laquelle on vit, se réclamer de l’amour, voire en parler, n’a pas bonne presse. Au mieux expression de sa niaiserie face à la cruauté du monde, à peine à la hauteur d’un discours de Hugh Grant dans Love Actually, au pire signe de son conservatisme petit bourgeois, qui plus est nostalgique des femmes soumises et du confort individualiste. Dans cet article, je tente de soutenir l’idée inverse : et si nos sentiments à l’égard des autres – j’y inclue l’amour, l’amitié, la camaraderie – constituaient en fait les plus gros cailloux dans la chaussure des promoteurs du capitalisme total ? Et si le petit battement de cœur que nous ressentons à l’égard d’autrui – désir, tendresse, affection, estime, attachement … – était la seule chose qui nous empêchait de devenir les individus rationnels, égoïstes et intéressés que les théoriciens du libéralisme ont imaginés ? Bref, l’amour ne serait-il pas, par essence, anticapitaliste ?
Quand j’enseignais la sociologie, je m’amusais toujours, lors de mon cours sur les classes sociales, à projeter une image tirée du film « Titanic » en disant qu’il s’agissait-là d’un scenario hautement improbable d’un point de vue sociologique. 3e plus gros succès du box-office mondial, le film de James Cameron raconte l’histoire d’amour entre une jeune femme de l’aristocratie britannique et un jeune homme désargenté et vagabond (mais propre sur lui), sur fond de naufrage d’un paquebot, dans une société de classe terriblement ségrégée. Leur amour qui naît comme un coup de foudre vient bouleverser les frontières de classe, emportant l’un dans l’univers de l’autre et vice-versa.
La passion ne survit toutefois pas au naufrage qui, conformément à la réalité historique, voit la quasi-intégralité des passagers prolétaires mourir dans l’eau glacée de l’Atlantique Nord tandis que la majorité des bourgeois et aristocrates sont sauvés. Cynique que j’étais, je racontais que ce n’était pas plus mal que Jack meurt (désolé pour le spoil mais… vous étiez au courant non ?) car leur flirt n’aurait jamais survécu à la vie commune, Rose étant socialisée comme une aristocrate alors que lui était un farouche partisan de la pauvreté heureuse (rien à voir avec Pierre Rabhi).
L’amour plus fort que les classes… ou pas
Est-ce si vrai ? Absolument, si l’on considère l’existence de l’homogamie sociale, notion de sociologie qui signifie la tendance très majoritaire que nous avons à nous mettre en couple avec des gens issus d’un milieu social similaire au nôtre. Les enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures finissent avec des enfants de cadres et professions intellectuelles supérieurs, les enfants d’ouvriers avec des ouvriers, et tout ça forme un petit tableau statistique bien déprimant qui vise à briser le mythe romantique du coup de foudre pour une personne unique et qu’on aime « pour elle-même ». Avec Sam Smith on pourrait donc se plaindre qu’on n’est pas « the only one » et qu’on nous a menti sur toute la ligne.
Pour autant, sommes-nous d’ignobles cyniques obsédés par la perpétuation de notre identité de classe et infoutus de nous intéresser à celles et ceux qui sont différents de nous ?
Un petit détour par ma propre vie sentimentale me fait dire que j’ai en effet été nettement moins aventureux que Jack et Rose. La période des études supérieures m’avait pourtant donné la possibilité de le faire. Ayant appris à manier mon aura de provincial d’extrême-gauche, espèce un peu exotique pour la petite bourgeoisie parisienne, j’ai eu des propositions de week-end dans des résidences secondaires (« on a un bateau »), des rencards dans un bel appartement du 6e arrondissement et une scène absurde où, après m’avoir dit qu’il ne mettait « jamais les pieds » dans un supermarché, un rencard m’a annoncé ne pas non plus pouvoir prendre le métro. Mais désormais, je suis en couple avec quelqu’un de très semblable socialement à moi, à la seule différence que ses parents travaillent dans le public et les miens dans le privé. Mes amis sont, à quelques exceptions près, des gens qui ont les mêmes origines sociales que moi et la même condition : salarié ou indépendant, diplômé ou non, mais dominé dans les rapports de production capitaliste.
Cela fait-il de moi un sectaire de l’amour ? Pas forcément. D’abord, ce sont bien les classes supérieures, à commencer par la bourgeoisie, qui entretiennent jalousement et consciemment leur homogamie. Leur inaccessibilité sentimentale, pour les membres de la classe laborieuse, est voulue. Comme l’ont montré les travaux sur la sociologie de la bourgeoisie, notamment ceux du couple de sociologue Monique et Michel Pinçon-Charlot, cette classe veille à ce que ses enfants se fréquentent entre eux. L’amour et l’amitié y sont une ressource perçue comme telle dans la perpétuation de son capital à travers le temps et il faut veiller à ne pas fréquenter n’importe qui : ne pas se marier en dessous de sa condition et ne pas être ami avec des gens inutiles. Pour cela, des « rallyes » existent : il s’agit de festivités organisées par les parents où l’on est sûr de ne rencontrer que ses semblables.
Quand l’homogamie est, pour la classe laborieuse, un effet inconscient, qui s’impose à nous, de notre mode de vie (lieu de vie, formation, profession…), elle est, pour la classe dominante, un processus largement volontaire et contrôlé. Après tout, c’est par alliance que l’on fait par exemple partie du clan Mulliez, qui possède une grande partie des enseignes commerciales françaises, alors il ne s’agit pas de merder dans le choix du conjoint !
Le mépris culturel mis KO par l’amour
A de rares exceptions près, l’amour ne transcende donc pas les classes sociales. 1 point pour le capitalisme, 0 pour l’amour ? Rien n’est moins sûr : coucher et aimer pour gravir la pyramide sociale, pourquoi pas, mais si c’est pour abandonner tous ses semblables au passage, on ne voit pas en quoi ça dérangerait la bourgeoisie. Car il n’y a pas que l’amour, dans la vie, mais aussi l’amitié et la camaraderie. Deux choses que j’ai perdu en « montant à Paris » après avoir suivi le parcours si glorifié de l’étudiant « brillant » qui quitte son trou paumé pour aller briller en ville. J’ai transité par une classe préparatoire aux grandes écoles dans un lycée bourgeois du centre de Bordeaux. Sur place, on m’a appris à faire des dissertations et à mépriser mes parents et mes amis. Dans les formations intensives de « l’élite », en nous inculquant l’art du mépris culturel, on nous fait sentir si différents de ceux dont on était si proche. Dans ce processus d’acculturation, la classe bourgeoise sélectionne celles et ceux qui travailleront à son service, à l’éducation nationale, dans l’encadrement des entreprises ou des services publics, dans le journalisme…
En France, le mépris culturel et social joue un rôle important dans la haine que les classes dites supérieures vouent à la classe laborieuse. C’est ainsi que l’on apprend qui sont les « beaufs » que l’on ne doit pas fréquenter et que l’on fuit en amour comme en amitié. Hélas, les franges aisées de la population ne sont pas les seules à apprendre à ne plus ressentir d’amour, d’amitié ou d’estime pour leurs semblables. Je n’ai pas attendu d’être en classe préparatoire pour connaître les nombreuses façons que l’on peut mettre à distance plus pauvre que soi, des « cassos » aux « gitans » en passant par toutes les catégories racisées de la population française, que l’on apprend à considérer si différemment.
Mais tout ne se passe pas aussi simplement que les discours de surface le laissent penser. Parfois, les corps abolissent les frontières culturelles. C’est joliment dit hein ? C’est du moins ainsi que je résume l’histoire racontée par mon ami T. quand, lors d’un premier rencard avec celui qui allait devenir son compagnon, celui-ci s’était exclamé sans filtre, devant la bibliothèque de sa chambre « tous ces livres ! moi je n’en lis jamais ». T., comme moi, avait fait une partie de ses études à Paris et fréquenté ces cercles universitaires où une telle phrase serait un suicide social équivalent à avouer que depuis une télé dans sa chambre on mate Les Anges de la Téléréalité. Bon, eh bien il est passé outre, le contexte aidant. L’amour plus fort que le mépris social, du coup ? Eh bien peut-être !
Ce que je veux dire avec ma petite anecdote, c’est que l’amour peut désobéir à un certain nombre de règles sociales et nous pousse à l’extérieur de notre petite personne, avec nos petites habitudes, nos jugements de goûts, nos envies de déco d’intérieur. Le petit frisson que nous ressentons lors d’une rencontre amoureuse, mais aussi amicale, nous pousse à tenter de comprendre l’autre, ses centres d’intérêts, sa perception du monde, ses peurs et ses désirs. Même le sociologue Pierre Bourdieu, que l’on associe le plus souvent aux grandes déterminations sociales qui tuent tout espoir de liberté, nous le dit : l’amour pur, « cela arrive ».
N’importe qui s’étant déjà installé en couple dans une maison ou un appartement sait les efforts de compréhension de l’autre qu’il faut déployer pour coexister. Pour ma part, je crois que les soirées passées à décider du film ou de la série à regarder avec quelqu’un qui n’a pas du tout les mêmes goûts que moi ont anéanti tout snobisme ou sectarisme culturel en moi.
Comprendre ses amis = comprendre la société ?
L’amour nous porte vers l’autre mais il en va de même de l’amitié. Ce que vivent nos proches nous rappelle ce que la vie en société capitaliste peut réserver à celles et ceux qui diffèrent de nous. Comment le savoir autrement ? Par des statistiques ? J’étais au courant de l’existence du racisme en France, mais il m’a fallu un ami, Selim, pour que j’imagine davantage à quoi cela pouvait ressembler au quotidien. Et une amie, Manon, pour savoir la galère que représentaient les normes dominantes de cheveux lisses pour les femmes noires comme elle. De même que je pense être, pour certains amis, un vecteur de compréhension de ce que ça fait d’être homosexuel dans une société encore largement homophobe. Ce n’est pas à ça que servent en premier lieu l’amour et l’amitié, bien sûr, mais c’est l’effet qu’ils peuvent produire : être moins tolérant envers les injustices qui ne nous concernent pas directement.
Bon, à condition de ne pas se servir de ses proches comme d’un alibi pour justifier son racisme ou son homophobie. On connaît la fameuse “amie noire” de Nadine Morano. Mais je me permets d’affirmer qu’il ne s’agit pas là d’amitié, si tant est qu’elle existe vraiment.
Quand on demande la définition du mot « gauche », c’est celle du philosophe Gilles Deleuze qui est souvent citée. Il nous dit : « Être de gauche, c’est d’abord penser le monde, puis son pays, puis ses proches, puis soi ; être de droite, c’est l’inverse. » Plus le temps passe, moins je suis d’accord avec cette citation. J’ai fini par remarquer que les gens de gauche qui avaient de grandes idées sur le Monde pouvaient parfaitement être de beaux enfoirés avec leurs salariés, leurs compagnes (oui il s’agit souvent d’hommes hétérosexuels), leurs amis. Et que ça ne posait aucun problème à personne, parce que l’on séparait complaisamment l’enfoiré du bienfaiteur.
Or, je pense que c’est bien notre capacité à aimer nos proches qui nous rendaient capable d’aimer le reste de l’humanité. Comme si nous avions autour de nous un petit échantillon – pas toujours représentatif, j’y reviendrai – du monde, qui nous poussait à sortir de nous-mêmes, de notre égoïsme et nous rend moins rationnel, moins « homo economicus ». Et là, les capitalistes sont déjoués : leur guerre de tous contre tous ne prend pas parce que nous sympathisons avec les gens que nous rencontrons, nous nous comprenons mieux et, ce faisant, nous n’entrons pas dans leur jeu.
J’étais tellement heureux d’être parvenu à cette conclusion (à offrir aux lectrices et lecteurs de Frustration comme un bon film de Noël) que j’en ai parlé à Hugo, mon compagnon, histoire d’être cohérent : l’amour, la tendresse, tout ça. Grand mal m’en a pris : pour lui, ma théorie ne tient pas. L’amour nous fait sortir de nous-mêmes, certes, mais nous conduit à avoir des attitudes conservatrices, comme épargner pour se payer de belles vacances, garder un boulot qu’on déteste, se focaliser sur les soucis du couple au détriment des problèmes du reste du monde. Bref, « l’amour pur est de gauche, a-t-il conclu, mais ce qu’il conduit à faire matériellement est de droite ». A ce moment-là, une phrase prononcée par l’une de mes cousines, un jour de Noël alors que je m’étais embrouillé avec ledit compagnon, m’est revenue : « tu sais, le secret pour le couple c’est d’avoir des projets. Par exemple nous on va acheter ».
Comment le couple profite à Bernard Arnault (si si)
D’accord. Le couple, en fait, c’est une jolie petite entreprise capitaliste. De l’auto-entrepreneuriat à deux. Ce à quoi ma sœur, mère de deux enfants, tente d’échapper quand elle me dit qu’elle essaye de ne « pas devenir collègue de travail domestique » avec son mari, mais que « c’est difficile ».
Mais le pire, et c’est à dessein que je n’en ai pas parlé jusqu’ici, c’est que le couple – en particulier hétérosexuel – est le lieu où se jouent des rapports de domination structurel entre les hommes et les femmes. C’est historiquement et actuellement un lieu d’exploitation pour les femmes, puisqu’elles sont celles qui produisent le travail domestique et assurent la continuité de la vie quotidienne pour leur compagnon (en moyenne, les femmes passent deux fois plus de temps que les hommes à faire le ménage et à s’occuper des enfants) mais elles aussi qui assurent le travail émotionnel permettant l’existence et la continuité du couple lui-même.
Pour s’en convaincre, il faut écouter le podcast de Victoire Tuaillon Le cœur sur la table qui décrit les mécanismes qui font que les femmes s’investissent davantage émotionnellement dans l’amour et souffrent donc davantage de ce sentiment que les hommes. Dès notre enfance, nous sommes conditionnés, hommes et femmes, à cacher nos émotions et les réprimer pour les premiers, être attentif à celles des autres pour les secondes. Ainsi, l’amour que les femmes vouent aux hommes, mais aussi à leurs proches, à leurs vieux parents, à leurs enfants, font de ce sentiment un allié de la société patriarcale et de l’ordre capitaliste, plus que quelque chose de subversif ! Ce sentiment est tellement présent chez elles qu’il a été transformé par le capitalisme en un secteur mal payé et déconsidéré pour les plus pauvres d’entre elles, surreprésentées par rapport aux hommes dans les métiers dit « du soin » (aides-soignantes, assistantes maternelles, assistantes à domiciles…). Un sacré bâtard ce sentiment amoureux, finalement !
C’est aussi le constat que fait Mona Chollet, journaliste et autrice de Réinventer l’amour, comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles paru cette année et déjà record de vente des essais en France. Toute une partie du livre démontre la façon dont le sentiment amoureux fait le beurre de la domination masculine. Il va jusqu’à justifier la domination physique des femmes, par la violence, car il participe du « storytelling » justifiant les crimes commis envers elles par les hommes. Ainsi, le chanteur Bertrand Cantat a eu beau s’acharner sur sa femme Marie Trintignant et la tuer, après l’avoir détruite psychologiquement, une bonne partie de la presse et des figures médiatiques ont eu beau jeu de parler d’une histoire d’amour passionnelle ayant mal tournée. « Ce n’est pas moi, c’est l’amour », semble être le cri du cœur de tous les hommes violents.
Quand l’amitié se fait bolosser de partout
Et pourtant, Victoire Tuaillon comme Mona Chollet veulent sauver l’amour, ou en tout cas le réinventer. Pour Victoire Tuaillon, nous avons besoin d’une « révolution romantique », c’est-à-dire un ensemble de changements collectifs pour que le sentiment amoureux ne soit plus un fardeau inéquitablement réparti, sur les épaules des femmes au profit des hommes, essentiellement, mais un sentiment partagé et porteur de relations sincères et égalitaires.
Qu’en est-il du couple, dans cette révolution romantique ? Pour Hugo (mon compagnon, pas le poète), cela reste une unité amoureuse qui nous coupe du reste du monde et nous fait nous replier sur nous-mêmes. “Toi et moi contre le reste du monde” est le thème romantique par excellence, et on ne peut pas dire que ça pousse vraiment vers le socialisme, le vrai. William Sheller nous avait prévenu, dans sa magnifique chanson “Les gens heureux” : “Pourquoi les gens qui s’aiment / Sont-ils toujours un peu cruels / Quand ils vous parlent d’eux / Y a quelque chose qui vous éloigne un peu”.
Je ne sais pas si le couple nous coupe du reste du monde mais ce que je sais pour sûr c’est qu’il nous coupe de nos amis. Je l’ai d’abord expérimenté en tant qu’ami : on connaît tous la procédure hein, lorsque nos BFF (best friends forever) font une rencontre amoureuse : au début, nous sommes les parfaits confidents, alliés, protagonistes secondaires mais drôles de l’histoire qui démarre et hop, quand la romance arrive à sa conclusion, nous disparaissons. Dans la célèbre série Friends, les 6 amis inséparables le sont jusqu’à leur 30-35 ans, le temps que toutes les histoires d’amour se résolvent (et ça prend 10 saisons heureusement). Ensuite, terminé : chacun part vivre dans sa maison de pavillon de banlieue, avec son break, son labrador blond et ses deux enfants sable (ou l’inverse, je ne sais plus).
Franchement blessé par ces situations qui se sont produites plusieurs fois durant ma jeunesse, j’ai tenté de ne pas les reproduire, une fois immergé dans le grand jeu de l’amour. Mais rien de plus difficile : d’abord, les tourments de la rencontre amoureuse peuvent faire de vous un mauvais ami, obsédé par sa romance balbutiante, monomaniaque de son histoire d’amour, indifférent aux autres. Et dans un couple fonctionnel, ce petit cocon de tendresse fait de vous un ami paresseux.
L’amitié, parlons-en : non seulement elle est massacrée par le couple, au moins durant les premières années, mais en plus elle pâtit de la rigueur du mode de vie en société capitaliste. Changement de ville, mutation mais aussi le chômage qui désynchronise de la vie sociale des (différentes études le prouvent, le chômage désocialise fortement). Dans le Code du travail, il y a des clauses pour pouvoir poser des congés en même temps que votre conjoint (pensez-y, ça existe) mais pas en même temps que vos meilleurs amis. L’amitié me semble être le parent pauvre de notre rapport à l’amour, d’autant plus quand on est un homme. Hétérosexuels, l’amitié est souvent déconsidérée entre hommes, et carrément suspecte entre hommes et femmes. Homosexuels, l’amitié est forcément source d’ambiguïté, pâtit des jalousies et défiances du couple (histoire vraie).
Bref, je nous trouve globalement mal armés pour apprécier l’amitié à sa juste valeur. Et pourtant, elle est une formidable source de résistance à la violence sociale : avec combien d’amis ai-je déjà discuté de mes chefs, de mon salaire, de mes envies de démission ? (réalisées depuis) Combien d’heures avons-nous passé à nous raconter nos déboires professionnels et sentimentaux ? N’est-ce pas aussi l’amitié entre femmes – la sororité – qui nourrit le mouvement féministe, et pas simplement de grandes théories abstraites ? Au travail, ce qui nourrit mon sentiment d’injustice a été de voir mes collègues préférés en souffrance ou mes proches fatigués.
On a beau avoir lu tout Marx, si on n’est pas un peu épris de ses semblables, on ne se bat pas.
C’est ce qui m’inquiète et me désole lorsque je lis ces multiples publications de réseaux sociaux ou même pancartes de manifestations qui déplorent « la connerie humaine » ou ce « pays de mouton ». Quel changement espère-t-on si nous nous méprisons les uns les autres ? Aimer l’humanité me semble au contraire être un préalable à toute envie de révolution.
« Certes, mais nous avons tous une réserve d’amour, d’amitié, et au bout d’un certain nombre de personnes elle s’épuise », m’oppose mon compagnon. Alors oui, c’est vrai : je n’aime pas chaque membre de la classe laborieuse ou chaque membre de mon collectif de travail individuellement. On a tous nos préférences. Il peut même arriver qu’on se batte pour des gens qu’on n’aime pas particulièrement, tout syndicaliste a déjà fait cette expérience : si vous vous battez pour une augmentation de salaire, même Marie-Pessimisme ou Jean-Michel Social-Traitre en bénéficieront.
C’est pour cela que le beau mot de camarade a été inventé. Un camarade est, nous dit Wikipedia « Celui ou celle qui, en partageant les occupations, la vie d’une ou de plusieurs personnes, contracte avec elles une sorte d’amitié et une communauté d’intérêts ». Cela proviendrait de l’espagnol camarada (« chambrée ») en référence à la vie de caserne. Ça peut sembler un peu martial dit comme ça, mais il faut se rappeler que dans l’essentiel de l’histoire de l’humanité ce sont les masses laborieuses qui sont envoyées au combat, et que c’est bien dans cette douleur qu’une complicité se crée. Le terme a été consacré par le mouvement ouvrier, et s’il est un peu suranné de nos jours (un poil fracassé par ces films anti-soviétiques où des généraux tyranniques se font appeler « camarade général » ou “camarade commissaire politique qui va m’envoyer au Goulag ») il marche assez bien pour désigner cette amitié de fait, apparue par le partage d’une condition commune et destinée à servir un objectif émancipateur commun.
En France, 25% de privés d’amitié
Ce que je pense désormais c’est que, par ricochet, notre amitié et notre camaraderie pour quelques personnes nous permet, a priori, de projeter notre tendresse vers le reste de l’humanité. Cela nécessite évidemment de fuir l’entre soi : si votre cercle de camarade est uniquement masculin, peu de chance pour que vous ayez une forte propension à vous intéresser et comprendre la vie des femmes (je ne dirais pas l’inverse des femmes car, on l’a vu, elles sont conditionnées dès leur plus jeune âge à s’intéresser aux sentiments des hommes et cela reste vrai quand elles ne sont qu’entre elles).
Cela ne risque pas non plus d’arriver si vous évoluez dans un entre-soi social, comme le font de façon volontaire et consciente les membres de la bourgeoisie à travers leurs clubs, salles de sport, piscines où l’on entre par cooptation. Toute leur façon d’être vous invite de toute façon à considérer que vous êtes de trop. Les bourgeois sont donc plus exposés que les autres à ce repli social qui conduit à ne pas aimer le reste de l’humanité (et ne pas considérer son point de vue) parce qu’ils travaillent activement à ce que cela soit le cas et parce qu’ils nourrissent un sentiment de supériorité qui les conduit à ne pas s’intéresser au reste du monde. Pour prouver leur ouverture d’esprit, quelques voyages en Asie où ils trouveront les gens « simples et souriants », « dignes et authentiques malgré la pauvreté » leur suffiront.
Dans le reste de la société de classes, tout le monde n’est pas bienveillant, en camaraderie avec ses semblables. Bien au contraire, la classe dominante a su depuis longtemps semer en nous des facteurs de divisions, de défiance, de jalousie et la période dans laquelle nous vivons ne fait pas exception. La distinction raciale et nationale joue ce rôle-là, ainsi que la haine des “assistés” et des “beaufs”. Au travail, la malveillance symbolisée par les mails passifs-agressifs envoyés par collègues et supérieurs hiérarchiques joue ce rôle-là. C’est ce que décrit ma camarade et amie Eugénie Podetti dans cet article de Frustration : “La relation de travail sans lien social et sans empathie, c’est ce sur quoi le capitalisme compte pour fonctionner : produire, optimiser, accélérer, qu’importent les conséquences sur les gens.”
Mépris racial, mépris économique, mépris culturel nourrissent un sentiment de défiance collectif qui mène à l’impuissance.
C’est d’autant plus vrai que les expériences amicales, romantiques, de camaraderie que j’ai décrit plus haut peuvent être interdites à certains. Contrairement à ce que la vie à bord du Titanic de James Cameron (où les 3e classes font des fêtes hyper sympas pendant que les 1ères classes se font chier) laisse penser, les riches ont plus de relations sociales que les pauvres. Le chômage cité plus haut, la précarité économique en général, le plus faible nombre de loisirs (les plus aisés sont plus présents dans le monde associatif que les plus pauvres) expliquent cette situation. Dans une note de la Direction Générale de la Cohésion Sociale datée de 2017, on apprend que l’isolement progresse depuis 2010 et concerne entre 10 et 15% de la population et que 25% des Français n’entretiennent pas du tout de relations amicales, de quoi se donner sérieusement le cafard. Les plus touchées par le phénomène sont les personnes âgées, les femmes seules et les personnes les plus pauvres.
De la camaraderie, à l’amitié, à la révolution
Comme Victoire Tuaillon, je pense qu’une révolution romantique nous permettrait d’accéder plus facilement à une révolution sociale. Car si le capitalisme est encore empêché, je le crois, par notre capacité à aimer, et donc à être solidaire, à penser aux autres, à nous coaliser, c’est aussi un système économique et social qui nuit fortement aux relations sociales. Entre le célibat qui touche durement les professions détruites par le capitalisme mondialisé – comme les agriculteurs, qui doivent faire appel à Karine Lemarchand pour se mettre en couple – et la compétition, la précarité et les discours de divisions qui polluent les relations amicales et de camaraderies, il semble bien qu’une vie triste et isolée pour les masses soient un projet désirable pour ceux qui nous dirigent. Et ce, alors même que la bourgeoisie entretient une vie sociale riche et complexe pour exister, et ce même durant les périodes de confinement anti Covid où ses membres se reçoivent dans des palais ou des hôtels particuliers.
La révolution romantique que réclament Tuaillon et Chollet, et avec elles une bonne partie du mouvement féministe, aurait pour effet de libérer les femmes du carcan du couple à sens unique et de pousser les hommes à cesser de faire semblant d’être des blocs de granit. Ce faisant, on peut espérer qu’en cascade l’amitié reprenne une plus juste place dans nos vies et nous ouvre aux joies et aux gloires historiques de la camaraderie au travail, dans nos villes et villages, dans le pays et le reste du monde. Je cite encore Eugénie Podetti, « l’altruisme, ça commence souvent par donner à l’autre un temps que l’on n’a pas forcément. Prendre le temps de discuter, de prendre des nouvelles, de rendre service ou simplement d’écouter. L’altruisme, plutôt qu’une injonction chrétienne à deux balles, c’est d’abord dans notre société le début d’une lutte contre l’impératif productif, une résistance à l’optimisation des relations”.
Une chose est désormais sûre : je n’ai plus confiance en ceux qui se disent révolutionnaires ou pourfendeurs des injustices mais sont ouvertement antipathiques. Je ne crois pas dans une lutte des classes froide où ce serait sur la base de statistiques et de calculs politiques rationnels – de vrais bonshommes – que nous gagnerions contre un système de domination qui nous gâche la vie. Je crois que c’est l’amour que nous portons à nos proches, l’amitié que nous portons à nos collègues, l’inclinaison que ces sentiments nous portent à avoir pour le reste de nos semblables qui nous permettront de sortir de la spirale des injustices.
L’économiste Bernard Friot nous dit qu’il est important, pour la lutte anticapitaliste, de considérer le « déjà-là » communiste : la sécurité sociale ou le droit du travail en font partie. J’ajouterai qu’il est nécessaire de considérer l’existence d’un « déjà-là » psychologique anticapitaliste : l’amour dont l’existence nous rappelle constamment que nous sommes entourés d’êtres qui valent la peine que l’on se batte pour eux.
Poster un Commentaire