FIGAROVOX/TRIBUNE – Face à la propagation du variant Omicron, le gouvernement a annoncé lundi de nouvelles restrictions et la mise en place du passe vaccinal. L’état d’exception est devenu la norme, fragilisant ainsi les principes démocratiques de la République, s’inquiète Mathieu Slama.
Consultant et analyste politique, Mathieu Slama collabore à plusieurs médias, notamment Le Figaro et Le Huffington Post. Il a publié La guerre des mondes, réflexions sur la croisade de Poutine contre l’Occident, (éd. de Fallois, 2016).
«Tout cela semble être un film qui ne finit pas». Pour une fois, on ne peut qu’être d’accord avec cette formule du Premier ministre Jean Castex lors de son allocution lundi soir pour annoncer les nouvelles mesures de restriction pour faire face au rebond épidémique actuel. Un film qui ne finit pas, et qui, à mesure qu’il avance, devient de plus en plus oppressant et anxiogène.
Il y aurait beaucoup à dire sur le retour des mesures absurdes et ubuesques comme le fait de ne plus pouvoir manger debout dans un restaurant ou encore d’interdire de consommer dans les trains, illustrations tragicomiques de la biopolitique intrusive et infantilisante que l’on subit depuis maintenant deux ans. Il y aurait également beaucoup à dire sur le retour du masque en extérieur, mesure à la fois inutile et aussi problématique du point de vue juridique, puisque la loi française indique que «la République se vit à visage découvert». Il y aurait enfin beaucoup à dire sur la malheureuse formule de Jean Castex – «ne faire peser les restrictions que sur les non-vaccinés» – qui n’a pas sa place dans une démocratie normale.
Le nouveau paradigme de gouvernement […] fait du régime démocratique l’exception et le régime d’exception la norme.
Mathieu Slama
Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel est dans le nouveau paradigme de gouvernement qui s’installe depuis deux ans et qui fait du régime démocratique l’exception et le régime d’exception la norme. Il est dans la banalisation d’une méthode de gouvernement non démocratique, autoritaire, verticale, et dans la normalisation d’un état d’exception devenu permanent.
Les mesures annoncées par Jean Castex ne sont pas des propositions mais des décisions prises dans le cadre d’un Conseil de défense, qui est l’organe de décision privilégié par le gouvernement depuis le début de la pandémie. C’est donc un organe opaque, centré sur la personne du chef de l’État, qui prend toutes les décisions, charge au reste des institutions démocratiques de les valider (nous y reviendrons). Le Conseil de défense ne consulte qu’un seul organisme avant de se réunir : le Conseil scientifique, organisme non élu réunissant des médecins et experts qui n’ont aucune légitimité démocratique – et, disons-le, aucun souci de la chose publique. Aucun compte-rendu n’est fait de ces réunions, évidemment.
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C’est donc dans l’opacité la plus totale que sont prises les décisions les plus cruciales et les plus attentatoires à nos libertés depuis plus d’un demi-siècle. L’Assemblée nationale, dont la majorité est peuplée de députés dociles et totalement acquis à la cause du gouvernement, ne joue plus son rôle de co-fabricant de la loi : il se contente de parapher les décisions prises sans changer quoi que ce soit de substantiel aux textes discutés. Le Parlement (Assemblée et Sénat) n’est absolument pas associé à la prise de décision en amont. Quant au Sénat, dominé par Les Républicains, il ose parfois apporter quelques modifications mais celles-ci sont immanquablement rejetées par l’Assemblée, comme ce fut le cas lors de la discussion autour du dernier projet de loi sanitaire. Il en sera certainement de même pour le projet de loi qui sera discuté dans quelques jours. Ajoutons à cela que les discussions parlementaires sont menées dans le cadre d’une procédure accélérée qui contraint considérablement les oppositions et empêche, par la force des choses, la tenue de vraies discussions de fond.
Si le Parlement ne joue plus son rôle, qu’en est-il de nos contre-pouvoirs juridictionnels, c’est-à-dire le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel ? Depuis deux ans, ces deux institutions garantes de notre État de droit valident toutes les principales mesures restrictives prises par le gouvernement, du confinement au couvre-feu en passant par le passe sanitaire. Le dernier avis en date du Conseil d’État concerne le passe vaccinal, qu’il valide entièrement à une seule condition (minime) : que le certificat de rétablissement puisse être pris en compte. Le Conseil d’État, dans son avis, estime «justifié par un objectif de santé publique» le contrôle, par les professionnels (restaurateurs, gérants de cinéma, etc.), de l’identité des clients (mesure insensée qui fait de certains citoyens des agents de police), tout comme il ne voit aucun inconvénient à l’exclusion de toute vie sociale des citoyens refusant de se faire vacciner. S’il y a bien une chose que cette crise prouve, c’est la plasticité des interprétations possibles de nos principes juridiques, et donc la grande fragilité de nos droits fondamentaux… Mais elle prouve aussi combien les juges administratifs et constitutionnels ont trahi leur mission première, qui est de défendre nos droits et principes fondamentaux face aux velléités du pouvoir.
Le projet de loi qui va être discuté au Parlement prévoit la création d’un «état de crise sanitaire» qui autorise le gouvernement à prendre, par simple décret et sans contrôle du Parlement, des mesures attentatoires aux libertés, tandis que les conditions d’état d’urgence sanitaire sont maintenues, permettant au Premier ministre de décider par décret de mesures de restriction de la circulation des personnes, d’interdiction de la sortie de domicile, de limitation des rassemblements dans les lieux publics ainsi que toute autre mesure limitant la liberté d’entreprendre. Le projet de loi donne donc les quasi pleins pouvoirs à un gouvernement qui peut désormais prendre des décisions gravissimes sans aucun contrôle du Parlement. Et quand on rétorque aux membres de la majorité que cette situation pose a minima d’immenses problèmes démocratiques, ils répondent que tout a été voté par le Parlement et validé par le Conseil constitutionnel. Circulez, il n’y a rien à voir.
Un état d’exception qui dure depuis deux ans n’est plus un état d’exception : c’est un état normal.
Mathieu Slama
Un état d’exception qui dure depuis deux ans n’est plus un état d’exception : c’est un état normal, une nouvelle forme de gouvernementalité qui s’installe. Et c’est là la dérive la plus grave de la politique actuelle : normaliser des choses exceptionnelles et provisoires, installer des pratiques gouvernementales autoritaires et contraires à notre tradition républicaine. Désormais, l’exigence d’efficacité (toute relative d’ailleurs quand l’on voit les résultats de la politique sanitaire) l’emporte sur l’importance des grands principes. L’idée même du passe est en train d’être normalisée, puisqu’il n’est même plus question de s’en débarrasser le plus vite possible. Ce qu’on normalise dans cette crise n’est pas négligeable : des mesures disciplinaires privant de leurs droits essentiels des citoyens sans même passer par la case justice, et cela pour les amener à adopter le bon comportement ; des mesures d’enfermement avec dispositif policier ; des déclarations sidérantes comme celle, récente, de Jean Castex accusant les 6 millions de non-vaccinés de mettre en danger la vie de la nation tout entière. En banalisant l’état d’exception, on banalise tout ce qui va avec : mesures d’exception et discours autoritaires et punitifs. Récemment, on entendait une députée de la majorité expliquer de manière très sérieuse que «la liberté était collective et non individuelle», ce qui revient ni plus ni moins à remettre en cause tous les acquis et l’héritage de la Révolution française. Et que dire de ce rapport d’information rédigé par trois sénateurs et publié cet été, dans lequel on pouvait lire cette phrase ahurissante qui dit tout de l’époque que l’on est en train de vivre : « Si une « dictature » sauve des vies pendant qu’une « démocratie » pleure ses morts, la bonne attitude n’est pas de se réfugier dans des positions de principes, mais de s’interroger sur les moyens concrets, à la fois techniques et juridiques, de concilier efficacité et respect de nos valeurs ». Le même rapport indiquait que «les lignes rouges ont beaucoup évolué en un an» : on ne peut qu’acquiescer – et s’en désespérer…
Il y a bien, dans l’opinion, une demande d’autorité et de coercition qui ne s’embarrasse guère d’états d’âme, ni même de précautions démocratiques.
Mathieu Slama
Que dire du dernier contre-pouvoir, l’opinion publique ? Les sondages parlent d’eux-mêmes : 66% des Français seraient favorables au passe vaccinal, et 64% seraient même d’accord pour imposer le passe sanitaire au travail (mesure qui n’est pas incluse dans le projet de loi tel qu’il a été présenté par le gouvernement). Les mesures d’exception sont fortement plébiscitées dans l’opinion, et il serait injuste d’attribuer cela au seul pouvoir de manipulation du gouvernement. Il y a bien, dans l’opinion, une demande d’autorité et de coercition qui ne s’embarrasse guère d’états d’âme, ni même de précautions démocratiques. L’État de droit n’est plus à la mode, et il n’y a qu’à voir les programmes des candidats à la présidentielle pour se rendre compte à quel point les mesures sécuritaires exceptionnelles semblent devenir aujourd’hui un prérequis pour espérer remporter l’élection à la fonction suprême.
Il est probable qu’une fois la crise passée, l’état d’exception sera formellement suspendu et le régime démocratique normal réinstallé. Mais on peut d’ores et déjà prendre les paris : comme ce fut le cas pour certaines mesures antiterroristes en 2017, des mesures d’exception entreront dans le droit commun. Surtout, ce qui a été inventé lors de cette crise ne disparaîtra pas. Il est désormais possible, dans notre démocratie, d’enfermer les gens et d’installer une société de surveillance, de mettre en place des passes pour diriger le comportement des citoyens, de diriger par la contrainte et la menace plutôt que la conviction, de désigner des millions de citoyens comme les responsables d’une crise. On sous-estime grandement les dommages causés par cette crise sur notre démocratie et sur notre capacité à discerner ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Le virus a révélé combien nos principes démocratiques étaient fragiles, au point que la perspective d’un couvre-feu (finalement invalidée) est désormais accueillie comme une chose normale et envisageable, comme les aléas d’une crise qui n’en finit plus et qui, quand elle sera finie, risque de laisser des traces indélébiles sur notre démocratie.
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