Pas de « quoi qu’il en coûte » pour les chômeurs et les précaires après la crise sanitaire

Alter Eco : pas de quoiqu’il en coûte pour les chômeurs et les précaires
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Le « quoi qu’il en coûte » a surtout profité aux entreprises. Précaires et chômeurs n’ont pas été assez soutenus. La réforme de l’assurance chômage et celle du revenu universel d’activité, en cours ou qui se profile, n’augurent rien de bon

Lorsque la crise sanitaire a débuté, d’importantes réformes de la protection sociale des actifs se préparaient (revenu universel d’activité) ou se mettaient en place (assurance chômage). Elles s’attaquaient directement à la protection sociale et aux dispositifs de soutien aux revenus dont peuvent bénéficier les personnes privées d’emploi ou d’emploi décent et celles qui ne sont pas en mesure de travailler. La réforme des retraites, qui provoqua de nombreuses manifestations au début de l’année 2020, s’ajoutait au tableau pour assombrir leur avenir.

Pour le gouvernement, inscrit dans une trajectoire néolibérale au service des entreprises et des ménages aisés, ces réformes traduisaient une volonté de contenir (voire de réduire) les dépenses sociales, et se justifiaient par le souci d’inciter les personnes en situation de précarité ou de pauvreté à travailler.

Pendant la crise sanitaire, le gouvernement a changé de perspective, passant d’une logique de contention à tout prix des dépenses publiques à une logique de soutien « quoi qu’il en coûte » à l’économie et à l’emploi. Les réformes de la protection sociale des actifs ont alors été temporairement suspendues ou différées (assurance chômage) ou laissées en suspens (revenu universel d’activité).

Tandis que se dessine une reprise économique incertaine dans un contexte où nombre d’actifs sont fragilisés économiquement et socialement, la « clause de retour à meilleure fortune » introduite en mars 2021 a déjà relancé la réforme de l’assurance chômage, définitivement entrée en vigueur le 1er décembre dernier. Cette clause assure la continuité entre le « monde d’après » et celui d’avant la pandémie : les réformes de la protection sociale resteront des réformes néolibérales.

Cet article reviendra d’abord sur les protections mises en place pendant la crise sanitaire, en montrant qu’elles ont surtout concerné les entreprises et l’emploi, beaucoup moins les actifs précaires et les ménages pauvres. Il abordera ensuite la réforme de l’assurance chômage en montrant qu’elle pénalise surtout les demandeurs d’emploi les plus précaires. L’article se penchera enfin sur ce qui pourrait être la réforme d’après, celle du revenu universel d’activité : la fusion des minima sociaux et la stratégie d’incitation au retour à l’emploi (ou « activation ») des allocataires.

Les protections en temps de crise sanitaire : les entreprises et les emplois d’abord !

Dès le premier confinement en mars 2020, le gouvernement français a concentré ses interventions sur le marché du travail au nom du soutien aux entreprises et du maintien de l’emploi.

Chômage partiel : la protection « quoi qu’il en coûte » de l’emploi et des entreprises

Le chômage partiel (ou activité partielle)1 a constitué le dispositif central de protection de l’emploi et des entreprises dans les secteurs ayant réduit ou stoppé leur activité (hôtellerie-restauration, construction, commerce, etc.). En faisant de l’Etat et de l’Unédic à la fois les assureurs en dernier ressort des employeurs dont l’activité était la plus touchée, et les employeurs en dernier ressort de leurs salariés, il s’agissait d’éviter les licenciements et les faillites d’entreprises.

Les règles régissant le chômage partiel ont constamment évolué au fil de la crise sanitaire et il ne serait pas possible de les retracer dans le cadre de cet article. Le dispositif a d’abord été renforcé au plus fort de la crise (mars-mai 2020) : la liste des salariés éligibles s’est étendue, et l’indemnité destinée aux salariés comme la prise en charge de l’activité partielle par l’Etat (allocation employeur) ont augmenté. Ensuite, un dispositif d’activité partielle de longue durée a été mis en place pour les entreprises confrontées à une baisse durable de leur activité, avec de moindres taux de prise en charge, tandis que les protections se concentraient sur les entreprises des secteurs particulièrement affectés par la crise sanitaire ou concernées par une fermeture administrative.

Les tableaux de bord de la Dares ont permis de suivre presque au jour le jour la montée en charge du chômage partiel2 pendant la crise sanitaire. Début mai 2020, plus d’un million d’établissements avaient déposé une demande d’activité partielle concernant douze millions de salariés ; un peu plus de huit millions de salariés étaient effectivement en activité partielle.

Après la fin du premier confinement (juin 2020), le chômage partiel a nettement diminué tout en restant un instrument de gestion des conséquences de la crise. Il a constamment concerné plus de deux millions de salariés entre novembre 2020 et mai 2021, avant de diminuer au cours de l’été (480 000 salariés effectivement en activité partielle en août 2021). Les montants en jeu ont été considérables ; sur l’année 2020, l’Etat a dépensé plus de 27 milliards d’euros et l’Unédic 13 milliards d’euros.

Le recours au chômage partiel a vraisemblablement eu un effet positif sur le niveau de l’activité et de l’emploi pendant la crise sanitaire

Le recours au chômage partiel a vraisemblablement eu un effet positif sur le niveau de l’activité et de l’emploi pendant la crise sanitaire. En subventionnant les entreprises pour continuer à rémunérer leurs salariés, ce dispositif contribue à contenir la montée du chômage. Les études empiriques portant sur les années postcrise financière de 2008 suggèrent en effet qu’il a un impact positif sur la rétention de main-d’œuvre, la survie des entreprises et la reprise de l’activité3dans les pays de l’Union européenne ou de l’OCDE.

Alors que le recours au chômage partiel était plutôt faible en France avant la crise sanitaire (par comparaison avec l’Allemagne par exemple), il a constitué un instrument de gestion de crise, assurant une relative protection des entreprises et des emplois. Cependant, cette protection ne concerne pas les chômeurs et a peu bénéficié aux personnes en situation précaire.

Soutien au revenu des chômeurs et des précaires : la solidarité en retrait

En dépit de la très forte hausse du chômage au début de la crise sanitaire et du maintien d’un taux de chômage nettement plus élevé qu’avant la crise jusqu’en juin 2021, le soutien au revenu des chômeurs et aux ménages en situation de pauvreté a fait l’objet d’un effort plus tardif et de moindre ampleur.

Dès le mois de mars 2020, Pôle emploi enregistrait une hausse record du chômage. Plus d’un million de chômeurs supplémentaires ont été comptabilisés en France, le nombre de demandeurs d’emploi de catégorie A passant de 3,5 millions à plus de 4,5 millions entre janvier et avril 2020. Cette hausse brutale reflétait l’augmentation des destructions d’emploi, surtout des contrats courts non renouvelés, alors que les chances de retrouver un emploi s’amenuisaient et que les entrées dans les dispositifs d’emploi aidé et de formation s’effondraient.

Il s’est ainsi produit un phénomène de vases communicants entre les catégories de demandeurs d’emploi : le nombre des demandes d’emploi de catégories B et C en activités réduites (souvent en emploi précaire) a diminué, alimentant la hausse du nombre des demandeurs d’emploi de catégorie A (les chômeurs).

Malgré la hausse sans précédent du chômage, les demandeurs d’emploi n’ont pas bénéficié aussi vite que les entreprises et les salariés de mesures d’urgence. L’amélioration du taux de couverture par l’assurance chômage de mars à mai 2020 a surtout reflété l’entrée au chômage de demandeurs d’emploi indemnisables et indemnisés, et a été de courte durée. Dès juin 2020, le taux de couverture par l’assurance chômage s’est dégradé pour devenir inférieur au taux d’avant la crise sanitaire.

Le gouvernement a certes différé le deuxième volet de la réforme de l’assurance chômage qui allait détériorer les droits de nombre de demandeurs d’emploi, déjà entamés par les réformes de ces quarante dernières années4. Il a également prolongé la durée d’indemnisation des demandeurs d’emploi arrivant en fin de droits, d’abord pendant le premier confinement (de mars à mai 2020) puis d’octobre 2020 à juin 2021. Il a aussi accordé des aides aux ménages pauvres. Mais c’était à la fois trop tard et trop peu.

Alors que moins d’un demandeur d’emploi sur deux était effectivement indemnisé et que plus du tiers des demandeurs d’emploi était pauvre, la générosité du système n’a pas été renforcée mais a varié au fil de la pandémie, exposant les demandeurs d’emploi à de fortes variations de leur revenu qui ont tout particulièrement touché les personnes les moins bien indemnisées. Les données de la Dares montrent ainsi qu’entre avril et septembre 2020, le montant net médian de l’indemnisation par l’assurance chômage diminuait de 960 à 945 euros. Mais, alors que le montant net moyen d’indemnisation augmentait légèrement pour les demandeurs d’emploi les mieux indemnisés (à partir du troisième décile), il chutait fortement au bas de l’échelle d’indemnisation, passant de 385 à 280 euros pour le premier décile et de 715 à 625 euros pour le premier quartile.

De manière générale, les personnes les plus exposées à la précarité et à la pauvreté ont cumulé les difficultés pendant la crise sanitaire. Les travailleurs à bas salaires ont aussi été les premiers de corvée, parmi les plus exposés aux risques sanitaires, les plus précaires ont souvent perdu leur emploi. Les chômeurs ou allocataires de minima sociaux ont été confrontés à l’insuffisance de leur revenu de remplacement ou de leurs garanties de revenu. Et les jeunes précaires de 18 à 25 ans, n’ayant généralement pas accès aux garanties de revenu, se sont révélés particulièrement vulnérables. Confinés dans des logements trop petits et/ou sur-occupés, mal équipés en outils numériques, les plus précaires ont aussi souffert d’un accès limité aux services publics (école, cantine, Caf, etc.) et aux aides en nature. Il a fallu attendre un mois pour que des aides soient annoncées (le 13 avril 2020) et un mois de plus pour qu’elles soient versées (le 15 mai). Dans l’intervalle, les demandes d’aide alimentaire et les impayés de loyer ont augmenté.

L’assurance chômage ou le retour d’une réforme du monde d’avant

L’embellie économique constatée à l’été 2021 se traduit dès octobre par le retour de la réforme de l’assurance chômage. Alors que le chômage et la précarité restent d’une ampleur préoccupante, cette réforme réduit, diffère (ou supprime) les droits de plus d’un million de demandeurs d’emploi.

La réforme de 2019 : l’insécurisation des précaires

L’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République a ouvert une période de remise en cause du système d’assurance chômage, dans sa gouvernance et dans ses règles d’indemnisation5. En octobre 2018, les cotisations salariales pour le chômage ont été supprimées pour les salariés du privé et remplacées par de la CSG, affaiblissant le rôle des syndicats dans les décisions de l’Unédic.

Dès septembre 2018, le gouvernement reprenait la main sur les objectifs de la négociation (loi Avenir professionnel) ; il imposait en juin 2019 aux partenaires sociaux des mesures d’économies drastiques (entre 1 et 1,3 milliard d’euros sur trois ans) et, suite à l’échec des négociations, faisait passer sa réforme par décret en juillet 2019.

Comme le trahissait le lapsus de la ministre du Travail de l’époque, Muriel Pénicaud, on avait affaire à une réforme « contre le chômage et pour la précarité (…) contre la précarité »

Comme le trahissait le lapsus de la ministre du Travail de l’époque, Muriel Pénicaud, on avait affaire à une réforme « contre le chômage et pour la précarité (…) contre la précarité ». Les demandeurs d’emploi les plus précaires allaient payer le prix fort. En novembre 2019, un premier volet entrait en vigueur, avec le durcissement des conditions d’accès à l’assurance chômage (avoir travaillé 6 mois dans les 24 derniers mois au lieu de 4 mois dans les 28 derniers mois) et aux droits rechargeables (totaliser 6 mois de travail et non plus 150 heures, soit un mois) ainsi que l’instauration d’une dégressivité pour les plus hauts salaires.

Un deuxième volet de la réduction des droits des demandeurs d’emploi était prévu pour avril 2020 : le changement du mode de calcul de l’indemnité de chômage et de la définition de la durée d’indemnisation, particulièrement défavorable à celles et ceux ayant une trajectoire d’activité discontinue. Le nouveau mode de calcul, basé sur le « salaire mensuel de référence », et non plus sur le salaire journalier de référence n’affecte pas celles et ceux qui ont travaillé continûment pendant la période de référence, mais diminue l’indemnité perçue par les plus précaires en la faisant dépendre du nombre de jours travaillés et du calendrier de leurs contrats de travail.

L’argument à l’appui de la réforme était que les chômeurs précaires pouvaient profiter du système pour travailler moins. La mise en place des pénalités aux entreprises les plus utilisatrices de contrats courts était quant à elle d’ampleur modeste et décalée à janvier 2020 pour la taxation des CDD d’usage et à janvier 2021 pour le dispositif de bonus-malus selon le recours aux contrats courts.

L’étude d’impact publiée le 21 novembre 2019 par l’Unédic anticipait des économies à hauteur de 3,4 milliards d’euros sur trois ans, liées aux modifications des conditions d’ouverture des droits à l’assurance chômage et au nouveau calcul du salaire de référence. L’Unédic estimait qu’un allocataire sur deux serait pénalisé par la réforme. La modification des conditions d’accès, entrée en vigueur en novembre 2019, devait la première année différer, réduire ou supprimer les droits de 710 000 demandeurs d’emploi. Quant à la mise en place du salaire journalier de référence prévue pour avril 2020, elle devait toucher quatre allocataires sur dix, soit 850 000 demandeurs d’emploi, et réduire leur allocation mensuelle nette de 22 % en moyenne.

La réforme de 2021 : meilleure fortune économique, infortune des précaires

La mise en œuvre de la réforme de 2019, prévue en deux temps, a été semée d’embûches. Si le premier volet est entré comme prévu en application en octobre 20196, le gouvernement a fini par en suspendre temporairement l’application. Il a aussi différé l’entrée en vigueur du deuxième volet. Par ailleurs, le Conseil d’Etat a invalidé une première fois la réforme en novembre 2020, estimant notamment que les dispositions concernant le salaire mensuel de référence introduisaient des inégalités non justifiables entre les demandeurs d’emploi7.

En janvier 2021, une note du CAE défendait les principes de la réforme, réclamant une reprise en main plus ferme de la gouvernance du régime d’assurance chômage par l’Etat, et recommandait de le rendre plus « contracyclique » et plus soutenable financièrement en ajustant les règles d’indemnisation du chômage à des « indicateurs de l’activité économique ». En mars 2021, un nouveau décret du gouvernement reprenait les dispositions invalidées par le Conseil d’Etat en les amendant légèrement, notamment par l’introduction d’un plancher pour limiter la baisse des indemnités liées au nouveau calcul, à 43 % du montant selon le mode de calcul de 2017. Il prévoyait une entrée en vigueur des nouvelles règles de calcul de l’indemnité chômage en juillet 2021 et du bonus-malus sur les cotisations employeurs en septembre 2022. Il introduisait aussi une clause de « retour à meilleure fortune » précisant les indicateurs d’amélioration de l’activité qui devaient déclencher le retour de la condition minimale d’affiliation à partir d’octobre 2021.

En avril 2021, l’Unédic publiait une nouvelle étude d’impact sur la réforme prévue cette année-là, estimant qu’elle permettrait de réaliser des économies de 2,3 milliards d’euros par an. Le changement de calcul basé sur le salaire journalier de référence devait toucher 1,15 million d’allocataires dont les droits allaient être plus faibles qu’avec la convention de 2017. Au total, 365 000 demandeurs d’emploi verraient leur baisse d’indemnités limitée par le plancher. L’étude d’impact prévoyait aussi que le retour de la condition minimale d’affiliation à 6 mois à partir d’octobre 2021, supprimerait les droits de 190 000 personnes, et retarderait les droits de 285 000 autres, pour une durée de cinq mois en moyenne.

En juin 2021, saisi par plusieurs organisations syndicales, le Conseil d’Etat annonçait la suspension en urgence des nouvelles règles de calcul applicables aux demandeurs d’emploi, considérant, au vu de la situation économique encore incertaine et du décalage temporel des dispositions concernant les employeurs, que la dénonciation par les syndicats d’une « erreur manifeste d’appréciation » était fondée. Il devait encore rendre un avis « sur le fond » à propos des dispositions contestées. Mais le gouvernement le prit de court : estimant que la réforme n’était pas remise en cause tant que le Conseil d’Etat ne s’était pas prononcé sur le fond, il publiait le 30 septembre un décret pour la mettre en application dès le 1er octobre 2021.

Le gouvernement s’était notamment appuyé sur la clause de « retour à meilleure fortune » qu’il avait introduite en mars 2021. Le décret alors adopté précisait que le durcissement des droits à indemnisation entrerait en vigueur le 1er octobre 2021 si les conditions suivantes étaient vérifiées : 2,7 millions de déclarations préalables à l’embauche pour des contrats de plus d’un mois dans un intervalle de quatre mois consécutifs, une diminution du nombre de chômeurs (demandeurs d’emploi de catégorie A) d’au moins 130 000 sur six mois consécutifs.

Le chômage demeure à un niveau élevé au deuxième trimestre 2021, avec plus de 6,7 millions de demandeurs d’emploi toutes catégories confondues

L’embellie de la situation de l’emploi permit ainsi de remettre en selle la réforme. Pourtant, le chômage demeure à un niveau élevé au deuxième trimestre 2021, avec plus de 3,7 millions de chômeurs de catégorie A et plus de 6,7 millions de demandeurs d’emploi toutes catégories confondues, en France (hors Mayotte) (Otte, 2021). Les chômeurs en catégorie A sont certes de moins en moins nombreux, mais le nombre total de demandeurs d’emploi a continué à augmenter. Surtout, les demandeurs d’emploi en activité réduite (catégories B et C), premiers concernés par la réforme, sont de plus en plus nombreux (plus de 2,2 millions) ; ce sont à 56 % des femmes.

La réforme d’après : la fusion-activation des minima sociaux ?

Le 13 septembre 2018, lors de sa présentation de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté, le président Macron lançait le projet d’un revenu universel d’activité (RUA) censé fusionner le revenu de solidarité active (RSA) avec d’autres minima sociaux et généraliser les incitations au retour à l’emploi.

Cette réforme, qui a fait l’objet d’une concertation citoyenne assez médiatisée, semble être aujourd’hui en suspens. Pourtant, le gouvernement dit ne pas y renoncer et préparer un rapport pour la fin de l’année 2021.

Le projet de réforme RUA : l’activation universelle contre la singularité des besoins

La concertation citoyenne sur le revenu universel d’activité ou RUA a été lancée par le gouvernement fin mai 2019 dans la perspective d’un projet de loi initialement prévu en 2020. La réforme étant en suspens depuis le début de la crise sanitaire, ses contours sont restés flous. Le sujet pourrait néanmoins revenir en débat lors de la campagne présidentielle.

Le projet de RUA soumis à la concertation citoyenne n’avait d’universel que le nom : il ne s’agissait ni de généraliser des garanties de revenu ni de mettre en place un revenu inconditionnel plus généreux que les prestations existantes.

Les documents de préparation pour la concertation sur le RUA ne laissent aucun doute là-dessus :

« On raisonne sous une hypothèse conventionnelle de neutralité budgétaire de la réforme. Cela signifie que l’on cherche à penser les transformations du paysage des aides de solidarité sous l’hypothèse qu’aucun euro n’est économisé ni qu’aucun euro supplémentaire n’est dépensé » (Concertation sur le revenu universel d’activité, 2019, p. 7).

L’universalité du RUA réside tout entière dans la fusion de minima sociaux et dans une logique de prestation unique gérée par un guichet unique. L’universalité fait donc référence au périmètre du RUA censé, en regroupant plusieurs minima sociaux et les aides au logement, inclure toute une gamme d’allocataires.

Enfin, le projet de RUA soumis à la concertation, loin de l’inconditionnalité, traduit une obsession pour l’activation et les incitations au retour à l’emploi. Le président de la République avait annoncé la couleur dès septembre 2018 : les allocataires auront une « obligation d’inscription dans un parcours d’insertion, qui empêche de refuser plus de deux offres raisonnables d’emploi ou d’activité figurant dans son contrat »8. Ces éléments de langage, en suggérant que les allocataires ne veulent pas travailler et refusent des offres d’emploi, gomment les difficultés réelles de celles et ceux qui ne trouvent pas d’emploi ou ne sont pas en situation de travailler à court terme.

On retrouve cette obsession dans les documents préparatoires à la concertation. Ces documents s’inquiètent, graphiques à l’appui, de situations « où le gain au travail est nul pour un allocataire de l’AAH », l’allocation aux adultes handicapés, ou négatif pour un allocataire de l’Aspa, l’allocation de solidarité aux personnes âgées (retraitées ayant de faibles revenus)9.

En s’interrogeant sur les gains à l’emploi de personnes que la protection sociale entend mettre à l’abri de l’obligation de travailler, les documents préparatoires à la concertation apparaissent comme des chefs-d’œuvre de la technocratie néolibérale. Ils laissent aussi penser que le projet de RUA pourrait être porteur d’une réduction des droits.

Certaines associations de personnes en situation de handicap ont d’ailleurs protesté contre le projet de réforme, à l’instar du président de l’Unapei10 qui affirmait dès juillet 2019 : « L’attribution d’un revenu minimum d’existence pour les personnes en situation de handicap ne doit en aucun cas être conditionnée à des droits et des devoirs supplémentaires. »11

Tous au revenu universel d’activité ?

Dans leur note du CAE de janvier 2021, Pierre Cahuc, Stéphane Carcillo et Camille Landais, après avoir soutenu l’approfondissement de la réforme du système d’assurance chômage, plaidaient pour une réforme fusionnant les minima sociaux. Soulignant la complémentarité de l’assurance chômage et des autres dispositifs d’imposition et de transferts sociaux, notamment au bas de l’échelle des revenus, les auteurs demandaient un rapprochement (« harmonisation  ») entre l’allocation de solidarité spécifique (ASS) et le RSA ou d’autres minima sociaux au nom de la réduction des inégalités. Ils se référaient pour cela à une précédente note du CAE proposant de remplacer l’ASS et les autres minima sociaux par un « revenu de base unique, sous condition de ressources, modulable selon les besoins des ménages, et associé à la participation à un programme d’insertion pour les personnes sans emploi ». Le socle de ce revenu était constitué du RSA et de la prime d’activité et de « majorations » pour le « logement », la « vieillesse » ou le « handicap ».

Ce revenu de base devait faire des gagnants, les jeunes de 18 à 24 ans qui « ne vivent pas avec leurs parents, ne leur sont pas rattachés fiscalement et ne sont pas étudiants », mais aussi des perdants, notamment les chômeurs percevant l’ASS, une allocation d’un montant souvent supérieur au RSA et qui permet, contrairement à ce dernier, de valider des trimestres pour la retraite. Si la note du CAE de 2017 envisageait d’étendre le revenu de base aux jeunes et de transposer « les règles de validation de trimestres pour la retraite (…) aux bénéficiaires du revenu de base », ces hypothèses ne sont pas mentionnées dans celle de 2021 (Cahuc, Carcillo et Landais).

Il y a une forme de déni des différences de situation entre des chômeurs ayant de bonnes perspectives de retour à l’emploi et d’autres n’ayant peu ou pas de qualification ou d’expérience professionnelle

Ces propositions du CAE partent d’une hypothèse implicite selon laquelle les publics des minima sociaux (ASS, RSA, mais aussi AAH et Aspa) sont semblables à ceux de l’assurance chômage : des travailleurs susceptibles de combiner un revenu d’activité avec un dispositif de soutien au revenu. Il y a là une forme de déni des différences de situation, entre des chômeurs qualifiés ayant de l’expérience, des droits à indemnisation et de bonnes perspectives de retour à l’emploi et d’autres n’ayant peu ou pas de qualification ou d’expérience professionnelle, ayant épuisé leurs droits après une longue expérience du chômage ou étant empêchés de travailler par des problèmes de santé ou des contraintes familiales.

Et derrière ce déni, un risque d’harmonisation par le bas, avec une diminution des droits non seulement pour les chômeurs précaires privés d’accès à l’assurance chômage ou à l’ASS mais aussi pour celles et ceux qui ne sont pas en situation de travailler.

Cette réforme constituera au mieux un dernier filet de sécurité pour les perdants de la réforme de l’assurance chômage. Le revenu universel d’activité, tel qu’il est présenté, prendra moins bien en compte la complexité des besoins et des situations et renverra nombre de personnes en couple (des femmes surtout) vers les solidarités familiales.

Alors que le gouvernement promettait un monde d’après meilleur que le monde d’avant la crise sanitaire, les réformes de la protection sociale des actifs qui se dessinent pour l’après s’inscrivent dans la continuité de celles d’avant.

Pendant la crise sanitaire, l’effort budgétaire a porté sur le chômage partiel et les aides aux entreprises, mettant en place une forme de « sécurité sociale » pour ces dernières tout en restant en retrait sur l’aide aux chômeurs et aux précaires. Si le gouvernement a remis en cause le dogme de l’équilibre budgétaire, c’était avant tout pour sauver le capitalisme néolibéral.

La réforme de l’assurance chômage a été mise en place en dépit d’une situation sociale qui reste très dégradée. Comme le montre un rapport du Crédoc, la crise a fragilisé quatre millions de personnes en France, et ces « nouveaux vulnérables » sont surtout des actifs précaires en emploi, souvent en charge de famille. La fragilisation de leur revenu les expose à des renoncements à des dépenses essentielles et à des privations, affectant leur confiance en l’avenir et dans les institutions et le gouvernement. Ces vulnérabilités appellent des réformes qui développent l’assurance chômage et améliorent les garanties de revenu. Ce n’est pas le chemin emprunté.

Bibliographie

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Cahuc P., Carcillo S. et Landais.C., 2021, « Repenser l’assurancechômage .: règles et gouvernance. », Note du Conseil d’analyse économique n° 61.

Cahuc P., Prost C., 2015, « Améliorer l’assurance chômage pour limiter l’instabilité de l’emploi. », Note du Conseil d’analyse économique n° 24.

Concertation sur le revenu universel d’activité, 2019, Mise de jeu. Cycle 3 – « Périmètre de la réforme. ».

Concertation sur le revenu universel d’activité, 2020, Mise de jeu. Cycle 4 – Parcours de l’allocataire, « Le mécanisme de gain au travail dans le futur revenu universel d’activité ».

Ducoudré B., Madec P., 2020, « Evaluation au 6 mai 2020 de l’impact économique de la pandémie de Covid-19 et des mesures de confinement sur le marché du travail en France. », Policy Brief, OFCE n° 67.

Eydoux A., 2019, « Réforme de l’assurance chômage : l’insécurisation des demandeurs d’emploi. », Note des économistes atterrés.

Eydoux A., 2020, « Interventions publiques en temps de crise : l’impossible redevient pensable. », Note des économistes atterrés.

Hoiban S., Croutte P., 2021, « Quatre millions de Français fragilisés par la crise sanitaire. », Credoc, Consommation et modes de vie n° 320.

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Unédic, 2019, « Impact de la réforme de l’assurance chômage 2019. ».

Unédic, 2021, « Réforme de l’assurance chômage. Effets au 1er juillet 2021 du décret du 30 mars 2021 portant diverses mesures relatives au régime d’assurance chômage ».

  • 1.Le chômage partiel est un dispositif temporaire permettant aux entreprises dont l’activité baisse ou cesse (en raison de difficultés techniques, d’approvisionnement, de débouchés, ou encore en raison du confinement) de réduire ou de stopper le travail de tout ou partie des salariés. L’Etat et l’Unédic assurent la prise en charge des salaires correspondant aux heures non travaillées en versant une allocation aux entreprises. L’indemnité versée aux salariés en chômage partiel est définie par l’Etat.
  • 2.Eydoux A., 2020, « Interventions publiques en temps de crise : l’impossible redevient pensable. », Note des économistes atterrés.
  • 3.Ducoudré B., Madec P., 2020, « Evaluation au 6 mai 2020 de l’impact économique de la pandémie de Covid-19 et des mesures de confinement sur le marché du travail en France. », Policy Brief, OFCE n° 67.
  • 4.Eydoux A., 2019, « Réforme de l’assurance chômage : l’insécurisation des demandeurs d’emploi. », Note des économistes atterrés.
  • 5.Eydoux A., 2019, op. cit. ; Sterdyniak H., 2021, « Quand le gouvernement défait l’assurance chômage. », Note des économistes atterrés.
  • 6.Rappelons qu’il s’agit du durcissement des conditions d’accès à l’assurance chômage et aux droits rechargeables, et de l’instauration d’une dégressivité des allocations pour les plus hauts salaires.
  • 7.Il a également censuré l’entrée en application du bonus-malus sur les cotisations employeurs en juin 2021.
  • 8.Cité par Adrien Sénécat, « Cinq questions sur le “revenu universel d’activité” annoncé par Emmanuel Macron », Le Monde, 14 septembre 2018.
  • 9.Voir Concertation sur le revenu universel d’activité (2019), p. 31 et p. 42.
  • 10.Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis.
  • 11.« Handicap : l’alerte des associations dans le JDD qui s’alarment du revenu universel d’activité », Le Journal du Dimanche, 13 juillet 2019.

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