Jérôme Sainte-Marie : «Le Covid-19 aura produit un choc de dépolitisation»

Portrait de Jerôme Saint Marie à l'occasion de la sortie de son livre "Bloc contre Bloc" aux Editions du Cerf.
«Le bloc élitaire n’existe au sens strict qu’autour d’Emmanuel Macron, dans la mesure où il est formé par une idéologie progressiste se défiant du clivage entre la gauche et la droite.» JEAN LUC BERTINI Le Figaro Magazine

GRAND ENTRETIEN – Alors que l’année touche à sa fin, le politologue analyse les événements politiques et sociaux de l’année écoulée à la lumière de l’élection présidentielle qui attend 2022.

LE FIGARO. – Pré-campagne présidentielle, instauration du passe sanitaire, reprise de l’épidémie avec le variant Omicron… L’année qui s’écoule a été dense. Selon vous, quel événement a le plus bouleversé la France en 2021 ? En quoi ?

Jérôme SAINTE-MARIE. – À l’évidence, la crise sanitaire a marqué 2021, mais dans la continuation de l’année précédente et de manière finalement banalisée. S’il s’agit de citer un événement emblématique de ce qu’est la France aujourd’hui et qui aura eu un impact significatif sur notre humeur collective, je retiendrais plutôt la crise dite des sous-marins australiens, c’est-à-dire la rupture d’une promesse d’achat présentée comme le contrat du siècle. Il me semble que cette annonce le 15 septembre dernier a cristallisé les doutes, pour ne pas dire l’angoisse existentielle, ressentie par nombre de nos compatriotes. Cet échec n’est bien sûr pas seulement commercial, il illustre un affaiblissement de la position du pays sur la scène mondiale et fait écho au processus de désindustrialisation dénoncé par toute la classe politique ou presque. Derrière la perte financière immédiate pour Naval Group se profile une forme de déclassement du pays, sentiment bien réel, qu’il soit justifié ou non, et lourd de conséquences électorales. Cet événement survenu en 2021 n’est pas en soi un tournant par son intensité, mais par la résonance qu’il trouve dans d’autres revers de l’industrie de pointe française, on songe ici l’affaire Alstom, il me paraît effectivement de nature à impressionner durablement l’opinion publique.

La mise en place du passe sanitaire a vu naître un mouvement anti-passe, mélange hétérogène de protestataires du type «gilets jaunes» et membres de classes moyennes. Ce fait illustre-t-il l’archipélisation de notre société comme l’a théorisé Jérôme Fourquet ? Comment analysez-vous ce phénomène ?

Comme vous le notez, il existe une différence profonde entre le phénomène des «gilets jaunes» d’une part et les mobilisations anti-passe d’autre part, même si dans les deux cas les observateurs ont pu être surpris par leur intensité. Il y a trois ans, les rassemblements et les occupations de ronds-points étaient très marqués dans leur sociologie, avec une évidente sur-représentation des travailleurs modestes du privé, salariés ou indépendants. À l’été 2021, les manifestations étaient beaucoup plus interclassistes, ce qui est d’ailleurs très logique puisque celles-ci ne se fondaient pas sur un enjeu de pouvoir d’achat mais sur une cause presque immatérielle. Je ne vois pas très bien cependant comment cela pourrait correspondre à une hypothétique «archipélisation» : il y a toujours eu des mobilisations portant sur des enjeux diversifiés, et au mi-temps des années 1980, par exemple, on pouvait assister à quelques semaines de distance à des manifestations portant sur la querelle scolaire comme à des mouvements d’opposition à la restructuration de la sidérurgie. La France est un pays où l’on manifeste énormément et à tous propos, ce n’est pas nouveau. La polarisation sociale constitue une réalité sur laquelle chacun s’accorde, me semble-t-il, sans que cela n’empêche que l’on puisse se rassembler sur des thèmes transversaux, comme celui des libertés individuelles.

Peut-il être de grande portée lors de la présidentielle ? Dans quelle mesure ?

Derrière le rideau des manifestations et des polémiques sur le passe sanitaire, ces dernières très présentes dans les médias comme sur les réseaux sociaux, le fait politique majeur porté par la crise sanitaire me paraît être la dévitalisation du débat public. Après l’intense actualité sociale des deux premières années du quinquennat, les Français sont placés dans une situation artificielle d’atomisation, chacun étant renvoyé à sa santé et à celle de ses proches, à son corps et, si l’on peut dire, à sa peau.

La place prise par les échanges sur la qualité des vaccins, l’évolution des courbes de contamination, la pertinence de telle ou telle mesure de santé publique […] induit une distraction de l’opinion par rapport aux grands enjeux d’avenir du pays.

Jérôme Sainte-Marie

L’abstention massive lors des scrutins intermédiaires doit beaucoup à ce climat aberrant. La place prise par les échanges sur la qualité des vaccins, l’évolution des courbes de contamination, la pertinence de telle ou telle mesure de santé publique, avec un degré de précision qu’illustre la dernière intervention télévisée du Premier ministre, est bien sûre légitime, mais elle induit une distraction de l’opinion par rapport aux grands enjeux d’avenir du pays. Il reste peu de temps avant le grand rendez-vous démocratique des Français, en avril prochain, pour restaurer la hiérarchie des débats. Le Covid-19 aura produit un choc de dépolitisation.

Ces manifestations, peu soutenues par la majorité de la population, ont-elles renforcé Emmanuel Macron ?

Sur le strict plan de l’opinion publique et de sa mesure, la pandémie a abouti en quelques mois à un net redressement de la cote de popularité de l’exécutif. Nous étions il y a deux ans en pleine confrontation entre partisans et adversaires de la réforme des retraites menée par le gouvernement d’Édouard Philippe. Depuis, le niveau du soutien au président de la République a augmenté d’une dizaine de points. Emmanuel Macron n’est pas populaire au sens qu’une majorité de Français en aurait une bonne opinion dans l’exercice de ses fonctions, mais il l’est bien davantage que ne le furent ses deux prédécesseurs, François Hollande et auparavant Nicolas Sarkozy, à ce stade de leur mandat. Le chef de l’État a su apparaître auprès de nombreux Français comme le garant du versement des salaires et des pensions, se prévalant à tort ou à raison d’avoir sur drainer vers la France une part du plan de relance européen. Candidat de la réforme en 2017, il sera devenu le président des garanties. Quand bien même s’agirait-il d’une illusion, cela demeure un bel atout électoral.

Sur le plan politique, la percée d’Éric Zemmour dans les sondages a rebattu les cartes : le duel annoncé entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen est désormais incertain…

Le phénomène Zemmour à la fin de l’été s’apparente à une déflagration d’opinion. Pour trouver un équivalent, il faut curieusement évoquer la vive ascension de Jean-Luc Mélenchon dans les sondages d’intention de vote à partir de la mi-mars 2017, l’amenant en cinq semaines à près de 20%. On notera aussitôt la particularité de la percée d’Éric Zemmour, intervenue à un moment où les opinions demeurent très volatiles et où le citoyen n’est pas encore vraiment dans la position de l’électeur. On a d’ailleurs constaté depuis un tassement des intentions de vote. D’une part Marine Le Pen a su stabiliser son socle électoral, à la tonalité populaire marquée, d’autre part la droite classique a réussi son processus de désignation du candidat à la présidentielle. La poussée des intentions de vote en faveur de Valérie Pécresse est un autre indicateur de la fluidité des rapports de force virtuels, ceux mesurés par les sondages, tant que l’offre électorale n’est pas stabilisée ni les Français massivement intéressés par le suivi de la campagne, ce qui intervient généralement à deux ou trois mois du scrutin présidentiel. Il demeure que pour l’heure la candidature d’Éric Zemmour rend la situation de Marine Le Pen plus délicate, sans causer le moindre tort à Emmanuel Macron : dans les sondages actuels, celui-ci passe désormais le premier tour en première position et l’emporte au tour décisif, de manière particulièrement confortable lorsqu’il est opposé au polémiste.

Pécresse, Zemmour : Opposants numéros 1 à Macron ?
Le bloc élitaire qui s’est formé autour d’Emmanuel Macron en 2017, se divise-t-il désormais entre Macron et Zemmour ?

Le bloc élitaire n’existe au sens strict qu’autour d’Emmanuel Macron, dans la mesure où il est formé par une idéologie progressiste se défiant du clivage entre la gauche et la droite. Il est porté par un projet libéral et europhile, dans l’acceptation de la mondialisation sous toutes ses formes. Le profil sociologique du vote Macron en 2017 comme des intentions de vote pour 2022 est avant tout marqué par une forte adhésion de la classe managériale et d’une partie des retraités. Ce n’est pas équivalent pour les intentions de vote en faveur d’Éric Zemmour, au profil relativement interclassiste mais orientées à droite. Présenté comme un atout par le candidat, cela peut constituer également à terme une faiblesse, dans le contexte de polarisation que connaît la société française, sauf à considérer que les considérations matérielles ne compteraient pour rien dans le vote. Emmanuel Macron n’a pas ce problème puisqu’il a su maintenir une vraie cohérence entre la sociologie de ses soutiens, l’adéquation de son idéologie à celle-ci, et la composition de ses équipes, où se sont fondues des personnalités issues de la gauche comme de la droite.

L’aura qui dans cette mouvance entoure Christiane Taubira illustre bien cette fuite en avant idéologique, modeste compensation à son confinement sociologique.

Jérôme Sainte-Marie

Autre fait d’importance : la gauche semble toujours incapable d’accéder au second tour malgré la multiplication des candidatures à droite. Peut-elle encore espérer rassembler le «bloc populaire» ? Quel regard portez-vous sur une éventuelle candidature de Christiane Taubira ?

Tant de choses ont été dites à juste titre sur les difficultés de la gauche que je soulignerais plutôt deux réalités plus appréciables pour elle. Tout d’abord le score cumulé des candidats qui s’en réclament s’établit à un niveau proche de celui de 2017, c’est-à-dire un peu plus du quart des électeurs. Songeons que ce n’est pas très éloigné de celui de la droite si l’on ne prend en compte que les candidats qui s’y rattachent explicitement. Pourquoi un tel maintien, pas toujours perçu ? Sans doute parce que la gauche conserve un socle sociologique qui est à la fois une garantie et une limite : celui de la dépense publique, dont les fonctionnaires constituent le noyau dur. Les facteurs culturels comptent, bien entendu, mais cette dimension prosaïque autant qu’essentielle, l’origine des revenus, conservent une importance majeure dans le choix politique. Du coup, la gauche peut toujours affectionner le mot «populaire», elle ne peut prétendre à constituer un bloc populaire, ayant notamment bien du mal à convaincre les travailleurs du privé.

Mal à l’aise face au mouvement des «gilets jaunes», contradictoire dans sa relation à la mondialisation, la gauche se survit à travers l’exaltation de valeurs et de positions souvent bien éloignées du point d’équilibre de la société française. L’aura qui dans cette mouvance entoure Christiane Taubira illustre bien cette fuite en avant idéologique, modeste compensation à son confinement sociologique.

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