Dans cette ville de Seine-Saint-Denis, près d’un électeur sur deux n’a pas voté lors du second tour du scrutin. Les habitants expliquent avoir perdu confiance dans les personnalités politiques comme dans l’Etat, qu’ils jugent éloignés de leurs préoccupations.
Dimanche 24 avril, Solange n’a pas voté au second tour de l’élection présidentielle. Ni même au premier, d’ailleurs. Cette aide médico-psychologique auprès d’enfants handicapés ne s’est pas inscrite sur les listes électorales. « Je repoussais toujours à plus tard… Jusqu’à ce qu’il soit trop tard. » Ce mercredi 27 avril, alors qu’elle prend le soleil en attendant un « moment de bien-être chez l’esthéticienne », cette quadra de La Courneuve (Seine-Saint-Denis), ne regrette pas son choix. Et constate que « Macron a été réélu », et se dit soulagée que Marine Le Pen ne soit pas passée.
Solange n’est pas seule dans ce cas. A La Courneuve, une ville d’environ 45 000 habitants, 45% des électeurs n’ont pas voté au second tour de l’élection présidentielle, selon le ministère de l’Intérieur, contre 28% à l’échelle nationale. Cette ville veinée par l’A86, le périphérique de la petite couronne, l’autoroute A1 vers Lille et le RER B est la troisième du pays, derrière Lembach (Bas-Rhin) et Herserange (Meurthe-et-Moselle), où l’abstention a le plus augmenté depuis 2017, en comparant les scores des seconds tours (+11 points).
Le vote démocratique mis en doute
A La Courneuve, les « barres » emblématiques des grands ensembles des années 1950 et 1960, construites pour accueillir ouvriers de Paris, étrangers, pieds-noirs et harkis venus d’Algérie, ont été détruites. Aujourd’hui, 36% de la population y est étrangère, issue d’une centaine de nationalités. Samir, manutentionnaire de 40 ans, en recherche d’emploi, habite dans le quartier Verlaine, dans la partie nord de la Cité des 4000, emblématique de l’époque des villes-champignons à la croissance hors normes.
Samir a beau avoir voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour, il a « complètement zappé » le second. « J’ai rendu visite à ma grand-mère, je ne m’en suis rappelé qu’à 20 heures », reconnaît-il, baguettes de pain d’une main, casque de scooter de l’autre. La politique, Samir s’y intéresse depuis peu. « Avec Poutine » et la guerre en Ukraine. « Depuis qu’on a parlé d’un missile de Satan [le missile Sarmat], j’y pense tout le temps. J’ai rêvé deux fois de la fin du monde, j’ai perdu du poids… »
Dans ce quartier, plusieurs jeunes posent la question-clé : pourquoi voter ? « Ça ne sert à rien. L’Etat, on n’y croit plus », assure Hachim*. Cet animateur auprès de jeunes dans un centre social et culturel ne s’est pas déplacé dans le bureau de vote. Méfiant, il ne croit ni à l’honnêteté des sondages, ni à l’exactitude des résultats du vote. Pour lui, tout se vaut presque. Gauche, droite, les couleurs politiques se brouillent.
L’Etat paraît loin. Pourtant, « il injecte des millions » dans l’économie, reconnaît volontiers Hachim*. Son ami, Mohamed*, 19 ans, voit bien l’évolution, ces dernières années. « C’est moins ghetto qu’à l’époque. Sarkozy voulait nettoyer « au Kärcher« , il a réussi. Les barres ont été démolies, c’est plus ouvert. Mais on vit aussi moins ensemble. » Mais pour Hachim*, les investissements sont un « cache-misère » : « Les gens ne se sentent pas associés à l’Etat. Une étincelle, et tout peut repartir comme en 2005. » Trois semaines d’émeutes avaient alors secoué les banlieues françaises, notamment à La Courneuve.
43% des habitants sous le seuil de pauvreté
La fracture avec l’Etat est réelle, confirme Gilles Poux, le maire communiste de la ville. D’un côté, « les Courneuviens voient les grues se poser sur le territoire. La ville sera au firmament de l’actualité internationale dans deux ans avec la piscine des Jeux olympiques. La ville a vocation à faire rêver la Terre entière. » De l’autre, « les familles continuent d’avoir des questions de survie, 43% de la population reste sous le seuil de pauvreté » et le chômage y dépasse les 25%, selon les données de l’Insee (2018). Soit cinq fois plus que la moyenne nationale. Alors au premier tour, les Courneuviens se sont mobilisés, avec un taux de participation de 65%, plaçant Jean-Luc Mélenchon largement en tête. Mais au second tour, « les gens ont dit qu’ils ne voulaient pas être prisonniers d’une ‘arnaque' ». D’où cette abstention record.
Pour comprendre « l’arnaque », direction à un kilomètre seulement de la mairie, dans le quartier 4000 Sud. Des huit barres emblématiques, il ne reste que « le Mail de Fontenay », près de 200 mètres de long. Au pied de ses 15 étages, derrière une fenêtre ouverte, Manel* et Aly Diouara s’affairent. Ces deux bénévoles font partie d’une association d’accompagnement à la scolarisation. Tous deux ont voté mais ne sont en rien étonnés de l’abstention locale. Pour Manel, une professeure de SVT en lycée de 29 ans, « les habitants du coin ne se sentent pas concernés par les élections. Les mesures prises ne sont pas faites pour eux. Ils ont des inquiétudes plus triviales : manger, travailler, pour certains. »
Aly Diouara, 35 ans, abonde : « Il y a beaucoup de résignation. Ce sont les mêmes personnalités politiques, toujours les mêmes promesses depuis 2017. » Au-delà du dernier quinquennat, les quinze dernières années suffisent, selon lui, à comprendre la situation. Depuis 2015, « on a eu les attentats au Stade de France, qui est proche, la déchéance de nationalité proposée. La loi contre le séparatisme qui alimente l’amalgame » entre musulmans et islamistes, « sans reconnaître aux gens leur francité. Forcément, ils rejettent les candidats ».
« On a grave souffert sous le quinquennat Macron »
Entre-temps, le coronavirus est aussi passé par là. « La Courneuve a payé un lourd tribut en nombre de décès », comme toute la Seine-Saint-Denis, particulièrement touchée par la pandémie. « Beaucoup de gens ont perdu leur emploi. 20% des locataires de la barre du Mail n’ont pas pu payer de loyer pendant le Covid. Puis les charges locatives ont augmenté », rappelle Aly Diouara.
Si certains habitants ne sont pas allés voter, ils revendiquent tout de même un sens citoyen. Sylvain, agent de sécurité dans un musée, âgé de 61 ans, dont quarante-deux ans dans la ville. Lors du second tour, il travaillait de 8 heures à 20 heures et n’a pas pensé à faire de procuration. Il ne voit d’ailleurs pas qui il aurait pu envoyer à sa place. Mais il s’enorgueillit d’avoir « discuté avec un ami pour faire comprendre que Marine Le Pen n’était pas un bon choix. C’est aussi important que de voter ».
Même chose pour Amina, étudiante en master de management à l’université Paris-Dauphine, qui pensait voter, mais qui s’est rétractée le matin même. « En tant que femme musulmane, qui porte le voile et qui a pris des cours dans une école coranique, on a grave souffert sous le quinquennat Macron.« La licenciée en sciences politiques s’est « un peu détachée » de la présidentielle cette année. « Quand je vois la faible qualité des débats : chez Cyril Hanouna, dans ‘Touche pas à mon poste’, le fait que Mélenchon débatte avec Zemmour, que Macron refuse le débat du premier tour… Je trouve tout ça très bas pour des hommes et des femmes politiques. » Alors Amina préfère être une citoyenne du quotidien, « agir sur le terrain, en montrant [qu’elle n’est] pas une menace, en [se] comportant bien. »
* Les prénoms suivis d’un astérisque ont été modifiés à la demande des intéressés.
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