Stades à usage unique, avions toutes les dix minutes, ouvriers morts… De nombreux scandales entachent la Coupe du monde de football au Qatar. Zoom sur les onze plus importants.
Du 20 novembre au 18 décembre, le Qatar accueillera l’un des plus grands événements sportifs de la planète : la Coupe du monde de football masculin. Lors de sa dernière édition, en 2018, plus de 1 milliard de téléspectateurs ont suivi la finale France-Croatie. Le sélectionneur français, Didier Deschamps, dévoilera sa liste de joueurs au JT de 20 heures de TF1 le 9 novembre. Une autre liste s’impose : celle des absurdités liées à ce « Mondial de la honte », qui concentre une myriade de dérives climaticides, d’atteintes aux droits humains, le tout sur fond de corruption. Reporterre en a sélectionné onze, comme le nombre de footballeurs dans une équipe.
1- Des stades climatisés
Sur les huit enceintes de la Coupe du monde, sept sont équipées de systèmes de climatisation. Le stade Al Janoub d’Al-Wakrah — où se déroulera le premier match de l’équipe de France, le 22 novembre —, au sud de la capitale, Doha, est muni de près de 180 bouches d’aération destinées à rafraîchir le terrain et les 40 000 sièges.
Lors de son attribution, le tournoi devait se jouer entre mi-juin et mi-juillet. Dans le petit émirat, les températures peuvent alors atteindre 50 °C. La Fédération internationale de football (Fifa) a finalement décidé de déplacer la compétition à l’automne, où la météo est plus douce. Le mercure oscille généralement autour de 25 °C. Insuffisant, néanmoins, pour éteindre la climatisation, qui devrait fonctionner lors des pics de chaleur.
- Le stade international de Khalifa, au Qatar. Twitter/FifaWorldCup
Pendant ce temps, dans une Europe en pleine crise énergétique, les populations tenteront d’appliquer les appels à la sobriété de leurs dirigeants en se chauffant moins ou encore en coupant le wifi.
2- Des stades à usage unique
Une seule des huit enceintes, le stade international Khalifa, a été construite bien avant l’attribution du Mondial au Qatar. Flambants neufs, la plupart des autres stades sont condamnés à devenir des « éléphants blancs » : des constructions monumentales coûteuses, qui ne seront pas réutilisées après la compétition. L’un d’entre eux, le stade 974, sera entièrement démonté à l’issue du Mondial. Constitué de conteneurs — 974, précisément —, il pourrait être transporté vers une destination… pour le moment inconnue.
3- Le Mondial de l’avion
Tous les stades de la compétition sont situés à proximité de Doha, dans un rayon de 60 kilomètres. Sauf que les 1,2 million de spectateurs attendus ne pourront pas loger à proximité, faute d’hébergements suffisants au Qatar. Résultat : nombre d’entre eux résideront dans les États voisins, où la vie est moins chère. Et pour voir les matchs, c’est en avion que voyageront les spectateurs. Il n’existe en effet toujours pas d’alternative pour se déplacer entre les pays limitrophes ; la construction du Gulf Railway, une ligne ferroviaire de 2 200 kilomètres, n’ayant toujours pas commencé.
Pour se rendre à Doha depuis les États du golfe arabopersique, un avion décollera toutes les dix minutes. 168 vols « navettes » quotidiens supplémentaires sont prévus pour assister à un match et rentrer le jour même : 60 vols par jour depuis Dubaï (Émirats arabes unis), 48 depuis Mascate (Oman), 40 depuis Riyad et Djeddah (Arabie saoudite) et 20 depuis Koweït City (Koweït). De son côté, Air France va relancer temporairement des vols entre Paris et Doha pour la première fois depuis vingt-sept ans, au rythme de 3 à 6 vols par semaine.
4- Au moins 6 500 ouvriers morts sur les chantiers
La Coupe du monde se jouera sur un cimetière. Plus de 6 500 ouvriers originaires d’Inde, du Pakistan, du Népal, du Bangladesh et du Sri Lanka sont morts au Qatar depuis que le pays a obtenu l’organisation de la Coupe du monde en 2010. Ce chiffre a été révélé en février par The Guardian, qui a recoupé les données des gouvernements de ces pays, principaux pourvoyeurs de main-d’œuvre au Qatar. Le nombre réel de morts serait même supérieur, puisque les données d’autres pays, comme les Philippines ou le Kenya, qui comptent de nombreux ressortissants travaillant au Qatar, n’ont pas été recueillies.
Selon le comité organisateur du Mondial, trente-neuf morts seraient directement imputables à la construction ou la rénovation des stades, mais les chantiers ne se limitent pas aux enceintes sportives. Depuis 2010, le Qatar a bâti une ville, des aéroports, des routes, son premier réseau de métro ou encore des hôtels, projets inhérents à l’organisation du mondial. La plupart des ouvriers seraient morts à cause de la chaleur étouffante et des cadences infernales et leurs corps sont rapatriés, dans des cercueils, dans leurs pays d’origine. « Beaucoup de ces ouvriers sont morts naturellement », disait à Reporterre Orjan Lundberg, « expert développement durable » au sein du Supreme Committee for Delivery & Legacy, l’entité supervisant les constructions pour la compétition, rencontré pendant la COP26 à Glasgow. Il omettait de préciser que dans de nombreux cas, l’émirat ne réalise pas d’examen post-mortem pour déterminer les causes précises des décès.
5- La « neutralité carbone », un mensonge
Les organisateurs l’assurent : la Coupe du monde sera la première à atteindre la « neutralité carbone », c’est-à-dire que toutes les émissions de gaz à effet de serre du tournoi seront intégralement compensées en soutenant des programmes de réduction ou de séquestration de CO2. Selon un rapport de l’ONG belge Carbon Market Watch, spécialisée dans l’examen des marchés carbone, cet engagement n’est pas « crédible » et relève du « greenwashing ».
Pourquoi ? Cette Coupe du monde atteint des niveaux d’émissions jamais vus. Dans un rapport publié en juin 2021, la Fifa les évalue à 3,6 millions de tonnes de dioxyde de carbone [1], un niveau déjà largement supérieur aux précédentes éditions en Russie en 2018 (2,167 millions de tonnes équivalent CO2) [2], au Brésil en 2014 (2,7) et en Afrique du Sud en 2010 (2,753).
- Le stade international de Khalifa, au Qatar. Twitter/FifaWorldCup
Or, d’une part, ces émissions sont sous-estimées. Les calculs présentés par la Fifa ne tiennent pas compte des navettes aériennes et minimise la construction, l’entretien et l’exploitation des stades [3], au point que le coût climatique du Mondial pourrait être cinq fois supérieur. D’autre part, sur au moins 1,8 million de crédits carbone [4] que devaient fournir les organisateurs pour espérer « compenser » l’évènement, seulement 130 000 « peu susceptibles d’avoir un impact positif sur le climat » ont été émis via trois projets, soit moins de 10 % de ce qui était promis. Pour faire passer ses projets aux retombées douteuses, le Qatar a créé son propre standard de crédit carbone : le Global Carbon Council, élaboré par une société immobilière créée par un fonds souverain qatarien [5].
6- Des réformes insuffisantes
« Depuis 2010, le Qatar a considérablement amélioré les normes de bien-être des travailleurs en adoptant plusieurs réformes de son Code du travail, et il faut regarder les raisons de ces décès », indiquait Orjan Lundberg à Reporterre. Depuis que le Qatar s’est vu attribuer l’organisation du Mondial, il a en effet adopté plusieurs réformes importantes de son Code du travail.
La principale protection des travailleurs contre la chaleur était une interdiction du travail à l’extérieur à certaines heures, entre le 15 juin et le 31 août. En mai 2021, l’émirat a élargi cette période du 1er juin au 15 septembre, et mis en place de nouvelles mesures, comme l’interdiction du travail à l’extérieur quand l’indice mesurant la chaleur (et l’humidité) atteint 32 °C. Les ouvriers ont désormais le droit de cesser de travailler et de porter plainte auprès du ministère du Développement administratif, du Travail et des Affaires sociales en cas de non-respect de ces mesures. Sur le papier, la « kafala », qui soumet les travailleurs au bon vouloir de leur employeur, a été abolie.
Mais dans les faits, les abus continuent. Les auteurs Sebastian Castelier et Quentin Müller, dans leur enquête Les esclaves de l’homme-pétrole (Marchialy), ont donné la parole à ces « esclaves contemporains » qui vivent dans des camps de travail, s’épuisent et meurent toujours dans des conditions extrêmes. Des centaines d’entre eux ont été expulsés quelques semaines avant le Mondial, avant l’arrivée des supporters.
7- Les personnes LGBT+ réprimées
Au Qatar, les relations sexuelles entre personnes de même sexe sont punies d’une peine pouvant aller jusqu’à sept ans de prison. Selon des révélations de Human Rights Watch (HRW), les forces du Département de la sécurité préventive du Qatar arrêtent arbitrairement des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres (LGBT), et les soumettent à de « mauvais traitements » en détention. HRW a documenté six cas de passages à tabac « graves et répétés » et cinq cas de harcèlement sexuel en garde à vue entre 2019 et 2022. Comme condition à la libération des détenues transgenres, les forces de sécurité leur ont imposé des séances de thérapie de conversion dans un centre de « soutien comportemental » parrainé par le gouvernement.
Pour une enquête publiée en mai par trois médias scandinaves, des journalistes s’étaient fait passer pour des couples d’hommes voulant partir en voyage de noces au Qatar. Ils avaient contacté les soixante-neuf hôtels recommandés par la Fifa. Trois les avaient éconduits, et vingt avaient pris leur réservation en échange que les mariés ne s’affichent pas en public. Le Qatar s’est pourtant, à plusieurs reprises, engagé à faire exception durant la Coupe du monde et à réserver un bon accueil aux personnes LGBT+. Aux Nations unies, le 20 septembre, l’émir Tamim ben Hamad Al Thani a de nouveau assuré que son peuple « accueillera[it] à bras ouverts les fans de football de tous horizons ». « La liberté d’expression et la non-discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre devraient être garanties de manière permanente pour tous les habitants du Qatar, et pas seulement pour les spectateurs qui se rendent au Qatar pour la Coupe du monde », rétorque Human Rights Watch.
8- Les médias interdits de filmer dans certains lieux
Afin d’éviter de nouvelles polémiques, les autorités qataries limitent la couverture médiatique durant l’évènement. Les caméras devront être braquées sur les terrains de football, et pas ailleurs. Selon The Guardian, qui a enquêté sur les autorisations de tournage délivrées par les autorités qataries aux diffuseurs comme la BBC, les journalistes n’auront pas le droit de filmer dans les bâtiments gouvernementaux, les universités, les lieux de culte ou encore les hôpitaux. Il sera également interdit de tourner dans les logements résidentiels et les entreprises privées. Ces règles s’appliquent aux photographes, et devraient compliquer le travail de la presse écrite. En novembre 2021, deux journalistes norvégiens qui enquêtaient sur les conditions de travail de migrants sur les sites de la compétition ont été arrêtés et détenus pendant 36 heures alors qu’ils tentaient de quitter le pays.
9- Le Mondial de la corruption
La Coupe du monde a-t-elle été achetée par le Qatar ? Les accusations pleuvent depuis son attribution le 2 décembre 2010. Les preuves, elles, s’accumulent. En mars 2020, le procureur fédéral de Brooklyn a par exemple écrit que plusieurs membres votants du comité exécutif de la Fifa avaient reçu des pots-de-vin.
Comme l’ont révélé Mediapart, puis l’émission « Complément d’enquête » avec la cellule d’investigation de Radio France ou encore Blast, le pouvoir français est complice de ce scandale et a fait basculer le vote d’attribution du Mondial. Un « pacte corruptif » aurait été conclu le 23 novembre 2010, lors d’un déjeuner à l’Élysée organisé par Nicolas Sarkozy. Alors président de la République, il avait invité Michel Platini, président de l’Union des associations européennes de football (UEFA), l’émir du Qatar Tamim ben Hamad Al Thani et son Premier ministre.
- Le stade Al Janoub d’Al-Wakrah. Twitter/FifaWorldCup
Nicolas Sarkozy est soupçonné d’avoir convaincu Michel Platini de voter pour le Qatar, en échange de plusieurs contreparties accordées par l’émirat. Quelques mois après ledit déjeuner, le Paris Saint-Germain (PSG) — propriété du fonds Colony Capital, dont le représentant en Europe était Sébastien Bazin, un ami de M. Sarkozy — a été racheté par Qatar Sports Investments (QSI). Le fils de Michel Platini, Laurent, a été embauché par le club de football. En 2017, Nicolas Sarkozy est devenu membre du conseil d’administration de l’hôtelier Accor, dirigé par M. Bazin, dont l’un des principaux actionnaires est le Qatar. En 2019, Accor est devenu un sponsor du PSG. Un rapport de la police anticorruption montre aussi que Nicolas Sarkozy aurait fait financer par le Qatar des prestations de communication réalisées pour sa campagne électorale de 2007, puis pour l’Élysée.
10- Des policiers et des gendarmes français sélectionnés pour la Coupe du monde
La complicité entre le Qatar et la France ne s’arrête pas là. Selon Le Canard enchaîné, le ministère de l’Intérieur s’est engagé à envoyer plus de 200 membres des forces de police pour aider le Qatar dans son organisation, dans un accord intergouvernemental signé le 15 mars 2021. 191 militaires seront mobilisés, dont 170 sont spécialisés dans la lutte anti-drones, et une dizaine de policiers spécialistes des mouvements hooligans. Le ministère a indiqué avoir répondu à une demande du Qatar, qui n’a pas les moyens humains et matériels d’assurer lui-même la sécurité de l’évènement.
11- Le patron de la FFF nie le scandale humain
Invité dans le documentaire de « Complément d’enquête » diffusé en octobre, le patron de la Fédération française de football (FFF), Noël Le Graët, a choqué jusqu’au gouvernement pour son manque d’« humanité ». Les journalistes lui ont proposé de réagir à des images tournées à Doha, dans l’hôtel cinq étoiles Al Messila, où les champions du monde en titre seront hébergés durant la compétition.
Les journalistes ont notamment filmé l’insalubrité et la surpopulation des logements des agents de sécurité, hébergés dans la zone industrielle de Doha. Selon « Complément d’enquête », certains de ces employés ont vu leur passeport confisqué par leur employeur et sont parfois privés de jour de repos. La réaction de Noël Le Graët : « Ce n’est pas insalubre, ça, c’est juste un coup de peinture. Il y a encore le temps de réparer ça. Je peux vous montrer plein d’images comme ça dans plein de pays, même peut-être pas très loin d’ici. » Et sur l’organisation de la Coupe du monde, s’« il y a des progrès immenses encore à réaliser », pour lui, « s’il n’y avait pas eu le foot, ça aurait été pire ».
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