Les assauts contre la liberté d’informer doivent nous inquiéter

« Ce mercredi 14 décembre, j’étais convoqué au siège de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine). Pendant près d’une heure, j’ai été interrogé par deux policiers du renseignement intérieur français. C’est la deuxième fois depuis que je suis journaliste que je suis confronté à un interrogatoire de cette nature. Je ne m’y suis toujours pas habitué. D’abord parce que le bâtiment, austère et ultra sécurisé, impressionne. Ensuite, parce que les fonctionnaires qui m’auditionnent ont normalement pour mission d’interroger des personnes suspectées de terrorisme, de déjouer des attentats ou de prévenir des actes d’espionnage par des puissances étrangères.
Après un accueil poli, mon avocate, Virginie Marquet, et moi-même sommes accompagné·es dans les sous-sols de la DGSI. Nous traversons un labyrinthe de couloirs blancs éclairés aux néons, avant de pénétrer dans une salle d’interrogatoire avec murs en carrelage gris et menottes pendouillant à côté de nos chaise. Pour ajouter au décor, la pièce est plongée dans un froid glacial. Difficile de ne pas être intimidé par l’ambiance des lieux.
Les enquêteurs me demandent de décliner mon identité, l’adresse de mon domicile et, plus étonnant, mes diplômes et mon parcours scolaire. Ils me signifient ensuite le motif de ma convocation: la «révélation ou divulgation d’information permettant l’identification d’un membre d’une unité des forces spéciales». J’apprends qu’une plainte a été déposée en octobre 2018 par l’un des hauts gradés cités dans notre enquête et qu’il s’est constitué partie civile six mois plus tard.
En cause, une enquête diffusée en mars 2018 dans l’émission «Secrets d’Info» sur France Inter. Avec Benoît Collombat, nous y révélions que plusieurs gradés de l’armée française, en poste dans les services chargés de la logistique et de l’attribution des marchés pour les opérations militaires, étaient soupçonnés de favoritisme et de trafic d’influence. Notre enquête faisait suite à plusieurs alertes au plus haut sommet de l’État: un rapport parlementaire, suivi d’une inspection de la Cour des comptes et, finalement, d’une enquête du Parquet national financier, pointaient successivement les dérives du recours par l’armée française aux prestataires privés. Fait rarissime à l’époque, l’État-major des armées venait d’être perquisitionné par des magistrats financiers. C’est parce que nous avons obtenu des documents confidentiels étayant ces dérives que nous avons décidé de nommer les militaires impliqués dans ce scandale.
Traiter ce sujet s’inscrit dans notre mission d’information du public. Cet argument, nous avons décidé de le faire valoir avec mon avocate. En préambule de mon audition, j’ai donc lu un texte expliquant pourquoi je choisissais de garder le silence et ne répondrais pas aux questions qui pourraient porter atteinte au secret des sources journalistiques, pierre angulaire de la liberté de la presse.
Les policiers m’ont ensuite posé une trentaine de questions, dont certaines détonnent: «Faites-vous la différence entre une source journalistique et un lanceur d’alerte?»; « Estimez-vous que le droit d’informer passe avant les intérêts fondamentaux de la Nation?»; ou encore: «Hormis la primeur de commettre un délit, quel était l’intérêt de publier une telle information?» À chacune d’elle, j’ai fait valoir mon droit au silence.
En tant que journaliste, je ne suis pas au-dessus des lois. Mais, à Disclose, nous pensons fermement qu’il n’est pas du rôle des services de renseignement d’entraver l’accès à des informations d’intérêt public, même si elles concernent l’armée. D’autant plus que les moyens d’enquête dont ils disposent — écoutes téléphoniques, piratage informatique, filatures… — menacent gravement le secret des sources journalistiques.
Près d’une heure après mon entrée dans les locaux de la DGSI, les policiers mettent fin à mon audition. Vais-je être mis en examen? Mes sources sont-elles en danger? Une seule certitude: en cette fin d’année 2022, les assauts contre la liberté d’informer doivent nous inquiéter. »
Geoffrey Livolsi, journaliste et cofondateur de Disclose, Paris, jeudi 15 décembre 2022

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