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Anne Gervais Praticienne hospitalier hépatologue CHU Bichat
André Grimaldi Professeur émérite diabétologue CHU Pitié-Salpêtrière
Olivier Milleron Praticien hospitalier cardiologue CHU-Bichat
Les médecins hospitaliers Anne Gervais, André Grimaldi et Olivier Milleron notent, dans une tribune au « Monde », que les engagements pris par Emmanuel Macron face aux soignants ne s’attaquent aucunement au véritable problème : la privatisation du secteur de la santé.
Le discours prononcé le 6 janvier à l’hôpital Sud francilien par le président de la République à l’occasion de la présentation de ses vœux aux professionnels de la santé comportait une liste de promesses agréables à entendre pour son auditoire : poursuite de la revalorisation des salaires des personnels hospitaliers, augmentation du paiement du travail de nuit et des week-ends ainsi que des gardes et des astreintes, plan de logements alloués dans les grandes villes, travail en équipe, assouplissement des plannings horaires pour plus de stabilité, accroissement du nombre d’infirmières spécialisées dites de « pratique avancée », rôle essentiel des services cliniques, liberté d’organisation des établissements, fin de la tarification à l’activité (T2A), gouvernance partagée entre soignants et gestionnaires.
Ces propos furent cependant entachés de deux contre-vérités. Contrairement à ce qui a été dit, le gouvernement n’a pas augmenté les tarifs de la T2A en 2018, il les a au contraire baissés cette année-là de 0,5 % et ne les a réaugmentés, seulement de 0,2 %, qu’en 2019. Quant aux 19 milliards d’investissements annoncés de façon répétée, ils sont programmés sur dix ans, comportent une part de reprise de la dette et ne sont pas destinés qu’à l’hôpital, mais aussi à la ville et au médicosocial.
Pour la médecine de ville, il a été réaffirmé la priorité au premier recours (développement des communautés professionnelles de territoire, doublement des assistants médicaux, augmentation des revenus des médecins libéraux en échange de leur participation à la formation des jeunes, à la permanence des soins et à l’acceptation de nouveaux patients). Pas de contrainte, seulement de l’incitation.
Mais la dénonciation de l’irresponsabilité des patients « trop nombreux à ne pas honorer leurs rendez-vous » renvoie à une vision libérale et individuelle de la santé où « demandeurs » et « offreurs » de soins se rencontrent sur un marché libre. Cette vision est incompatible avec la santé publique et la solidarité collective pour l’utilisation d’un bien commun supérieur financé par la nation et « placé hors des lois du marché », pour reprendre les mots utilisés par le président Macron lui-même lors de la première vague de Covid-19.
Au privé ce qui est rentable
La fixation du budget de l’Assurance-maladie et sa régulation comptable sont de la responsabilité des gouvernements successifs. Et ils doivent assumer l’état de délabrement du système de soins et en particulier de l’hôpital public. Ce n’est pas la conséquence de l’irresponsabilité des individus consommateurs de soins, mais la faute des gouvernants qui n’ont pas adopté de ratio de soignant par patient hospitalisé, qui n’ont pas fortement soutenu les maisons de santé pluriprofessionnelles et les centres de santé, qui n’ont pas revalorisé les tarifs remboursés par la Sécurité sociale pour supprimer les dépassements d’honoraires, aggravant les inégalités sociales de santé, qui n’ont pas régulé la liberté d’installation des médecins, et surtout qui ont accepté la privatisation croissante de secteurs de la santé.
Quelle est la vision du président ? Aucune régulation en vue sur l’utilisation de l’intelligence artificielle et des algorithmes lucratifs tirés des données de santé. Pire encore, les nouvelles technologies semblent résumer l’espoir de réparer un système de soins effondré et devenu inaccessible à une partie de la population. Vous n’avez pas de médecin ? Appelez le 15, consultez une cabine de téléconsultation. Pas une parole sur le rôle propre d’un service public de santé. Seulement un appel à la coordination dans les territoires entre les professionnels et à la complémentarité entre les établissements publics et privés. La traduction la plus habituelle en est connue : au privé ce qui est rentable, au public le reste.
S’il y a consensus sur le recensement des symptômes de la maladie du système de soins, rien n’a été dit de la cause de cette maladie chronique appelée « crise du système de santé ». Cette cause est la décision prise, au niveau des instances internationales de l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques], de privatiser d’abord la gestion puis le statut des services publics, et de favoriser le développement de chaînes commerciales internationales ayant parmi leurs actionnaires des fonds d’investissements et de pension.
Expansion progressive de la financiarisation
Des holdings financiarisées se sont emparées de la biologie de ville, des start-up ont mis la main sur les agendas médicaux, des fonds d’investissements ont acquis des cliniques privées, racheté des établissements privés non lucratifs, ouvert des centres de soins. Les chaînes des cliniques commerciales créent des centres de santé de premier recours. Le processus achevé pour la biologie est en cours pour la radiologie.
Parallèlement, les mutuelles soumises à la concurrence des compagnies d’assurances se sont transformées en assurances commerciales qui cherchent à conventionner de façon sélective les professionnels pour créer des réseaux « low cost ».
Enfin, l’ubérisation de la santé est en marche avec Doctolib, le booking.com de la santé, et la création de plates-formes diverses pour les soins dentaires, ophtalmologiques, psychologiques, avec dérives et pratiques limites voire abusives. Face à cette expansion progressive de la privatisation/financiarisation de la santé facilitée par la numérisation, la médecine libérale canal historique s’arc-boute sur son modèle dépassé, du médecin travaillant en solitaire dans son cabinet et payé à l’acte, alors que la réponse devrait être une alliance entre hospitaliers et professionnels de ville, entre salariés et libéraux conventionnés avec la Sécurité sociale, pour construire ensemble un service public de santé intégré, territorialisé, démocratisé, cogéré.
La vision libérale de la santé défendant le libre commerce médical régulé par la responsabilisation des « producteurs » et des « consommateurs » est incompatible avec l’usage d’un bien commun.
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