Niger : banc d’essai pour la multipolarité impérialiste ?

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Août 9

Dans notre article du 5 août dernier, nous nous élevions contre le danger de guerre qui se dessinait nettement en Afrique occidentale. D’un côté, les pays de la CEDEAO menés par le Nigéria, de l’autre les régimes putschistes devenus récemment pro-Moscou du Mali et du Burkina, éventuellement de Guinée, avec derrière eux, de plus, l’Algérie, avec pour enjeux le devenir de la junte qui a pris le pouvoir à Niamey, capitale du Niger. A la veille d’une telle possibilité, il fallait prendre date et donner des éléments de compréhension. N’oublions jamais cela : la guerre a été mise à l’ordre-du-jour et ce n’est pas acceptable. Et elle l’a été à une échelle continentale est c’est donc encore moins acceptable.

Une telle guerre prétendrait opposer entre eux des peuples qui aspirent à être unis. Elle n’opposerait que des Etats ayant par derrière eux telles ou telles puissances impérialistes : Etats-Unis, Royaume-Uni et France côté Nigéria et ses alliés prétendant représenter la démocratie et la « bonne gouvernance », Russie avec la Chine en embuscade du côté des petits colonels bombant le torse. Une guerre par procuration, proxy war, comme le disent les campistes à propos de l’invasion impérialiste de l’Ukraine par la Russie qui est, elle, une guerre de défense et de libération nationale contre l’impérialisme (russe). Parions que si cette guerre africaine éclatait, les mêmes n’appelleraient pas celle-ci une proxy war, mais, montrant à nouveau quel est leur camp impérialiste, la baptiserait « anti-impérialiste » !

Quatre jours après notre précédent article, le spectre de cette guerre semble s’éloigner et la diplomatie est suractive en coulisses. Ceci s’explique par des raisons fondamentales que les médias en Europe n’expliquent guère.

Première raison, décisive : les peuples ne veulent pas d’une telle guerre, non seulement d’une façon générale à l’échelle de toute l’Afrique occidentale, mais de façon précise à l’échelle de la région où elle se produirait (si elle avait lieu autrement que sous la forme d’opération aériennes sur Niamey, celles-ci réalisables seulement avec l’aide de puissances étrangères et donc pas possibles à ce stade car elles ne veulent pas se mouiller). Cette région est celle du Nord-Nigéria et du Sud-Niger, car l’offensive partirait forcément des Etats fédéraux du Nigéria, d’ouest en est Sokoto, Kebbi, Katsina, Zamfara, Jigawa, Yobe et Bornou, vers les provinces nigériennes, d’ouest en est aussi, de Tillabéry où se trouve Niamey, Dosso, Tahoua, Maradi, où se trouve la ville du même nom, cœur économique du Niger, Zinder et Diffa, soit 7 provinces du Niger sur 8, le reste du pays étant occupé par celle, beaucoup plus grande mais saharienne, d’Agadez, où se trouve l’uranium exploité par la compagnie française Orano.

Or, les peuples de toute cette longue bande sahélienne sont les mêmes de part et d’autre, des Haoussas et des Peuls tout au long, des Kanouri souvent et surtout à l’Est, des Zarmas dans la région de Niamey, et d’autres encore. Depuis une semaine, la fermeture de la frontière, qui, justement, n’était pas et n’a jamais été une frontière, est une très grave perturbation pour les habitants et les communautés familiales, villageoises et tribales qui sont présentes de part et d’autre. Très clairement, cette réalité humaine exclut qu’une « force interafricaine » soit composée principalement de militaires locaux, et suppose qu’ils arrivent du reste du Nigéria et d’autres pays, se comportant du coup comme en pays conquis y compris au Nigéria. L’opposition populaire non seulement à la guerre, mais à une cassure Nigéria/Niger, hostile à la fois aux projets de la CEDEAO et aux gesticulations de Tchiani, chef des putschistes de Niamey, ne saurait manquer de se manifester et sa pression explique l’opposition à la guerre de tous les sénateurs des Etats frontaliers. Ralliés par les partis d’opposition au président nigérian Bola Tinubu, et par les représentants du Biafra, ils ont formé une majorité au Sénat. Dès lors, la mise à exécution de l’ultimatum lancé par Tinubu aurait été un coup d’Etat institutionnel au Nigéria., susceptible de disloquer cet énorme pays.

De plus, ces Etats nigérians et surtout, à l’Est, le Bornou, sont depuis des années profondément marqués par la criminalité réciproque des bandes djihadistes de Boko Haram et des forces armées et policières, ainsi que de divers groupes mafieux profitant de la situation. Environ 200 000 habitants du Nord-Nigéria, et probablement plus, sont allés vivre au Niger. La guerre serait pour eux particulièrement catastrophique et Boko Haram entend bien, sans doute, mettre à profit le désordre qu’elle instaurerait.

Au fond, c’est d’une sorte de confédération démocratique des peuples, ouvrant les frontières, qu’ont besoin les Africains en général et tout particulièrement ceux de la zone la plus concernée par le risque de guerre !

Telle est la première raison qui pèse contre la menace de guerre : la volonté des peuples, même si elle n’a que peu d’expression politique franche, directe et honnête.

Nous mettons l’accent ici sur l’état-d’esprit des gens au Nord du Nigéria et au Sud du Niger, parce que nous pensons que ce facteur, mal connu à l’extérieur, est plus important sur place que les manifestations très médiatisées de jeunes, aujourd’hui à Niamey après Ouagadougou et auparavant Bamako, brandissant des drapeaux russes et disant défier l’impérialisme français. Contrairement à des chiffres fantaisistes qui circulent, ce ne sont pas « des millions » de manifestants qui ont appuyé Tchiano dimanche, mais quelques dizaines de milliers – ce qui est déjà important.

Oui, des secteurs significatifs de la jeunesse – masculine et venant des quartiers pauvres – manifestent facilement avec des drapeaux russes, adhérant aux racontars de réseaux sociaux diffusés sur leurs seuls biens que sont leurs portables, par défi envers les puissances coloniales traditionnelles et toujours présentes, donc avant tout contre la France qui contrôle l’extraction d’uranium.

Mais dès qu’ils envisagent d’émigrer pour vivre moins mal ou envoyer de l’argent aux familles, c’est en France qu’ils pensent aller, pas en Russie ! Et pour cela, ils prennent des risques terribles, s’exposant aux mafias de passeurs et aux esclavagistes et violeurs libyens, ou aux racistes tunisiens et marocains, dont leurs réseaux de « contre-information » sur leurs portables ne les ont pas avertis. Mafias et esclavagistes violeurs qui sévissent sous les auspices de la honteuse politique « migratoire » de la France, de l’Union Européenne et de Schengen …

Donc, ces manifestations là sont voyantes, mais ne font pas l’unanimité populaire. La majorité ne soutient ni l’ex-président, ni l’ancien commandant de sa Garde présidentielle, elle sait bien que ce sont tous les mêmes qu’ils émargent à Paris ou à Moscou.

Une indication intéressante, au Niger, est la division des prises de positions syndicales depuis le putsch. Un appel d’une « Unité d’Action Syndicale du Niger » circule, de quatre coalitions dont l’une n’est pas un syndicat, mais le collectif des commerçants et agents de transit, c’est-à-dire la principale organisation patronale réellement nigérienne, et dont une autre regroupe les principales confédérations de salariés, principalement dans la fonction publique et aussi dans les transports et les camionneurs, CGSL, CNT, USPT et USTN. Ils soutiennent Tchiani, appellent à l’union nationale, tiennent le discours de la « souveraineté » et prétendent que « la France, avec la complicité de deux individus malsains et apatrides » (???) a fait tirer sur la foule devant l’ambassade. Si c’était vrai, les plus larges masses auraient déferlé. Les quatre centrales susnommées étaient en négociation avec le président renversé, Bazoum, qui voulait mettre l’âge de départ à la retraite à 62 ans (on devine où il était allé chercher cette trouvaille !). L’autre centrale représentative, la CDTN, avait accepté cet âge de la retraite. Elle réclame actuellement la restauration de la présidence Bazoum tout en s’opposant à toute intervention militaire.

Ce serait une erreur d’expliquer le coup d’Etat au Niger par une manipulation russe. En fait, les puissances impérialistes, que ce soit la France ou la Russie, ne contrôlent plus les développements produits par la crise des Etats africains. Et ce qui pourrait homogénéiser le groupe des putschistes nigériens avec les Wagner, avec qui des discussions ont évidemment lieu mais qui ne sont pas présents comme tels au Niger, ce serait justement une intervention du type de celle qu’envisageait la CEDEAO, à plus forte raison une intervention de la France dont celle-ci n’a ni la capacité ni la volonté.

C’est pourquoi l’empressement des petits chefs de Bamako et de Ouagadougou à paraître voler au secours de la « souveraineté du Niger » visait et vise en réalité à prendre le plein contrôle de Niamey et à négocier la livraison du Niger aux Wagner, qui n’en demandaient pas tant, mais qui bien entendu prendront ce qu’on leur mettra dans les mains.

L’ultimatum de la CEDEAO ayant expiré sans que rien ne se passe, la junte nigérienne a nommé un premier ministre. Ali Mahaman Lamine Zeine a été ministre des Finances du Niger de 2003 à 2010. « Démissionné » par le coup d’Etat de 2010, il était un haut responsable de la « Banque africaine pour le développement ». C’est donc un éminent représentant de la bourgeoisie locale, bien introduit à Paris comme au FMI. Lors de sa nomination, il résidait au Tchad et s’est rendu à Niamey. Mettant en avant une nouvelle figure, qui, pas plus que des officiers, ne nous fait sortir des couches dominantes néocoloniales habituelles, cette nomination signifie à la fois que la junte s’installe, et qu’elle ne prend pas ou pas immédiatement une coloration « à la Wagner » sur le modèle du dictateur malien Goïta.

Dans ces conditions – opposition des peuples et situation toujours ouverte à Niamey, où le président non démissionnaire n’est pas arrêté mais serait privé maintenant d’eau et de vivres dans sa résidence – les pressions pour que la CEDEAO passe de la menace à la temporisation se sont multipliées.

Le désarroi de Macron est indiqué par le fait qu’il semble avoir espéré que l’intervention de la CEDEAO règle son « problème », ce qui était une absurdité, et il reproche à ses services de renseignement, la DGSE, de « n’avoir rien vu venir » selon l’hebdomadaire servant à la diffusion de faits non officiels qu’est, en France, le Canard Enchainé.

Parmi les pays européens, c’est l’Italie du gouvernement Meloni qui, la première, s’est exprimée contre toute intervention militaire – dans la force européenne « Takuba », derrière les 1600 militaires français, le principal détachement est italien, de l’ordre de 200 qui ont commencé à partir. Dans la CEDEAO, c’est le Bénin. Puis, les Etats-Unis ont envoyé leur diplomate la plus réputée, que cette réputation soit bonne ou mauvaise, Victoria Nuland. Même si cela semble ne pas avoir donné grand-chose, le signal était : les Etats-Unis conseillent à tout le monde de discuter avec l’équipe des putschistes qui pourrait s’avérer une équipe de bras cassés et pas homogènes. Finalement, le président nigérian à son tour parle de « la diplomatie, meilleure voie à suivre », donnant le ton probable du nouveau sommet de la CEDEAO, demain jeudi à Abuja.

Qu’est-ce à dire ? Tous ces chefs d’Etat, des grands prédateurs aux petits potentats, sentent qu’ils n’ont pas trop intérêt à se déchirer et qu’il faut partager. Il leur faut partager le gâteau pour préserver leur ordre social et économique.

On ne fera croire à personne que des négociations, aussi bien bilatérales que multilatérales, n’ont pas commencé en sous-main, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient faciles. Et l’on peut en devenir bien des aspects : « transition » au Niger susceptible de durer autant qu’elle durera, pluralité de fait des factions dans la junte au pouvoir avec retour de certains évincés, peut-être, mais c’est difficile pour Paris et envoie un signal de crise au Tchad, un départ progressif des troupes françaises si les intérêts fondamentaux d’Orano sont garantis, départ partiel et redéploiement des troupes américaines,  cessions de parts de marché et d’exploitation à la Russie avec la Chine en embuscade, et en arrière-cour de tout cela les djihadistes peuvent se dire qu’ils ont encore de beaux jours devant eux.

Une telle « diplomatie » ne serait que le prolongement des buts de la guerre qui peut-être n’aura pas lieu : le partage et le repartage du gâteau. Les peuples de la région sont donc expropriés de la maîtrise de leur destin et les cris « souverainistes » drapeaux russes en main ne servent qu’à perpétuer cet ordre … impérialiste.

Un impérialisme, certes, pas seulement français, mais multipolaire. Le Niger était d’ailleurs déjà le banc d’essai d’une multipolarité impérialiste « occidentale » (troupes françaises, européennes et américaines et « bonne gouvernance »). Ceci peut s’élargir à de nouveaux partenaires. Exploitation en commun, et bruits de bottes pour repartager : ainsi va le « monde multipolaire », c’est-à-dire la multipolarité impérialiste. Le Niger, c’est le monde.

Qu’opposer à cela ?

Le refus de la guerre et l’exigence de départ de toutes les troupes étrangères – les françaises bien sûr, mais on ne saurait mentionner qu’elles : ni Françafrique, ni Wagner, ni djihad !

Des élections réellement libres au Niger et ailleurs, ce qui n’est possible que par l’auto-organisation des peuples, et ils en sont capables !

Et l’union des peuples d’Afrique comme mobile et résultat de ces combats.

Volodomyr Sankara, le 09/08/23.

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