Intervenus pour un malaise et estimant qu’elle simulait, trois sapeurs-pompiers sont repartis en laissant Aïcha, 13 ans, semi-consciente. Atteinte d’une hémorragie cérébrale, elle est décédée douze jours plus tard à l’hôpital.
3 décembre 2023
Mariama, 42 ans, se repasse le film en boucle. En larmes, elle pense à cette soirée, veille de l’été, lorsque sa fille a fait un malaise et qu’elle a contacté le 18. Et si elle avait plutôt appelé le Samu ? Et si une autre équipe de pompiers était intervenue ? « Et si nous n’étions pas noires ? »
Le 20 juin dernier, Aïcha, 13 ans, et son frère jumeau Ibrahim fêtent leur anniversaire chez eux dans le XIXe arrondissement de Paris. Ils n’ont habituellement pas le droit de manger de burger mais ils ont une permission exceptionnelle. « Ibrahim et Aïcha sont allés au bout de la rue chercher des plats à emporter puis sont revenus pour dîner. Mais dès la première bouchée, ma fille a fait un malaise et m’a dit qu’elle ne se sentait pas bien », raconte Mariama. Aïcha a les yeux qui louchent, une fatigue soudaine et les lèvres blanches. Elle se couche et somnole. « Elle nous répondait quand on lui posait des questions mais son envie de dormir semblait trop forte. »
Mariama appelle les pompiers puis son mari, qui est justement en voiture sur le chemin du domicile. Rapidement sur place vers 20 h 15, une équipe de trois sapeurs-pompiers de Paris intervient et vérifie les constantes d’Aïcha, qui sont bonnes. En à peine quelques minutes, ils décrètent que la jeune fille de 13 ans, qui ne parvient toujours pas à parler, fait semblant. « Ma femme avait laissé le téléphone en haut-parleur et moi aussi pendant que je conduisais. Comme j’ai senti que quelque chose n’était pas normal, j’ai pris mon deuxième téléphone pour enregistrer la conversation. C’était comme par instinct », témoigne Sambola, le père d’Aïcha. La bande sonore de plus de trente minutes est accablante (voir la vidéo).
Pendant trente minutes, l’équipage minimise l’état de la jeune fille et remet en cause l’inquiétude de sa mère. À aucun moment les pompiers ne passent un appel à la régulation pour demander un avis ou contacter une équipe médicale. Ils passent trente minutes à tenter de prouver que la jeune fille simule.
Mariama panique et explique qu’elle « connaît » sa fille et que celle-ci n’aurait jamais simulé un malaise. Eux pensent qu’Aïcha ment, qu’elle se « force à fermer les yeux », qu’elle mime des tremblements et que si la mère refuse de les croire, c’est « par fierté ». Elle n’aurait pas compris qu’une enfant peut mentir à sa mère.
Une hémorragie cérébrale
Le ton des pompiers est aussi inhabituel. Ils appellent « madame » une jeune fille de 13 ans et ne cessent de tenter de la culpabiliser. Ils expliquent qu’ils ont « autre chose à faire », « qu’il y a des personnes qui ont vraiment besoin » d’eux et que des cas plus graves les attendent. « Là, j’ai vingt de mes collègues qui sont en train de prendre en charge quelqu’un qui est tombé sous le métro. Je ne sais pas si vous réalisez mais c’est grave ! », tente le chef d’équipe, alors que la jeune fille est semi-consciente. Les propos sont parfois totalement farfelus, comme lorsqu’ils décrètent qu’on « ne peut pas ronfler en étant assise », que cela « n’existe pas ».
Ils la menacent aussi de faire venir une équipe médicale qui lui fera « des piqûres » ou de voir arriver son père inquiet et en colère après ce supposé mensonge. Les pompiers n’appelleront aucune équipe médicale le temps de cet échange et partiront plus de trente minutes après en laissant Aïcha endormie et toujours incapable de parler. « Je ne suis pas inquiet », conclut le chef d’équipe en laissant seule la famille.
En rentrant, Sambola « fait confiance » aux pompiers et laisse sa fille se reposer avant de la réveiller quelques heures plus tard. Elle est dans le même état, « incapable de parler et d’ouvrir longtemps ses yeux ».
Vers trois heures du matin, son père emmène sa fille à l’hôpital Robert-Debré, dans le XIXe arrondissement de Paris. Dès son arrivée, Aïcha est placée en salle de déchocage puis dans le coma. « Ils n’ont pas compris pourquoi les pompiers avaient refusé de la prendre en charge », explique Sambola. Les examens médicaux mettent en lumière une hémorragie cérébrale et une malformation artérioveineuse. Elle est rapidement transportée à la Pitié-Salpêtrière, et son état s’améliore puis se dégrade à nouveau, avant qu’elle ne décède douze jours après, le 2 juillet 2023.
Alors Aïcha aurait-elle pu être sauvée si les pompiers l’avaient transportée aux urgences immédiatement ? « Cette prise en charge a pu entraîner une perte de chance », estime un médecin urgentiste. Plusieurs soignants contactés par Mediapart jugent en effet sévèrement le comportement des pompiers. D’après nos informations, l’un des médecins qui a pris en charge Aïcha à l’hôpital Robert-Debré a contacté les pompiers en question pour leur dire qu’ils ne comprenait pas leur décision.
« Quand une patiente n’est pas capable de parler et est endormie pendant tout ce temps, on la prend en charge. Elle aurait pu avoir pris des substances qui exigeaient des examens médicaux », rappelle un soignant de cet hôpital pour qui l’attitude des pompiers est « incompréhensible ». Selon le médecin urgentiste, des secours, qu’ils soient du Samu ou d’une brigade de sapeurs-pompiers, ne doivent pas « mettre plus de dix minutes à prendre une décision » lors d’une intervention. « Soit pour solliciter une équipe médicale, soit pour soigner, soit pour partir. »
« Même si ses constantes étaient bonnes, le fait même que la jeune fille soit dans cet état vaseux doit lui profiter. Un doute doit toujours profiter au patient », ajoute le professionnel, qui estime qu’il faut désormais savoir si ces trois pompiers ont communiqué avec le centre de régulation et aussi savoir qui a pris cette décision. « Imaginons qu’elle simule. Ce n’est pas grave, elle aurait passé trois heures aux urgences et on aurait peut-être vu un psychologue. »
« Tous les jours, on reçoit des enfants dont l’état est d’apparence moins grave, appuie le soignant de Robert-Debré. Pourquoi les pompiers ont-ils perdu tout ce temps à remettre en cause la mère ou à refuser de prendre en charge cette adolescente ? Peut-être qu’ils avaient des préjugés sur cette famille, peut-être qu’ils se sont dit qu’elle ne serait pas procédurière. »
Des préjugés racistes ?
Ce n’est pas la première fois que l’on pense que des patients racisés font semblant ou exagèrent. Il y a notamment eu le cas de l’affaire Naomie Musenga, du nom de cette jeune femme moquée par le Samu et décédée d’une possible intoxication de Doliprane en 2017. À l’époque, beaucoup accusaient les médecins d’avoir minimisé ses souffrances du fait de préjugés racistes.
Plus récemment, Mediapart révélait l’histoire de Yolande Gabriel, une Martiniquaise de 65 ans, décédée en août 2020 après avoir attendu les secours plus d’une heure. Là encore, le Samu ne l’avait pas prise au sérieux.
On parle du « syndrome méditerranéen » lorsque certains médecins pensent que dès qu’on est d’origine africaine, caribéenne ou maghrébine, on a tendance à exagérer la douleur ou à simuler.
« Au Samu, par exemple, il y a désormais une check-list avec des items à garder en vue lors des interventions pour éviter d’être parasité par des préjugés ou pour lutter contre un certain effet tunnel », explique le médecin urgentiste. « Essayer en permanence d’évaluer l’humeur dans laquelle on traite le dossier en cours. Si l’on perçoit un risque de dérive de son objectivité par un parasitage émotionnel, faire appel à la check-list », précise en effet la 13e recommandation du règlement d’intervention du Samu.
Sollicitée par Mediapart, la préfecture de police de Paris, chargée des sapeurs-pompiers de la capitale, refuse de livrer la moindre explication. « Au titre du respect du secret médical, aucun élément relatif à l’état de santé de la victime au moment de l’intervention des sapeurs-pompiers ne peut être communiqué. De plus, conformément au respect du secret professionnel qui s’applique à l’ensemble de l’intervention, aucune autre information ne peut être délivrée », balaye-t-elle.
Depuis ce drame, les pompiers ne sont jamais revenus vers la famille pour livrer des explications ou simplement s’excuser. Ils n’ont pas non plus été convoqués par leur hiérarchie ni sanctionnés. « Je ne veux pas généraliser, mais ce qu’ils ont fait, ce n’était pas professionnel. J’ai eu l’impression d’avoir des policiers et non pas des pompiers chez moi. Ils sont censés sauver tout le monde, qu’il soit français ou pas », dénonce Sambola, qui compte désormais déposer plainte.
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