Louise Chennevière
Je dois bien avouer que je n’ai jamais idolâtré Depardieu. Les Valseuses je n’ai jamais voulu le voir, j’ai toujours senti qu’il y avait là quelque chose d’intenable pour moi. Un jour à table alors que la discussion tombe sur le film quelqu’un lâche, oui mais elle kiffait ça en vrai se faire violer. Cette phrase me précipite dans une crise d’angoisse dont je mets plusieurs heures à sortir. Aujourd’hui je regrette de m’être infligée ce silence à moi-même, comme tant de fois, je me dis que j’aurais dû lui expliquer comment ça fait de kiffer se faire violer, les sentiments qui s’emparent de vous et vous détruisent, la honte dont on ne se débarrassera plus, et comme ces choses-là vous poursuivent.
Catherine Millet, qui a l’élégance de signer une fois de plus une tribune politiquement incorrecte vous diront-ils, abjecte dirai-je, a dit et répété, comme ça, dans les médias, qu’elle aurait aimé se faire violer pour montrer qu’on s’en remet. Sachez que vous ne nous apprenez rien chère madame, car figurez-vous, le monde est rempli de personnes qui tant bien que mal s’en sont remises, qui tant bien que mal survivent et qui trop souvent encore se taisent. Car trop souvent encore, on retourne la violence contre soi, parce qu’on n’a pas la force de s’opposer à toute une culture et à ce genre de consensus, que Les valseuses c’est un chef-d’œuvre point, que l’art c’est l’art, et puisque qu’on ne l’a même pas vu alors, on se tait.
Il faut que je creuse loin pour avoir quelques images de lui à la télé, on n’était pas chez moi féru de cinéma français. En grandissant je n’ai jamais senti quelque attirance que ce soit envers lui, et étonnamment rattrapant ma culture cinématographique, j’ai comme toujours évité les films dans lesquels il jouait. Ce ne fût pas exactement conscient, plus comme s’il y avait instinctivement quelque chose qui me rebutait dans cette figure. J’avais dû subir, un soir d’hiver le visionnage avec quelques amis exaltés d’un best-of de l’émission A pleines dents dans laquelle on suit le type parcourir l’Europe pour, bouffer. Il est vrai que je ne suis pas non plus obsédée par la bouffe, et que je n’ai pu me résoudre à rire devant ces images de ce type d’une vulgarité sans égale dévorant bruyamment tout ce qui passait devant lui. Voilà ce que je savais moi de Depardieu, bien peu je l’admets, mais cela me suffisait. Ah, il y avait aussi cette publicité pour une marque de montre russe dans laquelle on le voit fièrement tenir un fusil avec lequel il se vante d’avoir été à l’heure pour buter un cerf, cerf dont la pauvre carcasse gît au premier plan de l’écran, Gégé nonchalamment accoudé dessus.
Je dois bien avouer aussi que je n’ai pas été surprise lorsque les premiers témoignages d’agressions sexuelles ont commencé à émerger. Si je n’ai pas été surprise c’est parce que ces agressions sexuelles sont permises et justifiées par une certaine culture dont, pour le peu que j’en avais vu, Gérard Depardieu me semblait être l’un des hérauts et des plus fiers représentants. Je veux dire que je n’avais jamais eu besoin de creuser très loin pour sentir que le type était l’incarnation de tout ce que l’on nomme aujourd’hui la masculinité toxique – je n’aime pas particulièrement l’expression mais ça a le mérite d’être clair et concis. On pourrait dire aussi : la masculinité qui s’est construite avec la certitude que tout, absolument, lui était dû et permis. Il faut voir ce passage de l’émission où ce bon vieux Gégé énumère fièrement tous les animaux qu’il a bouffé, et un steak de lion, et du crocodile, une baleine bourguignonne – on le sait de toute façon, les animaux si exotiques soient-ils, et quelle que soit leur voie de disparition, c’est fait pour être bouffé par des Gégé, tout comme les femmes. Croquer la vie à pleines dents donc et qu’importe si, sur son passage on détruit celles de dizaines de femmes. On m’accusera sûrement d’être rabat-joie. Mais il n’y a rien, absolument rien dans ce qu’incarne Gérard Depardieu qui ne me semble confiner à la joie. Tout ce que j’en vois me dégoûte, m’attriste et me met en colère.
Il y a quelques jours le président a parlé, et la colère est maintenant immense. Il y a d’abord un moment de sidération et puis, on réalise que tout cela est normal, aujourd’hui, ici. Car quand Macron dit que Gérard Depardieu rend fière la France, il dit en partie vrai. Il dit tout haut, et en toute légitimité ce que beaucoup pensent tout bas, ce que beaucoup pensent en anonyme dans ces commentaires qui sont légion sur les forums, sous les articles, sous les vidéos, voilà enfin un vrai bon vivant, un type qui ose parler librement ça se fait rare de nos jours !!!, la voilà la vraie France, etc. Je n’ai pas l’amour de la France vissé au corps et tout sentiment patriotique me répugne. Alors je ne dirai pas que la France peut aussi être autre chose que celle de Depardieu – je ne vois pas pourquoi je parlerais au nom d’un pays, qui par le plus grand des hasards, m’a vu naître. Je me fous de la France, qu’elle gagne qu’elle perde au foot, dans des compétitions internationales de cinéma, de chanson. Je ne me battrai pas pour dire : non la France ce n’est pas ça. Car si, ce pays est en grande partie cela, un pays réactionnaire et misogyne et Depardieu est bien, quoi que l’on en dise, l’une des idoles de ce pays. Un pays dans lequel le président de la République donc, assure publiquement de son soutien un type mis en examen pour viol, un type sexualisant devant la caméra une gamine – un président qui n’a pas de mal à alimenter une fake news selon laquelle tout cela ne serait qu’un vil montage destiné à abattre un homme déjà à terre.
Et il y en a beaucoup aujourd’hui pour s’offusquer du traitement médiatique infligé au monstre sacré, qui irait très mal et c’est une technique très classique de victimisation des agresseurs. Et comment vont, depuis tant d’années, toutes ces femmes ? Celles qui ont déjà osé parler publiquement et toutes les autres, car il ne fait aucun doute qu’il y en ait d’autres à qui Depardieu ait, devant des équipes de tournages hilares, enfoncée la main dans la culotte. Il y en a pour s’inquiéter de cette terrible censure qui s’apprête à s’abattre sur le pauvre homme à terre, un homme qui serait lynché donc, comme l’expriment avec un pathos qui serait presque émouvant les signataires de cette tribune de défense parue il y a quelques jours, et on leur conseille d’aller voir du côté de l’étymologie du mot pour redescendre un peu de leurs grands chevaux. Je m’étonne moi beaucoup que ces gens-là s’inquiètent pour lui et non pour les femmes qu’il a agressées. Ce dont ils s’inquiètent, bien évidemment, ce n’est pas seulement de lui, mais de l’avenir de l’art, du cinéma dangereusement menacé par la cancel culture, et ces gens-là prennent un air terrifié. Qu’adviendra-t-il du cinéma français, du théâââtre, que dis-je de la France, de l’humanisme, des droits de l’homme, si l’on arrêtait de passer en boucle à la télé les films avec Gégé ? Et bien– il y aurait peut-être un peu plus d’espace, rien qu’un peu, pour que puissent se montrer d’autres imaginaires et de nouveaux regards. Pour que puissent être vus un peu tous ces films que l’on ne voit pas car ils sont faits en dehors de cette industrie qui crée, entretient, et justifie une culture fondée sur la sexualisation et l’humiliation des corps féminisés.
Et je le dis, je n’en ai rien à faire moi, mais alors vraiment rien du tout, qu’on arrête de montrer les films du vieux, ce que je voudrais, c’est que des jeunes femmes ne soient plus, impunément agressées et je ne dirai pas – par un monstre car cela encore entretiendrait l’illusion de l’exception. Depardieu n’est pas l’exception, il est simplement l’un des spécimens les plus accomplis de cette masculinité-là et son impunité et sa gloire l’autorisent et le protègent. Pitié qu’on en finisse avec ce vieux monde et toute la violence qu’il charrie, pitié qu’on cesse de subir, célébrées partout dans notre culture, ce genre de figures pathétiques et délétères. Et qu’on jette le Gégé avec l’eau du bain.
Louise Chennevière est l’autrice de deux romans Comme la chienne et Mausolée aux éditions P.O.L
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