La France sommée de procéder au retour d’un Ouzbek expulsé illégalement

Soupçonné de « radicalisation », il avait été renvoyé dans son pays d’origine le 14 novembre, malgré une décision de la Cour européenne des droits de l’homme. Le Conseil d’État pointe la « violation » d’une décision de justice et enjoint aux autorités de réparer leur erreur.

Nejma Brahim

12 décembre 2023

C’est une décision « essentielle » aux yeux de l’avocate Lucie Simon. Parce qu’elle est juridique, d’abord. « Et parce qu’il ne s’agit pas d’une décision politique ou de courage, mais d’une décision de bon sens : une décision de justice européenne a été violée, il y a donc une sanction », explique celle qui a défendu le cas d’un ressortissant ouzbek soupçonné de « radicalisation » par les autorités françaises, notamment sur la base d’une note blanche des services de renseignement.

Son client a été placé en rétention puis expulsé du territoire français le 14 novembre dernier, malgré une mesure provisoire de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). De quoi provoquer l’ire des associations de défense des droits humains et d’aide aux étrangers, qui n’ont pas tardé à dénoncer, dans un communiqué commun – signé notamment par la Ligue des droits de l’homme, la Cimade, Amnesty International ou le Syndicat des avocats de France (SAF) –, une expulsion « illégale » et « dramatique » venant « violer » le droit européen.

Dans une ordonnance rendue le 7 décembre, le Conseil d’État a confirmé le caractère illégal de l’expulsion et pointé une « violation de la mesure provisoire » établie par la CEDH au sujet de l’intéressé, constituant une « atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ».

Le Conseil d’État à Paris. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

Puis plus loin : « Le droit d’exercer un recours effectif devant une juridiction constitue une liberté fondamentale. Les mesures provisoires [de la CEDH – ndlr] ont pour objet de garantir l’effectivité du droit au recours individuel devant cette cour et leur inobservation constitue un manquement aux dispositions de ce dernier. »

Le Conseil d’État souligne également l’« erreur de droit » commise par le juge des référés au tribunal administratif, instance saisie en amont par l’avocate de l’intéressé, et qui avait estimé qu’elle n’avait plus besoin de statuer, l’expulsion ayant déjà été réalisée. C’est « à tort que le juge des référés a rejeté sa demande pour défaut d’urgence », estime le Conseil d’État.

Instrumentalisation politique

Il est « étonnant », abonde Me Simon, que le tribunal administratif de Paris n’ait pas appliqué cette règle de loi. « C’est comme s’il y avait une prime à l’illégalité pour le ministère de l’intérieur », tacle-t-elle. Dans sa décision, le Conseil d’État enjoint à la France de prendre dans les meilleurs délais toutes mesures utiles afin de permettre le retour, « aux frais de l’État », du ressortissant ouzbek expulsé en novembre.

Une injonction purement symbolique ? « Je ne crois pas », tranche l’avocate. La décision a été reconnue comme illégale, l’injonction est donc la « suite logique ».

Désormais, l’avocate attend de pouvoir entrer en contact avec le ministère de l’intérieur et le ministère des affaires étrangères, dont elle n’a aucune nouvelle pour l’instant, pour que ces derniers fassent en sorte de le faire libérer. Son client est en effet actuellement détenu en Ouzbékistan, sans accès à une procédure pénale, souligne-t-elle.

Reste à savoir si les autorités procéderont effectivement à son retour en France. « Ils ont une obligation de moyens, pas de résultat », souligne l’avocate, qui ajoute que son client « est détenu dans des conditions indignes, et [que] tout porte à croire qu’en cas de condamnation, il sera torturé ». 

L’avocate craint que le dossier ne soit instrumentalisé en France, dans le cadre du projet de loi sur l’immigration, rejeté par l’Assemblée nationale dès son premier jour en séance publique lundi 11 décembre. « J’ai peur qu’il ne soit regardé dans ce contexte-là et qu’il ne vienne s’inscrire dans une méfiance généralisée et totalement populiste à l’encontre de la CEDH et des juges européens, largement entretenue et nourrie par Gérald Darmanin », explique MSimon.

« Verrous juridiques »

Le ministre de l’intérieur n’a pas caché ses intentions en matière d’expulsions, revendiquant le souhait de pouvoir s’affranchir de la CEDH pour parvenir à éloigner des individus considérés comme « dangereux ».

Sur X (anciennement Twitter), le président de la région Auvergne-Rhône-Alpes Laurent Wauquiez n’a d’ailleurs pas tardé à réagir en ce sens : « Cette décision met en lumière les verrous juridiques qui anéantissent toute tentative de la France d’expulser les étrangers qui nous menacent. Ce statu quo condamne toutes les bonnes volontés à demeurer inéluctablement le parti de l’impuissance. »

« Ces “verrous juridiques” sont ceux qui interdisent d’envoyer à la mort ou à la torture une personne, a répondu le juriste et spécialiste du droit européen Nicolas Hervieu. Ce sont simplement les principes qui nous séparent de la barbarie des terroristes. »

Et de rappeler que la CEDH laisse en réalité une « grande latitude » aux États en matière d’expulsion des étrangers et de lutte contre le terrorisme. « Mais elle interdit qu’une expulsion expose une personne à la mort ou la torture », conclut-il.

C’est d’autant plus important, rappelle Lucie Simon, que plusieurs personnes sont aujourd’hui protégées par la CEDH en France. « C’est donc une décision qui envoie un signal fort au ministère de l’intérieur et rappelle un principe fondamental basique, qui n’est autre que le respect des décisions de justice. »

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