« Testées et approuvées » : la bande de Gaza, zone d’essai pour les armes israéliennes

Mediapart

L’armée israélienne ne s’en cache pas : des armes nouvelles ainsi que des algorithmes sont utilisés pour la première fois dans la bande de Gaza. La guerre contre le Hamas est également une vitrine du savoir-faire israélien en la matière.

Gwenaelle Lenoir

31 janvier 2024 à 14h17

Les clients n’auront pas besoin d’attendre la fin de la guerre : ils connaissent déjà les nouveaux matériels militaires que les entreprises israéliennes présenteront dans les salons d’armement et lors de visites des délégations. Les armements en question sont présentés en catalogue sur le site officiel de l’armée israélienne, avec explications techniques sommaires et « utilisateurs » ravis de leurs expériences sur le terrain.

Le mortier Iron Sting, d’Elbit Systems, les séduira par son nouveau système de guidage, à la fois par faisceau laser et par GPS, dont l’utilisation est garantie par tous les temps, et même en cas de panne de satellite.

Les missiles tirés à l’épaule Holit et Yated sont parfaits dans les zones densément peuplées et peuvent atteindre des zones inaccessibles aux chars. Ce qui tombe bien, car outre qu’ils sont baptisés du nom de deux localités israéliennes proches de la bande de Gaza attaquées le 7 octobre 2023 par les hommes du Hamas, ils sont justement utilisés dans l’enclave palestinienne. Où ils ont été mis en service pour la première fois.

Utilisés aussi, la mitrailleuse Negev 7, plus puissante que sa petite sœur Negev 5, le véhicule blindé Ethan, le viseur Smash, la jeep Beeri, qui porte le nom d’un des kibboutz décimés par les assaillants du groupe armé palestinien le 7 octobre, et encore d’autres équipements.

Présentation des armements sur le site officiel de l’armée israélienne. © Photomontage Mediapart

Le site de l’armée israélienne est relayé par la presse israélienne, comme le Jerusalem Post, dont le journaliste, transformé en VRP, ajoute des armes américaines au catalogue des « innovations ». Comme les « bombes stupides » (dumb bombs, en anglais), gravitationnelles et non guidées, reconverties en bombes « intelligentes » grâce à un système de guidage GPS dit JDAM, fabriqué par Boeing. L’avantage de ce système est de pouvoir l’ajouter à des bombes très puissantes, jusqu’à 900 kg d’explosif.

Ces munitions sont portées – et larguées – par les chasseurs-bombardiers Adir, fabriqués par la firme américaine Lockheed et améliorés par Israel Aerospace industries, complète le Jerusalem Post.

La bande de Gaza comme showroom

Le petit territoire palestinien est donc ouvertement une vitrine de l’armée israélienne, un showroom de l’industrie militaire du pays, de ses innovations, et des armes qu’elle achète auprès de ses fournisseurs étrangers, en particulier les États-Unis.

« Ce n’est pas la première fois, c’est même un argument de vente, affirme à Mediapart Shir Hever, économiste israélien et dirigeant de la campagne BDS pour l’embargo sur les armes à destination d’Israël. En revanche, ce qui est inédit, c’est le moment : juste au milieu d’une offensive contre Gaza. Il faut dire que la durée de celle que nous vivons est exceptionnelle. »

Auteur d’un essai paru en 2023 sur le « laboratoire palestinien », Antony Loewenstein explique, lors d’un entretien accordé le 12 janvier 2024 au Malcom H. Kerr Carnegie Middle East Center, que « depuis des années, Israël teste et essaie un nombre considérable de technologies d’oppression sur les Palestiniens en Palestine, qui sont ensuite promues sur les champs de bataille tout autour de la planète. Gaza a souvent été considéré comme le terrain d’essai ultime pour les armes de destruction et de surveillance. […] Ce que nous avons vu ces trois derniers mois, après le massacre brutal du Hamas, c’est que la réponse israélienne a été d’une brutalité accablante. Mais au-delà, Israël fait ce qu’il fait toujours, c’est-à-dire tester et essayer de nouvelles armes de destruction et de surveillance ».

L’armée israélienne les présente toujours comme visant à plus d’efficacité et d’« humanité », dans le but, en somme, d’épargner les non-combattants. Le site de l’armée israélienne vante ainsi le nouveau missile de mortier Iron Sting : « Le système dans son ensemble permet aux troupes des FDI [Forces de défense d’Israël, nom officiel de l’armée – ndlr] de cibler et de frapper les cellules et les véhicules terroristes avec une précision chirurgicale. Il peut même pénétrer par les fenêtres de manière à minimiser les dégâts environnants et donc les dommages causés aux civils non impliqués, ce qui est actuellement l’une des principales priorités de Tsahal. »

Des victimes aux blessures inédites

Sauf que la guerre en cours débouche bel et bien sur un carnage, avec un bilan effroyable : lundi 29 janvier, le bilan du ministère de la santé de Gaza, contrôlé par le Hamas, et adopté par l’ONU, faisait état de 26 400 Palestinien·nes, majoritairement des femmes et des enfants, tué·es dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre 2023.

Il est impossible, pour le moment, d’imputer à telle ou telle munition, neuve ou ancienne, l’ampleur des pertes humaines et des destructions. Non seulement parce qu’Israël a lancé toutes ses armes dans la guerre, aviation, infanterie, marine, mais aussi parce que la censure militaire est particulièrement pointilleuse cette fois-ci, bien plus que lors des opérations précédentes.

« Déterminer si Gaza est aujourd’hui encore plus un laboratoire ou un showroom de l’industrie militaire israélienne que lors des offensives précédentes est difficile, car l’armée, en fait, donne peu d’informations, constate Shir Hever. Elle ne communique, en fait, que sur des armements étrangers ou mineurs. On voit bien la publicité que font les petites entreprises, comme Smartshooter, qu’on ne connaissait pas il y a encore quelques mois [elle a développé un viseur du nom de Smash – ndlr], mais les grosses sociétés sont assez discrètes. »

Photo diffusée par l’armée israélienne montrant des soldats israéliens lors de combats dans la bande de Gaza le 29 décembre 2023. © Photo Armée israélienne via AFP

Shir Hever, comme d’autres, relève les témoignages de médecins de l’hôpital Al-Shifa, qui ont constaté des blessures inédites sur des victimes de bombardements, qu’ils n’avaient jamais eu à soigner auparavant. « Selon un des chirurgiens, c’est comme une lame qui fait des coupes très nettes dans la chair et l’os. J’ai vu des photos de quelque chose qui ressemble à un missile en rotation qui coupe en avançant. D’un point de vue technologique, il semble que ce soit un pas en arrière, en coupant avec des lames plutôt qu’avec des explosifs. Mais nous ne connaissons pas encore cette nouvelle arme », affirme-t-il.

L’armée israélienne, sollicitée notamment sur ce point, n’a pas donné suite à nos demandes d’information.

C’est la première fois que l’intelligence artificielle est utilisée comme une arme. C’est une guerre gérée par l’intelligence artificielle.

Shir Hever, coordinateur de la campagne BDS pour l’embargo militaire

Des coins du voile ont été soulevés. Ainsi, CNN a révélé le 14 décembre une évaluation du bureau du directeur du renseignement national américain. Selon cette étude, 40 à 45 % des 29 000 munitions air-sol larguées au cours des deux premiers mois de la guerre sur l’enclave palestinienne n’étaient pas guidées. Il n’est pas fait état, dans cette étude, du système de guidage JDAM dont l’utilisation est vantée par le Jerusalem Post.

L’utilisation de bombes de forte puissance expliquerait en partie le nombre effarant de morts et de blessés civils, notamment de familles entières décimées en une frappe. Elle est aussi documentée, dans certains cas, par des organisations de défense des droits humains, comme Amnesty International. L’armée israélienne elle-même a reconnu au moins une fois l’utilisation de munitions « non appropriées ». C’était après le bombardement aérien de deux immeubles dans le camp de réfugié·es d’Al-Maghazi, dans le centre de la bande de Gaza, qui a fait au moins 85 morts le 24 décembre dernier.

Une « usine à cibles » nourrie par l’IA

Une autre explication tiendrait à l’intelligence artificielle (IA), ou plutôt à un nouveau système de définition des cibles par l’IA. On s’approche là d’une science-fiction digne des plus mauvais films. Son nom, déjà : Habsora (« Gospel » en français). La méthode : le système « mouline » des quantités astronomiques d’informations à une vitesse fulgurante et livre des « cibles » en temps réel, en nombre supérieur à ce que « des dizaines de milliers d’officiers pourraient faire », selon un officier cité dans l’enquête de Yuval Abraham publiée dans le magazine israélien +972.

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Un nombre trop élevé de « cibles » pour être vérifiées avant les tirs, la décision de rendre acceptable un niveau inégalé de morts civiles pour atteindre un objectif militaire, autrement dit un combattant du Hamas, quel que soit son rang : voici appliqué à Gaza la « doctrine Dahiya », du nom du quartier de Beyrouth fief du Hezbollah. Autrement dit, la destruction à très grande échelle. Le concepteur de cette doctrine, le général Gadi Eizenkot, ancien chef d’état-major, est aujourd’hui membre de la Knesset, le Parlement israélien, et siège au cabinet de guerre.

« C’est la première fois que l’intelligence artificielle est utilisée comme une arme, assure Shir Hever. C’est une guerre gérée par l’intelligence artificielle. Nous devrions vraiment nous demander qui contrôle qui… Le soldat reçoit un tel nombre de cibles à “traiter” qu’il ne vérifie qu’une chose : le sexe de la cible désignée. Si c’est une femme, il peut ne pas tirer. Si c’est un homme et qu’on lui indique que le tir peut causer 80 victimes collatérales, il tire quand même. »

Il est à parier que Habsora retiendra l’attention des clients de l’industrie militaire israélienne. « L’usine à cibles qui fonctionne 24 heures sur 24 », fait l’objet d’un communiqué flatteur sur le site de l’armée israélienne.

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L’intelligence artificielle, c’est l’étape supérieure de la technologie, sur laquelle le secteur militaro-industriel a construit sa réputation ces dernières décennies. Certes, la high-tech a été incapable d’empêcher les combattants du Hamas de franchir le 7 octobre la barrière de sécurité entourant la bande de Gaza. Elle devait, en garantissant l’enfermement des Palestinien·nes, assurer une protection sans faille au territoire israélien.

Mais cet échec ne devrait guère porter préjudice au secteur et aux grosses entreprises, comme Elbit Systems, Rafael Advance Systems et Israel Aerospace Industries, particulièrement réputée pour ses drones très utilisés dans les assassinats ciblés.

« Je pensais que cet échec de la technologie conduirait à son rejet, mais ce que les entreprises israéliennes rapportent est l’exact contraire, constate Shir Hever. Elles affirment avoir beaucoup de clients. Et ceux qui achètent des armes à Israël aujourd’hui, ce sont principalement des États occidentaux. La Suède en premier lieu. Parce qu’elle vient de rejoindre l’Otan et qu’elle a peur de la Russie. Viennent ensuite l’Allemagne, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Italie. C’est au point qu’Elbit Systems a annoncé faire appel à ses anciens employés, aujourd’hui retraités, pour répondre aux commandes. »

Il y a onze ans sortait The Lab, un documentaire réalisé par Yotam Feldman sur l’industrie militaire israélienne, sa place dans l’économie, ses liens avec la classe politique et les décisions que prend cette dernière. « Quand Israël vend une arme, elle a déjà été testée, expérimentée. C’est pour cela que la demande est si forte, ça rapporte des milliards de dollars au pays », y assène le général Benyamin Ben-Eliezer, alors ministre du commerce et de l’industrie.

La différence avec aujourd’hui tient au nombre de vies palestiniennes perdues dans les ruines de Gaza.

Gwenaelle Lenoir

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