Le Monde
Horizons, vendredi 19 janvier 2024
A Bobigny, la justice face aux dealeurs
« Le Monde » a suivi pendant plusieurs semaines des audiences du tribunal de Seine-Saint-Denis. L’avalanche de dossiers liés aux stupéfiants illustre la difficulté, pour la justice et la police, de lutter contre des organisations criminelles structurées sur le modèle de l’économie légale
Luc Bronner
De la « start-up nation », ils ont retenu l’idée que la qualité du service était essentielle, que le respect des engagements de livraison était fondamental, que le marketing valait mille discours. Ils ont fait le constat que le modèle de l’autoentrepreneur offrait des promesses de rentabilité, d’efficacité ou d’agilité, comme on pourrait entendre des experts du management le professer. Alors, ils ont inventé une offre de haute qualité, au nom évocateur, Sinaloa Puro, référence à un cartel mexicain, disponible sur les messageries WhatsApp ou Signal, à laquelle se sont abonnés plus de 2 000 clients dans toute l’Ile-de-France et aussi dans le Loiret, l’Oise ou la Marne. Le service ? La livraison de cannabis, de cocaïne, d’ecstasy ou de MDMA à domicile en moins de vingt-quatre heures. Avec des promotions pour les plus fidèles. Et des produits proposés sur menu, sur mesure, en fonction des intensités et des qualités.
Le quartier général de cette start-up a été établi au deuxième étage, appartement 9, du 124, avenue Joffre, à Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis). Là où, selon les policiers, s’effectuait la préparation des commandes, avant les livraisons elles-mêmes. « Vous êtes comme un livreur qui livre des pizzas ou du japonais », résume le magistrat Patrick Gerbault, début décembre, en s’adressant aux cinq jeunes hommes, membres supposés de l’organisation, convoqués à la barre du tribunal judiciaire de Bobigny. Les commandes étaient groupées par zones géographiques puis confiées à des livreurs, les adresses envoyées par WhatsApp. Les mouvements de fonds étaient comptabilisés sur des petits carnets à spirale retrouvés par les enquêteurs. Montants, types de livraison, codes postaux, adresses… « On a des vendeurs, une comptabilité, des prix plutôt élevés, tout cela génère beaucoup de cash » , relève le magistrat. Des listes de contacts clients avec une valeur telle qu’elles sont parfois revendues ou louées entre trafiquants.
Le principal organisateur du réseau a été identifié, mais il s’est enfui en Espagne. Ses deux lieutenants, chargés de gérer la puce du numéro de téléphone 07-45-46-45-27, ont, eux, été arrêtés, placés en détention provisoire, jugés et condamnés à cinq ans et trois ans et demi de prison. Chez l’un d’eux, les enquêteurs ont saisi des sacs Vuitton et Cerruti, des chaussures Louboutin, des produits Balenciaga et Dior ainsi que des montres Rolex.
L’autre face de la « start-up nation » : une jeunesse parfaitement intégrée, non pas à la société républicaine, celle qui promet en théorie l’égalité et la fraternité aux frontons des mairies, mais à la société de consommation, celle qui s’affiche dans les publicités au cul des bus de la RATP ou dans les stories des influenceurs de Dubaï et des footballeurs.
Pendant plusieurs semaines, Le Monde a suivi les audiences du tribunal de Bobigny, des petites mains aux cadres, des guetteurs aux patrons, des valises de cocaïne aux sachets d’héroïne, jusqu’aux coffres de voiture remplis de centaines de kilogrammes de résine de cannabis, tout juste débarquées des « go fast » en provenance d’Espagne, cette économie souterraine qui fonctionne à ciel ouvert. Un total de 200 points de deal répertoriés dans le département par l’Office anti-stupéfiants. Soit probablement plus de 600 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel. Des milliers d’heures d’enquêtes, de surveillances, d’écoutes, d’auditions, des tonnes de procès-verbaux (PV), au sens presque littéral, convergent ainsi vers les magistrats chargés de prononcer des peines au nom de la République. Des condamnations par centaines, une guerre à la drogue menée chaque jour. Pour quels résultats ?
Le trafic de stupéfiants n’est pas extérieur à la société. C’est vrai pour les clients, dont une grande partie n’habitent pas le département le plus pauvre d’Ile-de-France. C’est vrai aussi pour les trafiquants, et l’activité du tribunal raconte l’extraordinaire complexité d’une lutte de la société contre elle-même. Les filets de la police, et donc de la justice, sont posés pour attraper les gagne-petit, les plus visibles, les moins habiles. Ce sont ces « mules » tout juste arrivées du Brésil, le ventre chargé de cocaïne, au péril de leur vie – on les a vues pleurer dans le box lorsqu’elles entendent, de la bouche des traducteurs, les mois de prison en France.
Microdossiers pénaux
Ce sont des sans-papiers qui n’ont rien, rien à perdre non plus, pas d’avocat, pas de soutiens, et que les dealeurs sacrifient sans scrupule pour leurs profits ou leur sécurité. Ce sont surtout tous ces jeunes hommes prêts à « taffer », « charbonner », « bicraver », avec la promesse de percevoir entre 50 et 150 euros par jour selon les postes, les sites, les âges. Eux visent au mieux les Nike Air, pas les Louboutin. Parfois aussi, plus prosaïquement, le garde-manger familial. « La main-d’œuvre est quasiment infinie » , souligne Alice Dubernet, cheffe de la division criminalité organisée au parquet de Bobigny.
Ainsi va le trafic de drogue, implanté au point de générer ses emplois intérimaires, sous-qualifiés, certes payés au-dessus du smic horaire, mais à des années-lumière de l’image du ruissellement de l’« argent facile ». Ainsi va la stratégie policière, qui fait de la délinquance de rue, la plus gênante, sa cible prioritaire dans son activité quotidienne.
Nous sommes dans la cité Charles-Schmidt, une place forte du cannabis et de la cocaïne à Saint-Ouen. Abdoulkarim D. est rechargeur. Horaires : « Midi-minuit. » Tarif : 700 euros par semaine. Son cousin, « Mamadou », lui a dégotté une place et approvisionne les vendeurs. « J’ai vendu avant, quand j’étais à Reims, la paie n’avait rien à voir. » Dans ses messages vocaux, la veille de son interpellation, il disait sa satisfaction à des amis : « J’ai une petite mission là-bas, à Saint-Ouen. Je viens de charbonner, gros. Mon gars, je suis au top, tout se passe carré. » Raté : les forces de l’ordre le contrôlent le lendemain. Trente grammes de cannabis. Huit mois de prison avec sursis.
Nous sommes à Sevran, lorsqu’une voiture refuse d’obtempérer et prend la fuite devant la patrouille de police. Jusqu’au moment où le conducteur s’engage dans une impasse. Le passager est un opticien de 23 ans, lunettes dorées, pantalon à pinces, 350 grammes sur lui, trois téléphones, dont il refuse de donner les codes, et des explications emberlificotées comme pas possible. « Ce n’est pas le Pablo Escobar du département » , plaide vainement son avocate. Six mois avec sursis.
Nous sommes dans un parc de Montreuil où un individu tente de se cacher,après un refus d’obtempérer sur un scooter. Le jeune homme de 25 ans, vigile dans un supermarché, s’est débarrassé d’un sachet contenant une poignée de grammes de crack. « Wallah, madame, je ne vous mens pas, ce n’est pas à moi », s’exclame-t-il devant la magistrate Béatrice Fay. Les policiers ont trouvé plusieurs centaines d’euros en petites coupures. La saisie est modeste mais signe, pour la justice, la participation au trafic. Dix mois avec sursis.
Nous sommes rue du Docteur-Schweitzer, dans la cité du Gros-Saule, à Aulnay-sous-Bois. Les ronds-points qui relient les autoroutes A1, A3 et A104 en font un terrain commercial idéal. Entre deux barres d’immeubles, les guetteurs signalent lorsqu’un inconnu se présente. Il arrive toutefois qu’ils réagissent trop tard. Adama S., 19 ans, a bien tenté de s’échapper lorsque les policiers ont cherché à l’interpeller après l’avoir observé procéder à des ventes dans le hall. Il s’est réfugié dans un appartement à l’étage, puis s’est glissé sous le lit, comme un enfant jouant aux gendarmes et aux voleurs. Peine perdue. Les fonctionnaires l’ont déniché avec l’aide d’un chien dressé.
Le jeune homme a reconnu avoir effectué des ventes dans la journée, mais affirme avoir été forcé par un homme cagoulé, lequel avait, paraît-il, commencé la discussion en lui souhaitant un « joyeux anniversaire » – l’information était vraie. Puis le même homme lui aurait ordonné, d’un ton menaçant, de venir vendre du cannabis. « Je ne voulais pas bicrave[trafiquer] », répète-t-il. Sans convaincre : il devait gagner quelques dizaines d’euros pour la journée, il écope de cinq mois de prison avec sursis.
Ces scènes font le quotidien d’une vingtaine de villes du département. Elles font aussi celui des commissariats et du tribunal, submergés de microdossiers pénaux. Comment faire autrement, dès lors que les trafics dégradent la vie des habitants et fragilisent l’ordre public ? Mais comment évaluer l’efficacité de cette politique quand les peines de prison se succèdent et que les points de deal continuent leur activité inlassablement ?
Les magistrats peinent à dissimuler leur désarroi lorsque reviennent des prévenus déjà sanctionnés, parfois quelques semaines plus tôt. Le 22 septembre 2023, Jovani K., 19 ans, avait été condamné à douze mois de prison, dont six ferme, qu’il devait effectuer avec un bracelet électronique. Le 6 octobre, il est interpellé sur les mêmes lieux, à Saint-Ouen, pour les mêmes motifs, à l’issue de plusieurs heures de surveillance policière. Dans son téléphone, des messages envoyés à des copains pour les inciter à venir dans la cité : « Vas-y, viens, il y a de la place pour bosser » , « Si t’es là tous les jours, c’est carré » .
La gestion des ressources humaines, clé des entreprises délinquantes comme des sociétés légales. « Vous faites le VRP de la cité Emile-Cordon en demandant à des gens de venir travailler » , résume le magistrat Youssef Badr en annonçant la peine : deux ans ferme. Idem pour son voisin de deal, et donc de box. Il avait lui aussi été jugé quelques semaines plus tôt par la même chambre du tribunal. Un troisième homme aurait dû être présent. Au moment de l’audience, il venait d’être arrêté en flagrant délit et placé en garde à vue. « On vous avait prévenu que ce qui vous pendait au nez, c’est la prison. Maintenant, vous y êtes » , assène le magistrat.
Même difficulté face aux âmes perdues de la criminalité. Car la délinquance est une broyeuse implacable pour les hommes, entre 16 et 30 ans pour la plupart, dont le destin et les choix individuels les conduisent à vendre des drogues dures ou à devenir les porte-flingues des réseaux. Chaque gramme de stupéfiant est ainsi potentiellement coloré de sang, de souffrance et de prison.
« Ma tête, elle chauffe tous les jours »
Jahrod D. a 18 ans et, avec un complice du même âge, il vend de l’héroïne, cette drogue aux conséquences sanitaires désastreuses. Ce 4 décembre, il est posté cité des Poètes, à Pierrefitte. Le lieu porte mal son nom, point de vente connu dans toute la région. Les policiers du commissariat de Stains, qui ont fort à faire sur leur territoire, ont réussi à se cacher pour observer puis interpeller les deux individus.
Dans 19 sachets, ils trouvent 16,8 grammes d’héroïne – 30 euros le gramme, des ravages sur le cerveau. Sur leurs mains, sur leurs blousons, dans leurs poches, les enquêteurs prélèvent des restes de cocaïne, de cannabis et d’ecstasy. Mêmes traces de stupéfiants sur les 280 euros en liquide saisis sur Jahrod D. « Des billets que j’avais gardés », plaide-t-il en évoquant un autre dossier de trafic dans lequel il a été condamné, quelques semaines plus tôt, à dix mois avec sursis. Son histoire est banale : le père absent, une scolarité heurtée, un CAP chaudronnerie jamais terminé. Vingt-quatre mois de prison ferme s’ajoutent. Dans les yeux du jeune homme, dans le box, un immense vide.
Comme d’autres tribunaux, celui de Bobigny a vu se multiplier les enlèvements et séquestrations pour des motifs « commerciaux ». « Nous ne connaissons probablement pas tous les cas, parce que tous ne déposent pas plainte », relève la vice-procureure Alice Dubernet. Comme ailleurs, mais moins qu’à Marseille toutefois, les règlements de comptes font des morts et des blessés régulièrement. A Sevran, à Saint-Ouen, à Stains, à Bondy, à Bagnolet, le sang des trafiquants a coulé et continue de couler.
Le vide, on l’entend et on le voit également dans les mots et le regard de Raphaël D. L’homme, âgé de 22 ans, est un grand brûlé de l’intérieur, grièvement blessé par arme à feu en 2020 et comme déjàéteint par les années de détention. Il a été interpellé avec un complice pour une tentative d’homicide à Bagnolet – une place forte des trafics – en novembre 2020. Sur un scooter BMW volé, au milieu de la nuit, deux hommes s’étaient approchés d’une Peugeot 107, à l’intérieur de laquelle patientaient quatre jeunes. Ils avaient tiré avec un fusil à pompe en visant l’un d’eux. Celui-ci s’était vidé de son sang avant d’être miraculeusement sauvé par les pompiers.
Le scooter, reparti à vive allure, avait été pris en chasse par des forces de l’ordre un peu plus loin et le duo arrêté après s’être débarrassé du fusil. Raphaël D. a toujours nié, tout nié. Jusqu’au jour de l’audience, en novembre, où il craque et reconnaît les indices accumulés contre lui, notamment la possession d’un téléphone identifié comme centrale d’appels pour la vente de drogue. « Vous ne voulez pas donner de noms, vous refusez d’essayer de vous disculper » , se désole le magistrat Jean-Baptiste Acchiardi. Son casier est rempli : neuf condamnations, puis cinq incidents sérieux pendant la détention. « Ma tête, elle chauffe tous les jours », confie Raphaël D. Son complice présente un casier plus chargé encore : quinze condamnations, dont plusieurs commises très jeune, notamment pour des faits de violence. « Une équipée qui a décidé de se faire justice, de se venger » , résume la vice-procureure Elsa Jacquemin. Neuf ans ferme pour les deux hommes, décidera le tribunal.
Dans ce milieu commercial-là, le « sacrifice » de certains protagonistes est intégré dans les coûts. Comme des provisions dans les comptes d’une entreprise légale. La loi de la demande, de l’offre, du silence et du cash-flow. Un capitalisme sans foi ni loi. Les organisations empruntent à tous les modèles économiques, des autoentrepreneurs aux PME, en passant par les filiales, les gérances, les locations, voire les coopératives pour les achats groupés. Il existe des propriétaires de « terrains » (des « lieux de vente »), des gestionnaires, des recruteurs, des prêteurs, des guetteurs, des vendeurs, des banquiers – à chaque niveau son risque, ses compétences, sa rémunération. Plus que la pieuvre mafieuse, la justice est confrontée à une hydre, cet animal fantastique dont les multiples têtes repoussent chaque fois qu’elles ont été coupées.
Continuer de s’attaquer à la partie visible de l’iceberg de cocaïne et de cannabis sans emboliser totalement l’activité de la justice avec des dossiers mineurs est une gageure. Surtout dans une période où le gouvernement veut pouvoir afficher des statistiques flatteuses, alors que se préparent les Jeux olympiques. Le travail en profondeur consomme des moyens d’enquête considérables, en postes de fonctionnaires et aussi en techniques d’enquêtes spéciales (écoutes, géolocalisation, sonorisation de véhicules, ADN, etc.). D’autant que la culture professionnelle des délinquants se forge aussi dans les procès, où le principe de la preuve et du contradictoire contraint la police à rendre publiques ses méthodes. Une autre école du crime sur les bancs des tribunaux.
Rusé comme « Renard »
L’arme fatale des policiers repose sur une entorse ancienne et profonde à l’Etat de droit : le renseignement anonyme. Il peut certes s’agir de citoyens prêts à dénoncer des trafics devant leurs immeubles, à condition d’être protégés d’éventuelles représailles. Mais les renseignements les plus importants sont trop précis, trop détaillés, avec des noms, des téléphones, des modes opératoires, pour être le fait de voisins. Soit qu’il s’agisse de concurrents ou de fournisseurs mécontents, qui peuvent, légalement, obtenir ainsi des remises de peine. Soit qu’il s’agisse de policiers soucieux de blanchir une information obtenue auprès d’un indicateur ou apparue dans une autre procédure. « Sommes mis en relation avec une personne désireuse de nous communiquer des informations » , indique la formule habituelle utilisée sur les PV.
Les fondateurs de Sinaloa Puro, installés à Epinay, sont tombés à cause d’un renseignement anonyme. Quant aux dealeurs de la cité Marcel-Paul, à L’Ile-Saint-Denis, jugés en septembre, ils ne savaient pas qu’une source avait « balancé » l’intégralité de l’organigramme de leur organisation. Tout comme un réseau d’importation de cocaïne qui utilisait l’aéroport de Roissy – Charles-de-Gaulle, cette porte d’entrée directe depuis Bogota.
Le renseignement anonyme donnait le nom d’une mule, son numéro de vol et les horaires. Les enquêteurs ont attendu qu’elle atterrisse, ils ont fait intervenir un chien renifleur : celui-ci a marqué l’arrêt devant le sac. Ils ont laissé le porteur de valise repartir, pour mieux le suivre avec sa marchandise, jusqu’à Souleymane C. Un homme de 27 ans qui a longtemps rêvé de devenir footballeur professionnel, intégrant l’équipe 3 du Paris Saint-Germain.
C’est d’ailleurs sur un parking du Camp des Loges, le site d’entraînement du club parisien, que les policiers l’apercevront pour la première fois transférer des valises, fin 2018, d’un coffre d’une Laguna vers un Kangoo. Une surveillance discrète et difficile. Sur la route depuis l’aéroport, les fonctionnaires notent que le conducteur de la Laguna multiplie les coups de sécurité – des accélérations puis des freinages brusques, histoire de repérer une éventuelle voiture suiveuse. Le passage express par des parkings souterrains est une autre technique habituelle.
Souleymane C., dont le frère est alors en Colombie, ignore que les policiers bénéficient de renseignements anonymes. Après avoir surveillé et laissé passer deux convois, les enquêteurs interviennent pour le troisième. Dans le hall d’arrivée du terminal 2A, ils interpellent trois porteurs de valise ainsi que l’homme chargé de les réceptionner, puis, un peu plus tard, Souleymane C. Bonne pioche : 20,74 kilogrammes de cocaïne de haute qualité, soit une valeur de 800 000 euros à l’achat, 3 millions à la revente au détail pour ce seul voyage. Autrement dit, plus de 2 millions d’euros pour financer tous les acteurs, des guetteurs jusqu’aux avocats appelés à défendre les mis en cause, le cas échéant. Cela fait quelques paires de Nike ou de Louboutin. Ou des parts dans les kebabs, les SCI, les épiceries, les bars-tabacs ou les sociétés de livraison, que pistent avec difficulté les policiers.
Souleymane C. a refusé de révéler des identitésde ses relations d’affaires, notamment celle d’un dénommé « Renard », présenté comme le destinataire de la cocaïne. « J’étais sous emprise. Mais, c’est une certitude, je ne vais pas donner de noms » , l’a-t-on entendu expliquer, fin 2023, devant le tribunal. « Vous acceptez la responsabilité de ces valises. En refusant de dire à qui vous les avez données, vous choisissez d’être condamné à sa place » , lui a répondu, en vain, Jean-Baptiste Acchiardi, président de la 13e chambre correctionnelle. Ce dossier illustre l’ampleur des bénéfices, la difficulté des investigations, leurs réussites et, plus que tout, la lenteur de la justice. Les faits remontent à 2018-2019, ils sont jugés fin 2023. Une longue enquête, le temps d’arrêt du Covid-19 et l’empilement des dossiers dans un tribunal surchargé. Le temps de la justice face à celui de la grande criminalité.
La bataille est plus rugueuse encore lorsque apparaissent les têtes de réseau. Car le milieu des trafiquants de stupéfiants est une société de castes : le prolétariat se défend seul, parfois avec des avocats commis d’office ; à l’inverse, on reconnaît le sommet de la chaîne alimentaire criminelle à la réputation des avocats mobilisés.
Le « gang des garagistes »
Ces jours sombres de décembre, à Bobigny, le procès n’attire pas les lumières médiatiques, mais des stars du barreau sont présentes. Thierry Herzog, Clarisse Serre, Thomas Bidnic, Hugues Vigier se serrent sur les bancs et mènent la vie dure à la présidente, Béatrice Fay, multipliant les incidents et les actes de procédure pour obtenir des annulations. Les prévenus, eux, sont des quinquagénaires, garagistes, mécaniciens, chauffeurs, qui gravitent autour de trois établissements automobiles de Saint-Denis. Une vie les mains dans le cambouis, la tête dans les trafics, en tout cas selon la police.
Les nombreuses voitures des garages permettaient de stocker la drogue puis de la distribuer. Les policiers ont identifié trois convois suspects, des « go fast », en provenance d’Espagne. En fin d’enquête, ils ont mis la main sur un joli pactole, caché dans un Peugeot Expert et un utilitaire Mercedes : 470 kilogrammes de résine de cannabis. Sans compter une centaine d’autres kilogrammes saisis dans une procédure voisine – exactement les mêmes produits, les mêmes contacts. S’ajoutent 181 380 euros enveloppés sous cellophane et dissimulés dans les pneus d’une moto rangée chez un autre concessionnaire.
Le « gang des garagistes » avait atteint un niveau de professionnalisme élevé. Pratiquement aucun échange téléphonique sur les lignes personnelles. Des portables à usage unique le jour des convois. Des brouilleurs d’ondes et des brassards « police ». Là encore, un renseignement anonyme a fait la différence : la source indiquait qu’un dénommé Nasser D. alimentait les cités des Francs-Moisins, à Saint-Denis, et du Clos Saint-Lazare, à Stains. Pendant trois ans, les enquêteurs ont accumulé les indices, grâce en particulier à la sonorisation d’une voiture, avec l’espoir de relier le réseau à une figure de la criminalité française – un homme surnommé « le maire de Saint-Denis » – et de montrer qu’une partie de l’argent lui revenait.
La police et la justice n’ont pas retrouvé l’argent des bénéfices. Déjà investi au Maroc ou en Algérie ? Le chef du réseau, Samir A., a été arrêté le matin même du jugement à l’aéroport d’Orly, alors qu’il tentait de s’enfuir à l’étranger avec des faux papiers. Il a été condamné à neuf ans de prison et 600 000 euros d’amende. Quelques jours plus tôt, la présidente du tribunal avait interrogé un de ses lieutenants, Mohand B., gérant à 3 500 euros par mois d’une supérette G20 aux Francs-Moisins, père de trois enfants entre 6 et 10 ans, déjà condamné à dix reprises, notamment pour des faits de violence.
« Vos enfants, qu’est-ce que vous leur avez dit pendant votre détention provisoire ?, avait demandé la présidente.
– Que j’étais parti au bled.
– Et pour cette semaine de procès ?
– Que j’avais beaucoup de travail. »
Vendredi 22 décembre, un peu après 22 heures, dans le brouhaha d’une salle d’audience remplie de ses soutiens – tous des hommes –, Mohand B. a été condamné à six années de prison. La loi du silence jusque dans les familles.
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