Chiffres et barbarie, par OD et VP

Souvent dans la gauche radicale, militants et commentateurs ressassent la célèbre formule de Rosa Luxembourg « socialisme ou barbarie ». Souvent aussi, cette répétition tend à banaliser les faits. Quelques fois, l’usage de cette formule peut donner l’impression que le pire du présent ne serait en fait que l’annonce d’une barbarie prochaine, pire encore, qui elle rendrait vraiment incontournable l’alternative : ou un changement radical de société ou la chute dans l’abîme infernal de souffrances et de douleurs inouïes pour les êtres humains.

Pourtant, il importe de restituer une image complète de la réalité présente des souffrances découlant des crises et des guerres engendrées par la survie du mode de production capitaliste.

Depuis le 7 octobre, beaucoup de gens ne voient qu’une seule scène de massacre sur Terre avec le siège israélien de Gaza. Répétons-le pour qu’il n’y ait pas de faux procès : ce siège est une opération abominable, inadmissible car elle touche en premier des populations civiles prises au piège d’un champ de bataille dont on leur refuse les portes de sortie ; l’objectif d’une deuxième Nakhba transpire des déclarations et des actes de Netanyahou et ses complices du gouvernement israélien. Malheureusement, jamais avant le 7 octobre, les faits que nous allons égrainer ci après n’ont suscité autant de compassion.

Il importe que ceux qui se veulent à l’avant-garde du combat pour un autre monde cherchent à avoir un regard vraiment global de la marche du monde avec ses crises, ses guerres, ses catastrophes. L’ignorance de la réalité mondiale ne peut aider à agir sérieusement pour changer le monde. Dans certains cas, elle peut flirter avec la complicité envers certains bourreaux.

Quelques indicateurs du martyrologe mondial

Le nombre de victimes en Ukraine, depuis février 2022, est au moins de 120 000 pertes militaires pour la Russie, plus environ 200 000 “hors de combat” blessés, environ 65 000 côté ukrainien plus 170 000 blessés dont 50 000 amputés, les victimes civiles répertoriées et identifiées étant, parmi les Ukrainiens, d’environ 10 500, dont environ 3500 par tortures et viols en février-avril 2022 dans la région de K’yiv, et cela compte non tenu des disparus et assassinés dans les zones occupées, particulièrement à Marioupol où le minima semble être dans les 40 000, et sans doute plus. Le tout s’ajoute aux 15 000 morts de la période 2014-2022, se répartissant moitié-moitié entre « séparatistes » déjà largement composés de soldats russes, et ukrainiens avec une forte proportion de civils. La population ukrainienne des parties non occupées est aujourd’hui de l’ordre de 32 millions pour 41 millions en 2021. On n’a pas de chiffres pour les zones occupées.

La répression puis la guerre en Syrie de 2011 a maintenant fait près de 500 000 morts, dont environ 170 000 parmi les troupes « pro-régime » et leurs alliés, le reste parmi la population des zones insurgées, avec près de 70 000 “djihadistes” ou supposés, et près de 60 000 morts dans les prisons, systématiquement sous la torture. On ne compte pas les victimes de viols, généralement non déclarés, et les traumatismes parmi les 8 millions de déplacés et réfugiés. Parmi les victimes de Syrie, figurent les Palestiniens de Yarmouk, 150 000 avant fui la répression par les forces de Bachar el Assad : il n’y en a pratiquement plus aujourd’hui, la population ayant fui, le nombre de tués est difficile à évaluer mais 10 000 semble un minimum.

La guerre au Yémen aurait fait de 2015 à 2021 environ 150 000 victimes “directes” et 270 000 “indirectes” (faim et privations).

Le nombre de victimes de la guerre du Tigré, plus par massacres que par combats, sur les années 2020-2023, est au minimum de 385 000, 600 000 selon l’OUA, près de 1 million en comprenant les victimes de la famine correspondante. Les viols, massifs, ne sont pas chiffrés.

Il ne semble pas y avoir d’évaluation fiable de la guerre civile au Myanmar, qui a fait suite à la répression militaire d’environ 25 000 victimes en 2022. Les déplacés sont plusieurs centaines de milliers. Avant 2022, les assauts génocidaires contre les Rohingyas ont fait environ 100 000 morts depuis 2015 et provoqué la fuite de près d’un million de réfugiés.

Au Soudan, l’actuelle guerre entre les deux factions militaires a fait au minimum près de 15 000 morts depuis avril 2023. Mais ce chiffre est à l’évidence sous-évalué, car l’on sait que dans la seule ville de Deneima, capitale du Darfour occidental, le nombre de tués se situe entre 10 000 et 15 000. C’est clair : envers le Soudan comme envers le Myanmar, les comptes ne sont pas tenus.

Même chose au Sud-Soudan où le nombre de victimes des guerres entre 2013 et 2018 est évalué à 380 000, compte non tenu des victimes “indirectes”.

Le nombre de victimes de la répression au Xinjiang (Ouïghours et Kazakhs) serait de plusieurs dizaines de milliers si l’on s’en tient aux personnes assassinées.

L’occupation azerbaïdjanaise du Karabakh/Artsakh en 2023 aurait fait quelques centaines de morts et provoqué l’exode d’au moins 60 000 personnes, sans doute plus.

Le Hamas le 7 octobre 2023 a assassiné au moins 1100 personnes, presque entièrement des civils juifs-israéliens ou palestiniens, parfois d’autres nationalités (thaïlandais). L’armée israélienne a depuis, selon les évaluations communiquées par le ministère de la Santé Hamas mais communément acceptées par les observateurs et la presse (voir même jugées sous-évaluées au niveau des victimes militaires), tué près de 34 600 personnes, dont il est précisé qu’elles comportent environ 14 000 enfants. Il y a beaucoup plus de blessés et de traumatisés – tous les Gazaouis sont traumatisés et atteints, soit 2,3 millions de personnes. En outre, la répression coloniale a fait des centaines de morts en Cisjordanie.

Aucune des horreurs de cette liste de faits récents, sans doute incomplète, ne comporte de « génocide » au sens de destruction systématique de tout un groupe par élimination physique. La plupart comporte l’aspect “purification ethnique”. Les intentions génocidaires sont présentes de la part de la Russie en Ukraine, de certaines composantes du gouvernement et des colons israéliens, des forces antisémites, et envers les Rohingyas, ainsi que, sous la forme d’un programme violent d’acculturation forcée, envers les Ouïghours au Xinjiang tenu par la Chine. Bien sûr, notamment à Gaza, en Ukraine, au Myanmar, ces chiffres sont en train d’augmenter.

Certaines situations sont quasi couvertes par le silence mondial : en Irian-Jaya, la Nouvelle-Guinée indonésienne, 45 000 “Papous” ont fui la région de Nudga, poussés par l’armée qui a utilisé des bombes au phosphore.

Actuellement, les armées et leurs encadreurs “Afrika Korps” ex-Wagner massacrent des villages peuls entiers au Burkina Faso et au Mali.

La situation qui a incontestablement fait le plus de victimes est celle dont on a le moins parlé, même à Science-Po : c’est le Tigré.

Le 08-05-2024, OD & VP.

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