Conférences, opération semis, création de bergerie… Ce weekend, près de Castres, ils étaient des milliers rassemblés contre l’A69. La grande marche de samedi, interdite par la préfecture, a subi une forte répression policière.
Puylaurens (Tarn), reportage
« Médic, médic ! » Des cris s’élèvent en plein cœur des détonations. Aux quatre coins du champ, les grenades lacrymogènes et assourdissantes fendent le ciel par dizaines. Un corps abîmé est extrait de la mêlée sur une civière. Les paumes posées sur le visage, la victime semble souffrir d’une fracture ouverte au tibia. Il faut l’évacuer en urgence.
Le 8 juin, plus de 1 600 policiers et gendarmes mobiles ont protégé le chantier de l’autoroute A69, entre Castres et Toulouse. Dans les collines tarnaises, à quelques pas du village de Puylaurens, les affrontements avec les militants opposés à ce projet destructeur du climat et de la biodiversité ont duré des heures. Blindés Centaures, policiers en motocross, hélicoptères… La préfecture a sorti l’artillerie lourde contre les 6 000 manifestants (1 600 selon la préfecture) pour empêcher le déroulé de ce troisième grand rassemblement, baptisé « Roue libre ».
Quelques jours plus tôt, Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur, avait choisi d’interdire cette mobilisation nationale, pourtant prévue de longue date par Les Soulèvements de la Terre et une soixantaine de collectifs, dont la Confédération paysanne et Extinction Rebellion. Rappelant la stratégie employée lors de la manifestation antibassines de Sainte-Soline, en 2023, cette décision laissait déjà pressentir un usage massif de la force policière. La veille déjà, des gendarmes s’étaient rendus dans les zad créées en janvier et février, à Saïx.
« On est conscient que Darmanin, à travers ses déclarations, prépare la répression à venir, a dénoncé l’économiste Geneviève Azam, avant que ne s’élance la foule. Pour autant, il faut rester déterminé. La violence restera toujours du côté de ceux imposant ce projet inutile à la population. » Une prise de parole aussitôt soutenue par Christelle, militante du collectif La Voie est libre : « Même si le préfet l’interdit, on est légitimes à être là et à leur tenir tête. » « Comment peut-on museler à ce point l’opposition dans un pays démocratique ? », avait réagi quelques jours plus tôt un militant du même collectif.
Bilan, quelques heures plus tard, à l’issue de la « manif’action » : une vingtaine de victimes légères, et trois blessés graves transférés à l’hôpital, du côté des militants. Un gendarme et un policier auraient également été légèrement blessés, touchés par un cocktail Molotov et un tir de mortier, d’après la préfecture du Tarn.
Balade naturaliste, tables rondes et opération semis
Arrivés dès la veille pour certains, les militants se sont réunis sur un terrain privé, prêté par un agriculteur de la commune. Ce camp de base accueille les trois jours de mobilisation, jusqu’au dimanche 9 juin au soir. Au programme, sous les nombreux chapiteaux montés pour l’occasion : tables rondes, projection de docus, balade naturaliste, concerts… et même une opération semis et la création d’une bergerie. « La lutte contre l’A69 est avant tout une lutte paysanne, pour protéger les terres nourricières, a insisté la porte-parole de la Confédération paysanne, Laurence Marandola. Tous les syndicats devraient être là mais on est le seul, et c’est bien dommage. »
Aux alentours de 13 h 30, les militants ont formé quatre cortèges. Ceux-ci ont été pensés et différenciés par leur caractère : « endurant » en vert, « festif » en rose, « intrépide » en bleu et « calme » en jaune. Objectif : que chacun trouve sa place. « La question des affrontements violents est compliquée, a commenté Aline, du collectif La Voie est libre. Personnellement, je ne suis pas convaincue que ça soit la solution. »
À côté d’elle, Évelyne hochait la tête, et a ajouté : « Différents angles d’attaque sont possibles : celui des tribunaux, de la non-violence ou du “désarmement” frontal. Les médias décrivent souvent une mobilisation bon enfant, ayant viré à l’affrontement. C’est faux ! » Aux yeux des deux femmes, ce camp réunit une constellation de stratégies, différentes mais complémentaires. Les uns soutiennent les autres, sans pour autant participer à leurs actions.
En costume trois pièces, Pierre a décidé d’accompagner le convoi jaune, guidé par les tracteurs de la Confédération paysanne. Objectif : planter du blé et des tomates, avec les enfants, accompagnés par une fanfare. La légitimité de participer à une mobilisation interdite ? « Elle est absolue et ne s’arrêtera jamais, tranche-t-il. Depuis que l’urbaniste Karim Lahiani a inventé l’autre voie possible [une alternative à l’A69], une étincelle d’espoir nous porte. Peu importe que l’autoroute se fasse ou pas, cet autre chemin verra le jour. On ne l’abandonnera jamais. »
Parti en bon dernier, dans une autre direction, le cortège bleu a immédiatement subi les foudres des forces de police. Alors qu’il comptait rejoindre la départementale D926, une nuée de gaz lacrymogènes et de grenades GM2L s’est abattue sur les militants. Certains ont tenté de riposter avec des engins pyrotechniques, mais ont été repoussés dans un champ de blé. Chahuté par les palets de gaz, celui-ci a d’ailleurs commencé à prendre feu par endroit. Pris d’étourdissement ou touchés dans leur chair, des blessés ont été évacués vers l’arrière.
Au même moment, les militants du cortège vert filaient vers l’ouest. Leur mission ? Profiter de la diversion orchestrée par le cortège bleu pour aller occuper le chantier de l’A69. Traversant en courant les ruisseaux et les champs sous le pollen virevoltant, les visages dégoulinaient de sueur. Le souffle saccadé, une femme au k-way noir a chuchoté : « Il faudrait demander au pilote de l’hélicoptère de s’approcher un peu, j’ai besoin d’un ventilateur. » Tentant maladroitement d’éviter les coquelicots, une autre lui rétorqua : « Il faudrait surtout créer une option train-militant au collège… »
« Une grenade a explosé juste à côté de moi »
Petit à petit, les détonations ont pris de l’ampleur, et la queue du convoi a été ciblée par les forces de l’ordre. « Courez, criait un homme dans son mégaphone. Ils se font bombarder à l’arrière ! » Ouvrant le portail de son jardin, une habitante a alors indiqué un raccourci à un groupe de militants. Et a reçu, en retour, une flopée de remerciements et d’accolades chaleureuses. Au détour d’une prairie, deux grands chevaux dans un enclos observaient, l’air incrédule, ce drôle de défilé. Par moments, les silhouettes de quelques gendarmes en quad découpaient la ligne de crête voisine.
À 15 h 45, alors que les militants se sont arrêtés sur le toit d’une colline, surplombant le hameau Saint-Loup, les ultimes consignes ont été délivrées. La mission : dévaler le champ à grandes enjambées, traverser la nationale N126 et occuper le chantier de l’A69, déjà visible au loin. Au top départ, la marée humaine a déferlé en direction de la nationale N126… aussitôt devancée par des fourgons de CRS, débarquant à vive allure.
Ont alors commencé des échanges de grenades et cailloux. Les forces de l’ordre avec leurs blindés, les militants avec des lances pierres géants. Entouré de « médics », un militant au foulard à carreaux a chancelé : « J’ai voulu enterrer une grenade, mais elle a explosé juste à côté de moi. J’ai eu le souffle coupé net, le thorax comprimé et la sensation d’avoir des rasoirs dans la gorge. »
À côté de lui, d’autres soignants bandaient le biceps d’un homme, tout juste frappé par un LBD. « Essayez d’atteindre notre camion de secours, là-haut », lui a dit dans la cohue une femme de l’équipe médicale. Les yeux rougis par les gaz, une journaliste était agenouillée sur l’herbe, incapable de s’orienter. Quelques feux d’artifice ont fusé et éclaté à hauteur des forces de l’ordre. Une brèche a semblé s’ouvrir vers la cible, mais a été bien vite rebouchée.
Au bout d’une heure interminable d’affrontements, les forces de l’ordre ont doucement écarté les activistes des abords du chantier. L’heure pour chacun de quitter les lieux, en direction du camp, sur les airs de « Atosca casse-toi, l’autoroute, on n’en veut pas ! » et les « No macadam ».
À la tombée de la nuit, aucune interpellation n’avait été signalée. Dimanche, au petit matin, sous une légère brume, l’hélicoptère de la gendarmerie continuait de survoler le camp à faible altitude. Autour d’un café, les militants se promettaient tous de poursuivre la lutte, malgré la répression et le traumatisme de la veille.
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