A propos de Mélenchon/Ruffin : et si on sortait vraiment du présidentialisme ? Vincent Présumey.

Par aplutsoc2 le 14 septembre 2024

France contre France ?

Ces derniers jours, alors que le problème principal en France est bien entendu que pour accéder au gouvernement aujourd’hui, il est bon d’avoir été le plus grand perdant des élections, puisque c’est ce qui se passe avec le maintien de Macron nommant un Barnier premier ministre, une « polémique », comme on dit, parcourt médias et réseaux sociaux, « polémique » étrangère au problème démocratique sérieux et immédiat que nous avons tous. François Ruffin, selon les termes de Libération, aurait « décapé » dur – d’aucuns disent qu’il aurait « défouraillé », et on se demande s’il n’a pas un peu « dérapé ».

Les propos sont les suivants. Réagissant en direct, sur TF1, à une phrase de J.L. Mélenchon dans la manifestation parisienne du 7 septembre, disant « Il faut mobiliser la jeunesse et les quartiers populaires. Tout le reste, laissez tomber. Là, se trouve la masse des gens qui ont intérêt à une politique de gauche. », F. Ruffin déclare avoir eu, quand il était à LFI, honte de faire une « campagne au faciès » : « Quand je tombais sur un noir ou un arabe, je sortais la tête de Mélenchon, en bien gros sur les tracts. C’était le succès presque assuré. (…) Mais dès qu’on tombait sur un blanc, pas seulement dans les campagnes, même dans les quartiers, ça devenait un verrou. Du coup, je présentais un autre document, sans sa tronche ni son nom. »  F. Ruffin poursuit en expliquant qu’il refuse de diviser les secteurs populaires, qu’il ne faut pas rejeter l’éboueur d’Abbeville, l’aide-soignante, l’ouvrier de Goodyear, les vigiles de Securitas, au motif qu’ils ne seraient pas « racisés » : au contraire, il faut réunir tout le monde pour « faire France ». « Faire France », notons-le, est une expression chère, à ce jour, à J.L. Mélenchon.

Perçus médiatiquement comme une déclaration de guerre de Ruffin à Mélenchon, ces propos ont amplifié une campagne de haine « insoumise » sur les réseaux sociaux commencée bien avant. Ruffin est un raciste, un fasciste, un nazi, c’est Doriot, c’est l’agent de l’ennemi, le stipendié du patronat, l’ordure à éliminer : la violence verbale est effarante et nous ramène souvent aux mots de …1937. Mais dans la mesure où il y a production d’arguments, leur symétrie est pourtant frappante.

La réponse du Grand Inquisiteur.

Manuel Bompard a été préposé, sans surprise, à la réponse idéologique et même « théorique ». Avec onction, ce grand prêtre commence par confesser que « les mots lui manquent » car, pour répondre à Ruffin, il est obligé de s’abaisser, d’aller dans la fange avec abnégation. Il affirme ensuite que Ruffin est bien le seul à avoir fait une « campagne au faciès », rappelle –   et ça, c’est très vrai ! – qu’il y a des éboueurs, des aides-soignantes, des ouvriers … dans les « quartiers », fait mine de s’interroger sur « Ruffin-Zemmour : même combat ? » (il faudra pourtant bien, un jour, revenir sur les rapports Zemmour … Mélenchon !), et en arrive au point idéologico-théorique central. Et là, l’inconscient syntaxique laisse percer l’embarras de Manuel Bompard :

« Moins originale est la critique de la référence au concept de nouvelle France qu’a développé Jean-Luc Mélenchon ces dernières années. On y retrouve ici [sic] un mode de pensée réactionnaire, pas très éloigné malheureusement de celui des inventeurs du concept de grand remplacement. »

Frappante ambigüité syntaxique : grammaticalement, il est impossible de saisir par ces deux phrases si M. Bompard qualifie de réactionnaire le « concept » qu’aurait produit J.L. Mélenchon » – dont on doit rappeler ici qu’elle était au cœur du discours de Mélenchon juste après l’annonce de la dissolution par Macron –, ou bien sa « critique » par F. Ruffin. Evidemment, c’est celle-ci qu’il veut viser, en expliquant ensuite qu’il ne faut pas faire comme si la « nouvelle France » ne se construisait pas « avec celle d’avant mais à sa place ». De manière très contournée, M. Bompard vient d’amender ce qui ressort crument des divers propos de J.L. Mélenchon, qui, explicitement, avait fait de « la nouvelle France, la France des villes », ce peuple nouveau appelé à remplacer l’ancien peuple vermoulu, raciste et dépassé.

Il est impossible à M. Bompard d’aller plus loin dans l’explicitation de sa critique idéologico-théorique des affirmations de F. Ruffin, car celle-ci risque à chaque virgule d’atteindre par ricochet le Saint du Saint, ce qui serait ennuyeux pour son grand-prêtre.

Des reproches symétriques.

Le Saint du Saint suprême ne déclarait-il pas encore tout récemment, faisant là encore quelques vaguelettes, aux « Am’fi d’été », que comparativement aux intellectuels antillais (avec quelques confusions entre Martiniquais et Guadeloupéens, mais passons), ce n’est pas « en Lozère » qu’on risque de trouver une « élite intellectuelle » ! Lourde ignorance, certes (y compris de ce qu’ont apporté à Franz Fanon, cité par Mélenchon, ses séjours de psychiatre à Saint-Alban-sur-Limagnole, en Lozère …), mais surtout utilisation d’une catégorie idéologique problématique, celle de « l’élite », dans laquelle le cercle des divinités insoumises semble bien penser appartenir. …

Bref : on ne compte plus les professions de foi méprisantes envers le peuple des ploucs et des, anciennement, « fâchés pas fachos » tenus désormais pour fachos, et littéralement voués au RN par LFI, qui a par exemple perdu un territoire comme la Creuse à son profit le 7 juillet dernier …

Quand Ruffin réagit à cette forclusion de vastes secteurs prolétariens, car c’est de cela qu’il s’agit, il met le doigt sur un vrai problème et, s’il est impossible de vérifier la véracité de ses propos mal pesés sur une « campagne au faciès », il ne fait pas de doute qu’il n’a dû, le 7 juillet dernier, sa réélection contre le RN qu’au fait de s’être bruyamment démarqué de Mélenchon, récupérant ainsi des voix, non de racistes, mais de la base sociale et électorale issue du mouvement ouvrier qui ne veut pas de la division. Il n’est d’ailleurs pas le seul député LFI sortant à avoir planqué les photos du Chef, mais d’autres l’ont fait plus discrètement et, pour l’heure, ils essaient de marcher droit de peur du Chef, de son grand-prêtre, et de ses prétoriens du POI.

Les reproches sont symétriques : Ruffin dit refuser l’opposition des « deux France » et vouloir les rassembler, et, dans sa réponse, qui le voue à la dérive fasciste, Bompard affirme que c’est bien le rassemblement dans une « action de classe » que voudrait faire LFI. Mais, ajoute-t-il, on peut aussi « construire des rapports de classe par la mobilisation des affects » : à cette vague dose de « marxisme » est ajouté l’ « affect », et particulièrement l’affect « antiraciste » que Ruffin est accusé de vouloir ignorer en renvoyant dos-à-dos le crime de Crépol et un meurtre raciste. En termes contournés, Bompard légitime les insultes des insoumis-de-réseaux-sociaux, qui n’ont pas attendu la dernière sortie de Ruffin pour le traiter de sale raciste. Ruffin manie pourtant, lui aussi, les affects – y compris antiracistes comme lors des interventions des animateurs du club de foot d’Amiens-Sud à Flixecourt. Mais l’un et l’autre, Bompard et Ruffin, parlent depuis une même matrice idéologique, dont Mélenchon n’est pas l’inventeur : le « faire France », la « construction du peuple », le populisme à la Mouffe-Laclau.

La « nouvelle France » de Mélenchon et le « faire France » repris avec plus d’insistance par F. Ruffin ont cette racine commune. C’est pourquoi la querelle entre le Bonaparte en chef de LFI et la seule personnalité charismatique autre que lui que LFI portait dans ses flancs, est, dans une certaine mesure, une affaire de famille, ce qui n’est toutefois pas, je m’empresse de le préciser, une raison pour les renvoyer dos-à-dos en ce qui concerne les évènements de ces derniers mois : Ruffin en lançant l’appel au Front populaire le soir du 9 juin dernier, a participé de la réalisation de l’unité contre Macron et le RN, qui s’est imposée à Mélenchon et à son premier cercle, dont elle  n’était en aucun cas l’intention initiale.

Il est important de rester rationnel, dans toute critique. Ruffin n’est pas raciste et LFI n’est pas définie par le « communautarisme », et à cet égard évitons de reprendre les accusations que peuvent se lancer les uns et les autres. De l’avis des camarades d’Aplutsoc qui étaient à Flixecourt, et ils étaient plusieurs, s’il y a eu un thème non explicitement présent, donc manquant, c’était plutôt le féminisme. Concernant LFI, j’écrivais fin août : « Je ne pense pas que LFI soit la représentation politique ni non plus l’expression clientélaire des musulmans de France, ce qui est une vision souvent teintée de racisme. » Je confirme – et ce n’est pas parce qu’un Delogu ne sait pas qui était Pétain (on leur apprend quoi, à l’Institut La Boétie ?!) que je vais changer d’avis.

Vieux spectre : Doriot.

Dans cette querelle, il y a des spectres. Le spectre de Doriot : on est très friand à LFI – je crois que c’est Chikirou qui a cultivé cette mode, et le POI qui la propage – de la dénonciation de toute dissidence comme porteuse d’une dérive façon Doriot – rappelons, car je ne suis pas certain qu’on l’apprenne bien à l’institut La Boétie, que Jacques Doriot était un jeune ouvrier révolutionnaire au début des années 1920, totalement formaté comme petit chef autoritaire dans l’appareil stalinien, maire de Saint-Denis, combatif, qui a devancé le tournant vers l’unité PC/SFIO en 1934 et a alors été viré, et qui, après quelques hésitations, a fait le choix du fascisme et du nazisme, centré sur l’antisémitisme, car il ne voulait plus être autre chose qu’un petit chef, voire un grand chef.

A la racine du doriotisme comme fascisme, la pratique du « cheffisme » dans l’appareil stalinien :  non, décidemment, pas sûr qu’on puisse bien expliquer ce genre de choses à l’Institut La Boétie … car ce spectre, ma foi, hante LFI … (1)

Spectre bien présent : Wagenknecht.

Mais nous avons une version plus proche du même spectre, dont il me faut ici dire un mot avant de conclure, car elle est plus importante puisque plus immédiate. Et si, en 2024, Doriot s’appelait Sarah Wagenknecht ? Robert Duguet rappelle opportunément dans un récent article que la transition de J.L. Mélenchon allant de la construction du Front de Gauche et du PG, vers le national-populisme LFI, en 2014-2016, a été corrélée à l’affirmation de son courant propre, dans Die Lincke en Allemagne, par Sarah Wagenknecht, avec les mêmes références « populistes ».

Dans Die Lincke, Wagenknecht s’est heurté aux syndicalistes et aux militants issus de la social-démocratie, tout en ayant pour sa part de profondes racines dans l’appareil stalinien de l’ex-RDA. Les développements de la crise européenne – crise dite des migrants en 2015 puis guerre de Poutine en Ukraine – lui ont permis de se situer à l’avant-garde des courants poutiniens sur l’ensemble du continent. Son courant s’est longtemps dénommé Aufstehen, dont une traduction française pourrait être Debout …

Ni Bompard ni Mélenchon ni Chikirou ni le POI n’ont traité Ruffin d’adepte de Sarah Wagenknecht, malgré cette similitude de nom. Pourtant, si l’on veut faire passer Ruffin pour un raciste, un tel amalgame pourrait les tenter : Wagenknecht, qui a percé aux élections européennes puis surtout aux élections des Länder de Saxe (12%) et de Thuringe (16%), a pour cheval de bataille, avec « la paix » par le désarmement de l’Ukraine, l’arrêt de l’immigration, et elle est amplement, et à juste titre, dénoncée à gauche comme fourrier du racisme et de la confusion.

Or, le BSW (« Ligue Sarah Wagenknecht ») bénéficie d’une présentation « compréhensive » en France dans deux journaux bien précis, dont la lecture, ou les références par infusion de digests et de résumés en provenant, se combinent précisément dans LFI : le Monde Diplomatique et Informations Ouvrières.

Dans le « Diplo » de septembre, un grand article cosigné par un journaliste allemand, Peter Wahl, et par le responsable du journal Pierre Rimbert (amateur connu de « nazis ukrainiens »), présente BSW comme une expérience pleine d’espoir pour la gauche, car susceptible de reformer une « nouvelle alliance » avec les classes populaires dites périphériques, sur la base de revendications sociales, du frein à l’immigration, d’une orientation internationale prorusse, et de rejet du « wokisme » et de ce qu’en France on appelle les « bobos ». Cette mixture, en France, a d’ailleurs été résumée d’assez longue date par le fasciste Soral en un slogan : « Gauche du travail, droite des valeurs ». La « gauche conservatrice » de Wagenknecht serait l’autre possibilité d’une gauche populiste sans drapeaux rouges, la première version étant celle de LFI en France qui, elle, miserait sur les seules populations urbaines, branchées ou immigrées.

On ne peut qu’être frappé de la similitude de cette approche du Diplo avec les discussions suscitées, notamment par F. Ruffin, sur la stratégie électorale de LFI. Cet article crypté est destiné à prendre date sans se mouiller : le Diplo entend ménager son avenir et donc sa clientèle !

Rimbert et Wahl déploient un effort particulièrement important pour présenter sous un heureux jour les appels de BSW à stopper l’immigration, tant syrienne qu’ukrainienne. Ils taisent ou ont de la sympathie pour le soutien de Wagenknecht aux Etats sanguinaires qui ont fait fuir ces migrants : ceux de Bachar el Assad et de Poutine. Et ils présentent l’anti-immigrationnisme de BSW comme n’étant pas raciste, car combiné au refus des « guerres de l’OTAN » supposées nourrir les migrations – comme si c’était l’OTAN qui avait massacré Syriens et Ukrainiens ! Le mensonge, impérialiste (l’impérialisme multipolaire de Poutine et Trump), est ici à son comble. En conclusion les auteurs nourrissent l’espoir que BSW apporte un « coup d’arrêt à la droite radicale ». En la remplaçant ?

Dans Informations Ouvrières du 6 septembre, rien n’est dit des mots d’ordre anti-migrants de BSW, qui s’apparentent aux premières campagnes du FN en France mettant en relation chômage et immigration. Un responsable du groupe allemand lié au POI et une élue berlinoise du BSW présentent clairement la percée de ce parti comme un espoir nouveau, notamment pour la défense des services publics et des systèmes de santé, et la question des migrants est là aussi assimilée aux « guerre de l’OTAN » : voilà bien le fil conducteur tant du Diplo que d’IO, c’est-à-dire  la défense de l’ordre impérialiste en tant qu’ordre multipolaire, donc la « paix » avec Poutine par le massacre des Ukrainiens et des Syriens, et le renvoi chez eux des réfugiés fuyant Assad ou Poutine.

IO, organe du POI, constitue le pont direct entre la direction de LFI et J.L. Mélenchon lui-même, et BSW, qui se connaissent bien. Loin d’attaquer Ruffin comme apparenté à Wagenknecht, ils préservent leur lien avec elle. Même si les conseils en ce sens, comme le montre le Diplo, ne manquent pas, Ruffin n’est pas engagé dans une campagne contre l’immigration telle que la mène massivement BSW. C’est LFI, singulièrement à travers le POI, qui reste relié à Wagenknecht. Le populisme « de gauche » et le lien avec l’ordre multipolaire-poutinien intégrant la « France non alignée » les réunissent toujours. C’est là une donnée que tous ceux qui pensent que LFI est la représentation politique des descendant d’immigrés feraient bien de méditer …

Conclusion : la question de fond immédiate.

Qu’est-ce qui fait, sans les renvoyer dos-à-dos, de la querelle Mélenchon/Ruffin un poison porteur de division ? C’est sa vraie raison : le présidentialisme, la focalisation sur les élections présidentielles, qui sont le cœur de la V° République et ont pour fonction d’en assurer périodiquement le redressement, chose particulièrement nécessaire pour elle au point où en est arrivé Macron.

C’est pour cela que la querelle est fielleuse, bien plus qu’en raison des egos qui n’en sont que la manifestation : Mélenchon vise les présidentielles, en 2027 ou avant, dans le cadre de son orientation bonapartiste et autoritaire qui s’oppose à l’indépendance des mouvements sociaux, fait le jeu du régime et se détourne de toute issue émancipatrice. Ruffin est « profilé » comme un autre candidat possible.

Mais ce n’est absolument pas de cela dont le NFP, et très au-delà les plus larges masses de Bobigny comme de Saint-Alban-sur-Limagnole, ont besoin (sans oublier Saint-Laurent-du-Maroni : mais ici, « faire France » n’est peut-être pas du tout l’issue démocratique !).

Leur problème présent est le maintien de Macron et la nomination de Barnier, l’unité contre eux, et la réalisation de l’affrontement avec eux. De plus, voir dans les présidentielles l’issue obligée est très dangereux. Le danger s’appelant Marine Le Pen.

C’est au fond la focalisation présidentielle qui explique que F. Ruffin ne soit pas partie prenante d’un mouvement naissant sur la base d’une équipe d’élus tel que « l’Après », malgré les passerelles et les points communs. Justement, l’Après, et tous les secteurs militants attachés au NFP en tant que tel, et plus largement les millions et les millions qui veulent gagner pour les salaires, les retraites, les services publics et l’avenir de nos enfants, ont besoin de discussion sur une issue qui ne soit pas une élection présidentielle et n’implique donc pas la division sur le choix du candidat.

Cette issue n’est pas du tout une vue de l’esprit. C’est elle qui affleurait à partir des Gilets jaunes et du mouvement pour les retraites, c’est celle qui soulève la crise de régime : c’est la reconstruction par en bas d’une démocratie effective sans président ni préfets ni proconsuls d’aucune sorte, c’est la révolution démocratique citoyenne et constituante. La rupture politique, complément nécessaire de la réalisation du NFP, ne serait-elle pas, maintenant, de parler directement de cela ?

VP, le 14/09/24.

(1) Le dir’cab’ nouvellement nommé de Marine Le Pen, Ambroise de Rancourt, 37 ans, a « commencé en politique » en militant à LFI en 2017 et se réclame, comme d’autres tels qu’Andréa Kotarac, d’une continuité « populiste » ininterrompue depuis.

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