Depuis sa mise en examen dans l’affaire de la campagne 2017 de Jean-Luc Mélenchon, la députée Sophia Chikirou multiplie les protestations contre un « acharnement judiciaire » dans un dossier qui serait vide. Mediapart publie les éléments ayant justifié sa mise en examen.
Depuis sa mise en examen le 24 septembre pour escroquerie aggravée, abus de biens sociaux et recel d’abus de confiance dans l’affaire du financement de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon, la députée Sophia Chikirou (La France insoumise, LFI), figure centrale du camp mélenchoniste, opte pour une communication publique qui se situe à l’exact opposé de son attitude judiciaire.
Alors que la parlementaire a refusé de répondre aux questions des juges d’instruction, elle se répand depuis deux jours, en dehors du tribunal, sur les réseaux sociaux et sur son site internet pour dénoncer « une opération politico-judiciaire sans fin » et un « acharnement médiatique », mettant en cause de nombreux médias (Mediapart, Le Monde, Libération, l’émission « Complément d’enquête »…) pour leur traitement supposément mensonger de l’affaire.
Sa ligne de défense consiste à affirmer que le dossier est vide et que, paradoxalement, ses trois mises en examen démontrent qu’elle n’aurait rien à se reprocher. Mediapart a décidé de prendre au mot la députée insoumise pour décrypter factuellement ses éléments de langage, qui paraissent très éloignés de la réalité judiciaire de son dossier.
Pas de surfacturation ni d’enrichissement personnel ?
Dans nombre de ses tweets, la députée insoumise assure qu’elle n’a pas été mise en examen pour enrichissement personnel ou pour surfacturation. Difficile de lui donner tort : ni l’enrichissement personnel ni la surfacturation ne constituent des délits en tant que tels. En revanche, l’escroquerie aggravée, l’un des trois motifs de sa mise en examen (qui se fonde en droit sur un faisceau d’indices graves ou concordants), oui.
Lors d’une élection présidentielle, l’État rembourse aux candidat·es des dépenses de campagne. Or les juges d’instruction estiment que l’État a été « trompé » dans le cadre de la campagne de Jean-Luc Mélenchon, qui a demandé le remboursement de prestations suspectes (fictives ou surévaluées) de la part de Sophia Chikirou. En droit, de tels faits peuvent être qualifiés de « manœuvres frauduleuses ».
Plus précisément, Sophia Chikirou, via sa société Mediascop, a touché plus de 1,1 million d’euros de budget de communication de la campagne. Mais premier problème, selon les juges : en tant que directrice de la communication de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon, Sophia Chikirou était « la donneuse d’ordre » en matière de prestations de communication qu’elle faisait exécuter, sans bon de commande, par sa propre société.
La trésorière de la campagne de Mélenchon, Marie-Pierre Oprandi (également mise en examen), avait tenté de nier cette double casquette extrêmement embarrassante. Elle a assuré aux enquêteurs que Sophia Chikirou n’était qu’une « prestataire » mais pas la donneuse d’ordre, ni même une « militante ». Alors qu’elle dirigeait pourtant officiellement la communication du candidat insoumis.
À cela, il faut ajouter que, d’après l’enquête judiciaire, la société Mediascop facturait en dehors de tout cadre contractuel : ni propositions commerciales, ni devis, ni bons de commande. Elle ne présentait pas non plus de barème tarifaire préétabli. Sophia Chikirou imposait donc elle-même les prix de ses prestations de conseil et de communication.
Les investigations constatent par ailleurs que la société Mediascop a dégagé un niveau de rentabilité (en termes de valeur ajoutée, d’excédent brut d’exploitation et de résultat net) « très supérieur » à celui pratiqué par les professionnels ayant une activité similaire et intervenant dans le secteur de la communication politique. Un niveau de prix difficilement justifiable au regard des expériences antérieures de Sophia Chikirou ainsi que des tarifs que la société pratiquait habituellement, selon les enquêteurs.
Cette rentabilité, qui a été pointée par un rapport d’expertise commandé par les juges et révélé en 2022 par Mediapart, a ainsi permis à Sophia Chikirou de se verser à titre personnel, pour des prestations s’étalant de septembre 2016 à juin 2017, plus de 135 000 euros de salaires et dividendes avant impôts, dont elle a décidé seule du montant en tant que présidente et unique actionnaire de Mediascop. Une situation en net décalage avec le bénévolat de beaucoup d’acteurs et actrices de la campagne de Jean-Luc Mélenchon, la précarité de plusieurs autres prestataires (rémunérés sous le statut d’autoentrepreneurs) ou des propres employés de Mediascop, payés pour beaucoup au Smic.
La communicante conteste vigoureusement la conclusion de ces experts, qu’elle n’avait pas souhaité rencontrer pendant leurs travaux, et a indiqué avoir sollicité un contre-rapport permettant d’évaluer ses marges et de conclure que ses prestations avaient été normalement rémunérées.
Dans une note transmise par son avocat, Me Dominique Tricaud, aux juges (document que Sophia Chikirou a également publié sur son site internet), elle affirme qu’elle « n’était pas une décisionnaire bénévole de l’équipe du candidat Jean-Luc Mélenchon mais bien une prestataire intégrée à sa campagne », et que les « modalités d’intervention » de Mediascop avaient été « discutées » en amont de la campagne.
« Je vous dis tout. » Vraiment ?
Sur Twitter, Sophia Chikirou l’a juré concernant son dossier judiciaire : « Je vous dis tout. » Mais parmi les motifs de mise en examen qui la visent aujourd’hui, il y en a un dont elle ne parle jamais dans sa communication : le recel d’abus de confiance. Selon le Code pénal, l’abus de confiance est « le fait par une personne de détourner, au préjudice d’autrui, des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui lui ont été remis et qu’elle a acceptés à charge de les rendre, de les représenter ou d’en faire un usage déterminé ».
Dans le cas de la députée insoumise, celui-ci ne concerne pas la campagne présidentielle de 2017, mais des prestations de Mediascop pour l’eurodéputé Jean-Luc Mélenchon, qui devaient être prises en charge par le Parlement européen.
L’argent tardant à arriver, Sophia Chikirou est suspectée d’avoir bénéficié à l’été 2016 d’une « avance » de près de 10 000 euros versés depuis les comptes d’une association politique baptisée Polag, ayant pour objet de « promouvoir et diffuser les idées de la République sociale et de la révolution ». Or la prestation de Sophia Chikirou n’avait aucun lien avec les activités de cette association.
Un ancien assistant parlementaire de Jean-Luc Mélenchon, Laurent M., a reconnu les faits en audition. Il a parlé d’une « erreur », admettant que les fonds versés avaient été ponctionnés dans la trésorerie d’une association sans lien avec le travail de Sophia Chikirou. Pis : l’« avance » n’a jamais été remboursée. Dans sa note aux juges, Me Dominique Tricaud justifie cette absence de remboursement par le fait que l’association aurait « clôturé » son compte bancaire, sans plus de détails. « En conséquence », écrit l’avocat, Mediascop aurait déposé l’argent sur un compte dédié, sans préciser là non plus selon quelles modalités ni à quelle date.
Plus embarrassant, les enquêteurs ont récupéré un mail du même assistant parlementaire, adressé à un collègue, qui pointe le rôle direct de Jean-Luc Mélenchon dans cette opération : « JLM et Sophia me relancent tous les jours sur leur histoire de presta’. JLM m’a demandé hier soir de faire une avance remboursable à Mediascop du montant de la facture, le temps qu’elle soit payée par le Parlement. Donc au moins, cela peut détendre la situation pour l’été si le Parlement n’a rien débloqué avant. Mais plus vite ce sera débloqué, mieux ce sera. Car là, cela va me faire un trou énorme de trésorerie sur Polag et ça va devenir compliqué de payer les factures de livres de JLM. Mais après tout, c’est son problème… »
Relancé par les juges, Laurent M. a enfoncé le clou en audition. « Jean-Luc Mélenchon m’a demandé de pallier ce problème à court terme. J’ai donc versé la somme à partir du compte de l’association, dont je conviens que ça n’était pas l’objet », a-t-il insisté, reconnaissant que « c’est une avance qu’[il] n’aurait certainement pas dû faire ».
Un cafetière-gate ?
Sophia Chikirou a été en revanche beaucoup plus prolixe sur l’abus de biens sociaux qui lui est également reproché. « 1 machine à café et 1 micro-ondes… Une affaire sérieuse ! », a-t-elle raillé à de multiples reprises sur Twitter.
Elle a raison : les juges la poursuivent en effet pour avoir fait supporter à sa société l’achat d’une télévision, d’un micro-ondes et d’une machine à café qui ont été retrouvés à son domicile personnel et destinés, d’après sa mise en examen, à son usage personnel. Ce que la députée dément formellement, expliquant qu’il s’agissait de matériel qu’elle avait entreposé chez elle le temps que sa société s’installe dans ses locaux.
Habilement, Sophia Chikirou oriente sa riposte sur ce volet de l’enquête, qui ne pèse pas bien lourd au regard du reste.
Une remise en cause de la séparation des pouvoirs ?
Sophia Chikirou veut pour preuve de l’acharnement judiciaire dont elle serait l’objet une scène qu’elle a racontée sur les réseaux sociaux au sortir de sa mise en examen : « Ce matin, sachez que l’audition s’est déroulée en présence du “surveillant général”, envoyé spécial du parquet : le vice-procureur qui semblait ainsi contrôler les deux juges d’instruction. Séparation des pouvoirs ? »
Il y a beaucoup de sous-textes dans cette affirmation, totalement farfelue d’un point de vue juridique, mais efficace politiquement pour celles et ceux qui ne maîtriseraient pas la pratique judiciaire.
Dans un dossier pénal, le parquet, qui est composé de procureur·es, représente les intérêts de la société. Étant soumis hiérarchiquement au pouvoir exécutif, il est fréquent que, dans les affaires les plus sensibles, il soit perçu par des mis·es en cause comme le bras armé du gouvernement. En parlant ainsi d’un vice-procureur parisien comme d’un « surveillant général » qui semblait « contrôler les juges d’instruction », Sophia Chikirou veut entretenir l’idée d’un dossier piloté en sous-main par le pouvoir politique.
Seulement voilà, rien n’est plus faux. Contrairement aux procureur·es, les juges d’instruction sont statutairement indépendant·es et aucun·e représentant·e du parquet n’a la possibilité de les contrôler, d’aucune manière. En revanche, il est courant qu’un·e procureur·e vienne assister à une audition. Le Code de procédure pénale l’autorise même à poser des questions. Ce à quoi Sophia Chikirou a assisté est par conséquent tout ce qu’il y a de plus banal dans la vie judiciaire.
Et la séparation des pouvoirs n’a par définition rien à voir avec cela, les procureurs et les juges étant les acteurs institutionnels d’un même pouvoir, le pouvoir judiciaire.
Un juge politique ?
C’est la bête noire de Sophia Chikirou depuis des années. Il s’appelle Dominique Blanc et a été pendant longtemps chargé de l’instruction sur la campagne de Mélenchon, celui qui a prononcé les mises en examen de la trésorière Marie-Pierre Oprandi, du député Bastien Lachaud et de l’association L’Ère du peuple. Dominique Blanc travaillait en co-saisine avec une collègue du pôle d’instruction de Paris, Virginie Tilmont.
Mais la magistrate est effacée de l’histoire par Sophia Chikirou, qui réserve ses flèches à ce magistrat « tendance PS, soutien de Hollande, proche d’Alain Rousset [président de la région Nouvelle-Aquitaine, où Dominique Blanc a travaillé un temps comme juriste – ndlr] ».
La députée insoumise est très virulente à son égard : « Je m’interroge sur la façon dont ce dossier a été géré […]. J’ai l’impression d’avoir été utilisée, au mépris de mes droits, par toute sorte de personnes sans scrupules. Le cas de Dominique Blanc, très engagé aux côtés du Parti socialiste et de la droite du PS, est emblématique. Et je considère qu’il n’aurait jamais dû être en charge de ce dossier. »
À travers cet argumentaire, Sophia Chikirou veut se poser en victime d’un complot politico-judiciaire, associant son cas à celui de prisonniers politiques à travers le monde. Elle a même réalisé un film autour de cette thèse, que La France insoumise a incité à visionner, sitôt la mise en examen prononcée.
Mais une fois de plus, ce qu’avance la députée de Paris ne résiste pas à l’examen des faits. Et pour une raison simple : Dominique Blanc n’est plus chargé de l’affaire depuis septembre 2022, et ce n’est donc pas lui qui a mis en examen Sophia Chikirou, mais deux magistrates.
Les attaques répétées de Sophia Chikirou contre Dominique Blanc ont par ailleurs ceci d’étonnant que plusieurs cadres de La France insoumise avaient applaudi une précédente décision prise par le même magistrat dans le dossier. Le coordinateur de LFI Manuel Bompard en personne s’était félicité, en juillet 2021, du choix (temporaire) du juge de ne mettre en examen que très partiellement des membres de la campagne. « C’est une première victoire importante dans cette affaire », s’exclamait alors le député de Marseille, sans évoquer de complot politique.
Un journaliste de « Libé » condamné ?
Dans sa charge à la sulfateuse contre des médias qui ont enquêté sur ses pratiques, Sophia Chikirou s’en est pris à un journaliste de Libération, Jérôme Lefilliâtre (aujourd’hui au Monde), qui aurait été reconnu coupable de « diffamation de “bonne foi” » par un tribunal. « Déontologiquement, on peut se demander s’il est normal qu’il continue d’écrire sur la députée… », peut-on lire sur le site de Sophia Chikirou.
Poursuivis pour un article publié en 2018, Libération et son journaliste ont, au contraire, été relaxés le 14 mai 2021 par le tribunal correctionnel de Paris, qui a donc donné tort à la parlementaire mélenchoniste.
Contrairement à ce que semble sous-entendre Sophia Chikirou, un journaliste a le droit de révéler des faits dérangeants pour quelqu’un, à condition qu’il ait les éléments pour ce faire. Les critères répertoriés sont l’intérêt général d’un article, le sérieux de l’enquête, l’absence d’animosité personnelle (à l’égard de la personne visée) et la prudence dans les propos.
Pour information, Sophia Chikirou n’a jamais poursuivi Mediapart.
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