De la stratégie des fronts de gauche allemand et français vers le national-populisme :
Die Linke (Les Gauches) étaient issus de la fusion directement entre les cadres de l’appareil d’État stalinien de la RDA (République Démocratique Allemande), à savoir le Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED puis PDS) et l’Alternative électorale travail et justice sociale (WASG), créée en 2005 par des syndicalistes et des militants de la gauche du SPD, opposés à la politique néo-libérale de Gerald Schröder. Sarha Wagenknecht est issue de l’ancien parti stalinien et n’a jamais eu bonne presse au sein d’un courant exprimant à l’origine une résistance au néo-libéralisme dans le mouvement ouvrier socialiste allemand. En quelque sorte elle a été imposée par l’autorité de son mari, Oskar Lafontaine, qui était le leader fondateur de Die Linke.
C’est en septembre 2007 que l’Association PRS (Pour la République Sociale) apparaît à la Fête de l’Humanité en France. Fondée en mai 2004 par Jean Luc Mélenchon et un certain nombre de militants issus de la crise de la Gauche Socialiste, elle se réclame des valeurs républicaines et sociales, de la laïcité (contributions d’Alexis Corbière en particulier), veut regrouper dans un Front de Gauche tous les courants opposés aux dérives social-libérales du PS. C’est à ce moment-là que se nouent à Berlin des relations internationales entre la direction de PRS, Jean Luc Mélenchon-François Delapierre, et les fondateurs des Linke allemands, Oskar Lafontaine et Sahra Wagenknecht. C’est aussi en octobre 2008 que se constitue à Moscou le premier congrès constituant du Front de gauche russe, à l’initiative de Sergueï Oudaltsov, opposant à Vladimir Poutine.
A l’issue du meeting qui consacre la sortie des mélenchoniens du PS et la naissance du PG (Parti de Gauche), Oskar Lafontaine et une délégation de jeunes quadras de Die Linke y prennent la parole. L’heure est à la stratégie Front de Gauche chez nous et outre Rhin. Les deux organisations sont sur la même ligne stratégique, construire un front politique qui résiste aux dérives « social-libérales » de la social-démocratie. C’est le Front de Gauche en France qui ouvre une situation nouvelle à gauche en réalisant 12% dans la présidentielle de 2012. Mélenchon à la tribune de la première manifestation de masse de la campagne présidentielle de 2012 se réclame de l’article 35 de la déclaration des droits de l’Homme de la Convention de 1793 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » Nous sommes le 18 mars, jour anniversaire du début de la Commune de 1871 et le drapeau est rouge.
2017, c’est la campagne « national-populiste » de Mélenchon et la ligne sectaire tous azimuts contre le PCF, les écologistes et Hamon. Il a abandonné la ligne du rassemblement à gauche et au passage dès les premiers mois d’existence du PG, il a détruit son propre parti dès 2010. Il ne veut pas d’un parti.
Outre Rhin, Wagenknecht, appuyée sur les cadres de l’ancien parti stalinien, a la réputation usurpée d’être l’aile gauche des Linke : mais les résultats électoraux prometteurs du parti au début ne se confirment plus. Le parti régresse et évolue vers des accords avec le SPD. Elle fait campagne contre un accord Verts-Die Linke-SPD, qui aboutira à privatiser certains services publics dans le Land de Berlin. Elle constitue alors le mouvement Aufstehen (Se lever ou Levons-nous !.. ou Debout …) Elle a souvent apporté son soutien, comme Mélenchon, aux populismes latino-américains, notamment le régime d’Hugo Chavez.
La révision idéologique
C’est là qu’on retrouve la référence aux idéologues du « populisme de gauche », Chantal Mouffe et son mari Ernesto Laclau, qui furent proches du péronisme. Dans la démarche des fondateurs, voilà le retour d’un vieil ennemi historique de la démocratie qui s’appelle Carl Schmidt : c’est un constitutionaliste allemand qui inspirera la conception de l’État des nationaux-socialistes ; c’est la référence d’ailleurs centrale de Chantal Mouffe. Lorsque la social-démocratie est confrontée à la grande crise économique de 1929, une fraction de son appareil veut renforcer l’exécutif au détriment de la démocratie parlementaire. Ce courant se rapproche à la fin de la République de Weimar de Carl Schmidt qui était d’accord avec la nécessité d’infléchir la prédominance de l’exécutif. Le SPD a connu alors ses « néo-socialistes ».(1) On voit des relations troublantes entre des dirigeants sociaux-démocrates et ce juriste, militant de la droite catholique. Avec l’avènement de Hitler, il s’emploiera à justifier les pires aspects de la législation nazie. Dans la conception libérale démocratique, l’État de droit est défini par la loi, qui émane expressément des représentants élus. Pour Schmidt, le droit n’a rien à voir avec la démocratie libérale ; il traduit une volonté politique qu’elle soit celle d’un souverain, d’un monarque, d’un gouvernement disposant de pouvoirs spéciaux. Le droit justifie un état d’exception ou la suspension des pouvoirs d’un parlement. Conception du « droit » parfaitement conciliable avec le fascisme, que Schmidt soutiendra de 1933 à 1936. Ses convictions catholiques le conduiront à rompre avec le National-Socialisme, pourtant sa conception de l’État va bel et bien inspirer les fascistes.
Un militant trotskyste allemand, Manuel Kellner (2), écrivait alors en 2018 :
« Certaines positions développées par Wagenknecht et Lafontaine se situent à la droite non seulement de l’aile anticapitaliste du parti, mais aussi de son programme officiel. L’ennemi désigné n’est plus le capitalisme tout court, mais le capitalisme néolibéral débridé. Les « frontières ouvertes » sont désignées comme un projet de la bourgeoisie néolibérale pour exacerber la concurrence au sein de celles et ceux d’en bas et pour affaiblir ainsi le salariat et faire baisser les salaires réels. La défense des acquis démocratiques passe par la défense de la souveraineté des États-nations contre l’Union européenne et les projets – par exemple celui de Macron – de renforcer l’intégration européenne en son sein. En gros, le projet de Wagenknecht et Lafontaine vise à affaiblir l’extrême droite, à contrer l’essor électoral de l’AfD et à gagner des couches de salariés et de laissés-pour-compte allemands qui, mécontents du Parti social-démocrate (SPD) et attirés par la démagogie de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD, extrême droite), ne se retrouvent pas dans les positions de Die Linke. D’après Wagenknecht et Lafontaine, Die Linke ignore trop leur crainte d’être en concurrence, défavorable, avec les immigrés. »
Ces positions sont le pendant exact de celles de Mélenchon et Quatennens à la même date contre la régularisation de tous les sans-papiers, mais au sein de Die Linke et plus largement du mouvement ouvrier allemand, elles ne passent pas. Wagenknecht sera largement huée et sifflée et mise en minorité lors du congrès de juin 2018. Il y a des choses que les militants de Die Linke, issus de l’aile syndicaliste, n’aiment pas : que les initiatives prises ne soient pas discutées dans les instances du parti, qu’elles s’inscrivent dans la ligne du populisme de droite de l’ AfD. De plus, les militants ont bien compris que la France Insoumise s’est construite sur les cendres non seulement du Front de gauche, mais aussi du Parti de gauche français.
Là où les idées deviennent des forces matérielles :
On peut dire qu’en 2018, lorsque cette crise se développe en Allemagne, le couple Wagenknecht-Lafontaine a perdu la première manche. Die Linke, comme composante du mouvement ouvrier résiste. Les choses vont devenir un peu plus sérieuses avec le positionnement sur la guerre. Wagenknecht prend appui d’une part sur la diplomatie du régime de Poutine et d’autre part sur les atermoiements du gouvernement allemand concernant l’aide militaire à l’Ukraine et la livraison des chars Léopard.
C’est l’équipe d’Aufstehen qui est à l’origine d’une manifestation de 13 000 personnes à la Porte de Brandebourg le 25 février 2023, exigeant l’arrêt des livraisons d’armes à l’Ukraine. Elle dénonce le fait que les chars allemands, qui devaient être alors livrés, soient utilisés pour tirer sur « des femmes et des hommes russes ». Comment peut-on oser écrire des choses pareilles : est-il dans l’ordre des choses que les chars russes massacrent les ukrainiens ?
L’article du Washington Post, auquel nous nous référions en avril 2023, précisait :
« Jürgen Elsässer, rédacteur en chef d’un magazine d’extrême droite, et des dizaines de membres du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) se trouvaient dans la foule à Berlin et ont acclamé les appels de Mme Wagenknecht à couper les ponts avec l’Ukraine. Le magazine Compact de M. Elsässer [AFD] avait récemment déclaré en couverture que M. Wagenknecht était : « Le meilleur chancelier – un candidat pour la gauche et la droite ».
Nous posions la question à cette date, jusqu’où peut aller cette dérive ? L’arc politique entre le populisme de « gauche » et l’extrême droite, se cristallisant contre le droit du peuple ukrainien de se défendre par les armes et de fonder démocratiquement son État souverain, s’amplifie en Allemagne.
Les gouvernements d’Angela Merkel fondés sur un accord indispensable entre la démocratie chrétienne et les sommets du SPD pour appliquer les réformes néo-libérales européennes portent bien sûr la responsabilité du développement du « national-populisme », notamment dans la fraction la plus pauvre du prolétariat à l’Est. Ce n’est pas parce que les partisans de Wagenknecht, minoritaires pour l’instant, parlaient d’« anticapitalisme » en 2023 qu’ils le sont. Les SA de Ernst Röhm étaient aussi « anti-capitalistes » … et antisémites ! Partant d’une position qui oppose dans le cadre de l’État national le prolétariat qualifié à la main d’œuvre sous-qualifiée, ils cherchent à fructifier sur l’électorat de l’extrême droite.
Fin 2024, Wagenknecht ne parle même plus de « populisme de gauche », mais de « populisme conservateur ». Elle va aux élections en Thüringe et en Saxe sur la ligne d’opposer les « natifs » aux migrants, ce qui la place sur la même orientation que le RN français. Le deuxième volet de sa plateforme c’est sa position pro-poutinienne et l’opposition à l’aide militaire au peuple ukrainien. En Thüringe, alors que l’AfD de Björn Höcke, admirateur notoire du 3ème Reich, monte à 30% des voix, le
BSW réalise une percée de 15,5%. Le SPD s’effondre à 6,5 %.
Nous étions partis d’une opposition sur la gauche de la social-démocratie qui s’était traduit par l’émergence de Die Linke. Il faut néanmoins souligner que ce développement était freiné par l’accord passé avec des cadres de l’ancien appareil d’État RDA, une fraction droitière dont Wagenknecht avait assumé l’héritage. Ce n’était pas tout à fait identique à l’accord PG-PCF et les autres composantes de l’extrême gauche française qui rejoindront le cartel de tête du Front de Gauche. L’adaptation de Die Linke au SPD offre un terreau à l’évolution vers le national-populisme. C’est une rupture avec la gauche, dans notre conception marxiste nous préférons dire avec le mouvement ouvrier et une passerelle vers le néofascisme.
La députée européenne Isa Serra condamne les positions de Wagenknecht sur « la défense du droit de migrer », reconnu par le parlement européen.
Alors que nous terminions cet article nous parvient un interview d’Isa Serra (3), députée européenne, nous apportant des informations à l’échelle européenne. Elle est issue du Mouvement des Indignés, et militera au parti Gauche Anticapitaliste de 2010 à 2018. Elle s’engage dès la fondation de Podemos et se réclame de l’anticapitalisme. Elle est élue députée européenne en 2018. L’année suivante, elle est tête de liste du parti aux élections à l’Assemblée de Madrid.
Si nous ne pouvons partager sa position, qui est celle de son parti Podemos, sur la guerre de Poutine contre l’Ukraine, en revanche sur la question des migrants, elle est très claire :
« La dérive que nous vivons est profondément inquiétante. Il est effrayant que Pedro Sánchez [président du gouvernement socialiste] utilise l’euphémisme de l’économie circulaire pour dire qu’il défend la même chose qu’Abascal [président du parti politique d’extrême droite Vox], lorsqu’il affirme que les personnes en situation administrative irrégulière doivent être expulsées. Cela ne nous amène qu’à un seul endroit : à l’avancée de la haine de l’extrême droite, à la normalisation de leurs idées pour générer des boucs émissaires et ainsi défendre ceux qui sont au sommet. »
Et elle ajoute :
« Pourquoi l’extrême droite connaît-elle une croissance fulgurante ? Parce que certaines forces de gauche ont cédé devant le néo-libéralisme, et parce que d’autres forces comme celle de Sahra Wagenknecht en Allemagne, qui ont un projet aligné sur l’extrême droite en matière de migration, occupent notre espace, à gauche. Ces nouveaux projets ne sont plus de gauche, mais ils occupent la place centrale qu’occupait il y a quelques années la défense du droit à migrer, ce qui est extrêmement inquiétant. »
La formule est heureuse, elle s’oppose à Wagenknecht qui, de son point de vue de députée européenne, remet en cause « la défense du droit à migrer », et de ce fait s’aligne sur l’extrême droite.
RD
Notes :
(1) Au congrès de Paris de la SFIO en juillet 1933, alors que les hitlériens ont pris le pouvoir en janvier, Marcel Déat, Adrien Marquet et Gilbert Montagnier mènent une offensive brutale contre la direction du parti sur la ligne « ordre, autorité, nation », rompant complètement avec la conception socialiste. Léon Blum se déclare épouvanté. Les gauches du parti Ziromski-Pivert mènent l’offensive, les « néo-socialistes » sont exclus. Ils finiront dans les wagons de la collaboration avec Pétain.
(2) Tiré de Inprekor. Kellner est membre de l’Internationale Sozialistische Organisation (ISO, section allemande de la IVe Internationale), et rédacteur du mensuel Sozialistische Zeitung (SoZ).
(3) https://www.diario.red/articulo/actualidad/isa-serra-necesitamos-alianza-fuerzas-dispuestas-disputar-miedo-discursos-derechas-tambien-progresia/20240906212513034948.html
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