Extrait de « l’Idéologie Allemande »
(K. Marx, F. Engels)
« Jusqu’à présent les hommes se sont toujours fait des idées fausses sur eux-mêmes, sur ce qu’ils sont ou devraient être. Ils ont organisé leurs rapports en fonction des représentations qu’ils se faisaient de Dieu, de l’homme normal, etc. Ces produits de leur cerveau ont grandi jusqu’à les dominer de toute leur hauteur. Créateurs, ils se sont inclinés devant leurs propres créations. Libérons-les donc des chimères, des idées, des dogmes, des êtres imaginaires sous le joug desquels ils s’étiolent. Révoltons-nous contre la domination de ces idées. Apprenons aux hommes à échanger ces illusions contre des pensées correspondant à l’essence de l’homme, à se les sortir du crâne, dit le troisième et la réalité actuelle s’effondrera.
Ces rêves innocents et puérils forment le noyau de la philosophie actuelle des jeunes-hégéliens, qui en Allemagne, n’est pas seulement accueillie par le public avec un respect mêlé d’effroi, mais est présentée par les héros philosophiques eux-mêmes avec la conviction solennelle que ces idées d’une virulence criminelle constituent pour le monde un danger révolutionnaire. Le premier tome de cet ouvrage se propose de démasquer ces moutons qui se prennent et qu’on prend pour des loups, de montrer que leurs bêlements ne font que répéter dans un langage philosophique les représentations des bourgeois allemands et que les fanfaronnades de ces commentateurs philosophiques ne font que refléter la dérisoire pauvreté de la réalité allemande. Il se propose de ridiculiser ce combat philosophique contre l’ombre de la réalité, qui convient à la somnolence habitée de rêves où se complaît le peuple allemand, et de lui ôter tout crédit.
Naguère un brave homme s’imaginait que, si les hommes se noyaient, c’est uniquement parce qu’ils étaient possédés par l’idée de la pesanteur. Qu’ils s’ôtent de la tête cette représentation, par exemple, en déclarant que c’était là une représentation religieuse, superstitieuse, et les voilà désormais à l’abri de tout risque de noyade. Sa vie durant il lutta contre cette illusion de la pesanteur dont toutes les statistiques lui montraient, par des preuves nombreuses et répétées, les conséquences pernicieuses. Ce brave homme, c’était le type même des philosophes révolutionnaires allemands modernes.
[…]
Chez les jeunes-hégéliens, les représentations, idées, concepts, en un mot les produits de la conscience, qu’ils ont eux-mêmes promue à l’autonomie, passent pour les chaînes réelles des hommes au même titre qu’ils sont proclamés comme étant les liens réels de la société humaine par les vieux hégéliens. Il va donc de soi que les jeunes-hégéliens doivent lutter uniquement contre ces illusions de la conscience. Comme dans leur imagination, les rapports des hommes, tous leurs faits et gestes, leurs chaînes et leurs limites sont des produits de leur conscience, les jeunes-hégéliens, logiques avec eux-mêmes, proposent aux hommes ce postulat moral : troquer leur conscience actuelle contre la conscience humaine, critique ou égoïste, et ce faisant, abolir leurs limites. Exiger ainsi la transformation de la conscience revient à interpréter différemment ce qui existe, c’est-à-dire à l’accepter au moyen d’une interprétation différente. En dépit de leurs phrases pompeuses, qui soi-disant « bouleversent le monde » les idéologues de l’école jeune-hégélienne sont les plus grands conservateurs. Les plus jeunes d’entre eux ont trouvé l’expression exacte pour qualifier leur activité, lorsqu’ils affirment qu’ils luttent uniquement contre une « phraséologie ». Ils oublient seulement qu’eux-mêmes n’opposent rien qu’une phraséologie à cette phraséologie et qu’ils ne luttent pas le moins du monde contre la phraséologie de ce monde. Les seuls résultats auxquels put aboutir cette critique philosophique furent quelques éclaircissements en histoire religieuse – et encore d’un point de vue très étroit –, sur le christianisme ; toutes leurs autres affirmations ne sont que de nouvelles façons d’enjoliver leurs prétentions d’avoir apporté des découvertes d’une portée historique grâce à ces éclaircissements insignifiants.
Il n’est venu à l’idée d’aucun de ces philosophes de se demander quel était le lien entre la philosophie allemande et la réalité allemande, le lien entre leur critique et leur propre milieu matériel. »
PS. Cette lumineuse analyse d’une intemporalité éternelle peut littéralement être reconduite à notre époque, elle pourrait s’adresser aisément à nos pseudo-révolutionnaires de métier qui s’abreuvent goulûment de l’idéologie woke et de son écriture inclusive… ! (cf. le texte « Le militantisme et son Ecriture Inclusive (EI) »
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