Cessez-le-feu à Gaza : le soulagement et la colère

Après plus de quinze mois d’une guerre meurtrière menée par Israël à Gaza, déclenchée par les attaques du Hamas le 7-Octobre, une trêve va enfin entrer en vigueur dimanche 19 janvier. Pour les populations civiles et les otages, on ne peut que s’en réjouir. Mais sans rien oublier.

Lénaïg Bredoux et Joseph Confavreux

Enfin. Les armes doivent cesser, dimanche 19 janvier, à 10 heures 15, dans la bande de Gaza. Après quinze mois et dix jours d’une guerre épouvantable, Israël et le Hamas sont parvenus à un accord de cessez-le-feu sous l’égide du Qatar et des États-Unis.

La joie, le soulagement, l’amertume : tout se mêle dans la population palestinienne, qui a payé un tribut si lourd qu’il est difficile à mesurer, et auprès des familles d’otages israélien·nes, qui n’ont, pour beaucoup, cessé de critiquer la politique de leur premier ministre Benyamin Nétanyahou. Trois d’entre eux devraient sortir dimanche, a déclaré un porte-parole de la branche armée du mouvement palestinien dans un message sur Telegram. Il s’agit de Rumi Gonen, Emily Damari et Doron Shtanbar Khair.

On ne peut que partager cet espoir, même infime, revenu des enfers. Depuis plus de quinze mois, et les attaques meurtrières menées par le Hamas et d’autres groupes palestiniens en Israël le 7-Octobre, des millions de Palestinien·nes et de manifestant·es, partout dans le monde, réclamaient ce cessez-le-feu. Des campus états-uniens ou belges aux rues tunisiennes, des défilés parisiens à l’appel de plus de 160 mathématicien·nes, au sein même d’une partie de la population israélienne, la demande des sociétés était pressante, à rebours de la plupart de leurs gouvernants.

Un char israélien quittant Gaza détruite, le 3 juillet 2024. © Ohad Zwigenberg / POOL / AFP

L’espoir, pourtant, est fragile. L’avenir de la trêve est incertain. L’accord prévoit trois phases de mise en œuvre du cessez-le-feu : les contours des deuxième et troisième étapes sont encore flous ; le jeu politique interne au gouvernement israélien, voire la concurrence au sein du camp palestinien, peuvent conduire à tout moment à une reprise du conflit.

Donald Trump ne l’envisage pas dans les prochains jours, lui qui est officiellement investi président des États-Unis lundi 20 janvier. « La reprise de la guerre ne m’apparaît pas être une option réalisteespère Élie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France, dans un entretien à Mediapart. Cela fait partie des excès de Nétanyahou de dire qu’il va continuer la guerre. La pression sera trop forte et Trump ne le laissera pas faire machine arrière. »

Un accord fragile

En toile de fond, comme l’explique la chercheuse Amélie Férey, à l’Institut français des relations internationales (Ifri), affleure le rêve de Trump d’obtenir le prix Nobel de la paix dont son prédécesseur Barack Obama avait été honoré, en obtenant un accord de normalisation entre l’Arabie saoudite et Israël.

Mais en présence de tels acteurs – Trump, Nétanyahou et ses alliés suprémacistes juifs, le Hamas –, la sérénité n’est pas une option, la défiance est de mise. Personne ne sait d’ailleurs de quoi l’avenir politique de la région sera fait, à commencer par celui de la Palestine. Qui sait ce que Nétanyahou, dont le maintien au pouvoir ne dépend que de la guerre sans fin ni but qu’il a menée, a obtenu en Cisjordanie en échange du retrait de son armée de Gaza ? Qui peut prédire ce que Gaza pourra devenir sous la surveillance plus qu’étroite d’Israël ?

Qui sait ce que Trump veut ? Et qui peut s’illusionner sur un monde plus pacifique avec à sa tête un fasciste milliardaire ? « C’est d’ailleurs paradoxal que cette espèce de brute, qui détruit la démocratie dans son pays et l’ordre mondial, soit la personne à laquelle on se raccroche pour envisager une solution raisonnable. Il n’est pas porté par des principes et des idéaux, mais par un opportunisme purement transactionnel »prévient encore l’historien Élie Barnavi.

La souffrance infinie des Palestiniens

L’espoir, surtout, est teinté d’une profonde colère à la mesure de la tristesse, infinie, des populations civiles. En Israël, les attaques du 7-Octobre ont fait 1 200 victimes, pour l’essentiel civiles, et profondément atteint un pays qui se croyait à l’abri et se présentait comme un « foyer » sûr pour l’ensemble des juifs et des juives du monde. Son identité même a été touchée.

La réaction de Benyamin Nétanyahou et de son gouvernement d’extrême droite a dépassé l’entendement. Devant une communauté internationale au mieux impuissante au pire complice – États-Unis en tête –, l’armée israélienne a provoqué la mort de plus de 46 000 personnes recensées par le ministère de la santé palestinien, dont un « nombre ahurissant » d’enfants selon l’Unicef. Un chiffre validé par l’ONU mais qui pourrait être largement sous-estimé.

Le 10 janvier, une étude publiée par la revue britannique The Lancet estime que le nombre de morts à Gaza au cours des neuf premiers mois de la guerre entre Israël et le Hamas était alors de 64 260. Un chiffre supérieur de 41 % à celui du ministère de la santé de l’enclave sur cette même période.

Le territoire est détruit à 80 %, il n’y a plus d’universités, presque plus d’hôpitaux, des villes sont devenues des villages… Des mots nouveaux sont (ré)apparus : le « futuricide », porté par la chercheuse Stéphanie Latte Abdallah pour décrire la destruction de l’histoire et de l’avenir de Gaza ; l’« urbicide », concept forgé dans les années 1960 qui se traduit comme la volonté politique de détruire la ville au sens large, et même de « domicide », qui concerne la destruction des possibilités d’habitation ;  l’« éducide », avec la fin des écoles et de la scolarisation des enfants de Gaza ou encore le « culturicide », soit la politique d’anéantissement culturel et identitaire menée par Israël.

Un génocide, et la bataille juridique qui s’ouvre

Un autre mot s’est aussi imposé, depuis quinze mois, pour décrire ce qui se passe à Gaza : celui de « génocide ». Immédiatement brandi par les soutiens des Palestinien·nes, il est désormais utilisé par des ONG ayant pignon sur rue, qui ont eu l’occasion de mesurer l’ampleur de l’anéantissement de Gaza, de Médecins sans frontières (MSF) à Amnesty International.

Il est aussi présent dans les instances internationales, même si c’est alors le plus souvent comme adjectif : « guerre génocidaire », « intentions génocidaires », « processus génocidaire »

Et il est également revendiqué par des historiens spécialistes de la Shoah, tel l’Israélien Amos Goldberg, qui reconnaît qu’il lui a fallu du temps pour accepter de l’employer, dans la mesure où, expliquait-il, « les Israéliens et beaucoup d’autres pensent que tous les génocides doivent ressembler à la Shoah, mais c’est faux ». 

L’historien Omer Bartov a lui aussi changé de pied, et jugé, à l’aune de sa connaissance historique des processus génocidaires, qu’il était désormais nécessaire d’employer un tel terme pour décrire les actions du gouvernement israélien.

Dans les premiers temps de la destruction de Gaza, les activistes l’employaient d’abord pour souligner que toute l’histoire n’avait pas commencé le 7 octobre 2023 et que la guerre qui débutait alors à Gaza ne pouvait être lue seulement comme une guerre de représailles, mais devait être inscrite dans un projet de long terme d’élimination de la présence du peuple palestinien sur la majeure partie de la Palestine historique.

Dans les mois suivants, l’inflation de son usage fut corrélée à l’espoir que l’obligation de prévenir le crime de génocide, contenue à l’article I de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, puisse faire cesser l’horreur en direct qui ne faisait que s’accentuer à Gaza.

Aujourd’hui, alors que ce n’est pas le degré d’horreur qui sépare les crimes contre l’humanité du crime de génocide, mais l’intentionnalité de détruire tout ou partie d’un peuple, s’ouvre une possibilité accrue, si Gaza redevient accessible, pour les experts juridiques de documenter la nature précise des actes criminels commis par le gouvernement israélien, avec la complicité notable de plusieurs chancelleries occidentales.

A priori, si l’on suit l’article II de la convention de 1948, il est peu probable que les responsables israéliens puissent échapper à une telle accusation. L’article II est en effet ainsi rédigé : « Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : meurtre de membres du groupe ; atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »

Au vu de ce qui s’est passé à Gaza pendant quinze mois, on voit mal comment a minima « l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale » des Palestinien·nes ne pourrait pas être reconnue juridiquement.

Du droit et de la politique

L’histoire récente nous rappelle néanmoins que, même en imaginant que le droit international ne sorte pas aussi en lambeaux de ces quinze mois d’atrocités après avoir été piétiné par Israël avec l’appui de la première puissance mondiale, nombre des pires atrocités des dernières décennies n’ont pas été reconnues comme des génocides. En raison d’une interprétation souvent restrictive des juridictions nationales et internationales et des difficultés à établir l’intentionnalité des crimes.

Meurtre d’environ 300 000 personnes au Darfour, mise à mort de plus de 1 million de personnes pendant la guerre du Biafra au Nigeria à la fin des années 1960, déportation et meurtre d’environ 100 000 Kurdes par le régime de Saddam Hussein à la fin des années 1980, disparitions forcées et assassinats d’environ 500 000 personnes par le régime d’Assad en Syrie ou encore massacres de milliers de Yézidis par l’État islamique en 2014… On discutera sans doute longtemps, d’un point de vue juridique, de la qualification de génocide à Gaza.

Comme on l’a vu lors des audiences devant la Cour internationale de justice, l’argumentaire portera sur l’intentionnalité, en insistant sur la dimension de « réponse » au 7-Octobre et sur l’argument que l’armée israélienne avait les moyens d’un anéantissement encore plus total de Gaza.

Mais, d’un point de vue politique, l’emploi d’un tel terme paraît légitime et nécessaire pour au moins trois raisons.

D’abord, reconnaître l’ampleur de ces quinze mois de crimes du gouvernement extrémiste israélien, mais aussi la complicité et l’impuissance qui les ont entourés puisqu’encore une fois, ce qui fait la spécificité du crime de génocide, ce n’est pas le degré d’horreur dans la destruction, mais l’obligation qu’il y a à le prévenir. La spécificité du carnage de Gaza, par rapport à de précédents massacres, est sans doute d’avoir été à ce point couvert et visible, grâce au travail des journalistes palestinien·nes, dont nombre d’entre eux l’ont payé de leur vie jusqu’à ces derniers jours.

Ensuite, on peut espérer sauver le droit international et les principes qui l’ont fondé au sortir de la Seconde Guerre mondiale en faisant en sorte que les responsables des massacres à Gaza soient traduits en justice, comme la Cour pénale internationale (CPI) le demande pour son architecte en chef, Benyamin Nétanyahou. Enfin, faire de cette reconnaissance la promesse d’un pays pour les Palestinien·ne : car reconnaître le génocide subi à Gaza, c’est aussi reconnaître une dette morale, celle de garantir la protection future de ce peuple dans le cadre d’un État protecteur.

Cette nécessité politique doit néanmoins s’accompagner d’une exigence qui n’a pas toujours été tenue par celles et ceux qui ont refusé tout débat sur l’emploi du terme dès le 7 octobre 2023, et accusaient de complicité avec le sionisme toutes celles et ceux qui n’y recouraient pas, ou pas encore : ne pas en faire l’occasion de minimiser le génocide des juifs d’Europe – ou de nier la réalité de l’antisémitisme qui traverse nos sociétés – et délégitimer le droit à Israël d’exister, comme le prévoit le droit international.  

Reconnaître la dimension génocidaire de Gaza n’enlève rien ni à la réalité de la Shoah, ni à ce qu’elle peut avoir d’unique dans l’histoire. Il doit aussi être possible de donner leurs droits aux Palestinien·nes, notamment à un État, sans remettre en cause l’existence d’Israël dans les frontières de 1967, même si ce pays refuge est devenu un État voyou.

L’indécence des impuissants

Vu depuis de la France, il y a enfin une indécence à voir certains gouvernements, à commencer par le nôtre, et les commentateurs sur les plateaux télé, célébrer ce cessez-le-feu après avoir, pendant des mois, systématiquement ignoré la souffrance des Palestinien·nes, criminalisé les actions de soutien à Gaza, et répété que le soutien à Israël était indéfectible au risque d’être qualifié·e d’antisémite – antisémitisme dont les actes ont par ailleurs « explosé » depuis le 7-Octobre, selon la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH).

Le débat public a été littéralement étouffant ces derniers mois, au point de voir une exposition de Médecins sans frontières interdite à Toulouse, ou une potière et céramiste de 24 ans traquée dans la Drôme pour avoir écrit « STOP MASSACRE À GAZA » sur un mur. Sans parler de l’autocensure de milliers de personnes racisées, notamment d’origine ou de culture arabes, craignant les répercussions ici d’un soutien trop visible aux Palestinien·nes, au point de s’interroger sur leur place en France.

Les attaques du 7-Octobre, et leur violence extrême, ont parfois fait vriller les esprits au point d’entendre à la radio ou à la télé à l’occasion de la mort du cofondateur du Front national Jean-Marie Le Pen, multicondamné pour négationnisme, antisémitisme, incitation à la haine à de nombreuses reprises, que le danger ne venait plus de l’extrême droite mais de la gauche… C’est tout cela, aussi, qui est à reconstruire.

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