Charles Booth, l’un des premiers sociologues anglais, au 19è siècle disait : “Les riches ont tiré sur les pauvres un rideau sur lequel ils ont peint des monstres”. Aujourd’hui comme hier, la guerre aux pauvres bat son plein.
Alors que plus de 9 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté en France, qu’un enfant sur cinq ne mange pas à sa faim, que le scorbut fait son retour et que les plans de licenciement d’ampleur s’enchaînent, la réforme du RSA est entrée en vigueur le 1er janvier. 1,8 millions de personnes qui vont devoir justifier de 15h d’activité hebdomadaire ou perdre leur filet de sécurité.
“Accompagnement rénové” est un euphémisme de technocrate qu’on traduit plutôt par travail forcé, sans contrat de travail, sans cotisation, sans droit, et moins payé que le SMIC horaire. Le RSA, c’est déjà l’aumône. 608 € versés aux personnes sans emploi ni ressources, pour éviter de sombrer dans l’extrême pauvreté. Il faut être le plus déconnecté des politiques (ou le plus retors des capitalistes) pour affirmer que des êtres humains “profitent” de quoi que ce soit avec 600 euros par mois. On rappelle que le seuil de pauvreté est fixé à 1216 euros par mois, et qu’un tiers des personnes pouvant bénéficier du RSA ne le demande pas (par manque d’information, par honte ou par complexité des démarches).
Cette loi, qui vise officiellement à remettre les chômeurs longue durée au travail et à faire des «économies», est une provocation alors que, dans le même temps, l’État français verse 200 milliards d’euros par an d’aides publiques aux entreprises sans aucune contrepartie et n’a toujours pas rétabli l’ISF. En comparaison, la réforme du RSA ne dégage quasiment aucune économie, c’est juste une manière de punir toujours plus les précaires parmi les précaires.
Depuis décembre 2022, 19 départements étaient en phase de test pour cette réforme, avec des résultats plus que discutables. Ces 15h d’activité sont souvent du travail dissimulé. Une sanction “suspension-remobilisation” est même prévue d’ici le mois de juin. Autrement dit : si vous ne vous soumettez pas au travail obligatoire, on vous laisse mourir. Le stade ultime du capitalisme, où l’on veut exploiter jusqu’à la dernière goutte la force de travail de chaque travailleur et travailleuse.
Travaille ou crève
La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’est indignée de cette réforme “attentatoire aux droits humains”. Elle précise qu’il s’agit là “d’une relégation inacceptable des droits humains derrière les priorités économiques dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques sociales”. La défenseuse des droits s’est également élevée contre cette loi : “Qu’est-ce que cette société qui va renforcer les inégalités au lieu de lutter contre ? Ce texte marque un renversement de ce qu’est notre droit constitutionnel”.
Pour rappel, le principe d’un revenu minimum a été crée à la base comme filet de sécurité pour lutter contre l’extrême pauvreté. Le gouvernement de Michel Rocard met en place le RMI en 1988. En plein triomphe du néolibéralisme et des délocalisations, qui commençaient à créer un chômage de masse en France, François Mitterrand disait alors “l’important c’est qu’un moyen de vivre ou plutôt de survivre soit garanti à ceux qui n’ont rien”. Le vote à l’Assemblée avait même fait l’unanimité : la bourgeoisie détruisait des millions d’emplois, les élus se disaient qu’il fallait bien donner une petite compensation aux pauvres.
En 2009 Nicolas Sarkozy transforme le RMI en RSA, en remplaçant du même coup différentes aides sociales comme l’allocation parent isolé ou la prime de retour à l’emploi, et en permettant aux travailleurs les plus précaires de toucher également le RSA. On ne parle plus ici de lutte contre la pauvreté, mais d’une « prestation pour favoriser le retour à l’emploi », et cela change tout.
Accentuer la contrainte, une politique inefficace
Des contrôles et contraintes existent déjà en réalité. Des contrôles qui avaient déjà été analysés comme inefficaces. La menace de la sanction n’a jamais aidé qui que ce soit à trouver du travail. Au contraire, la CNCDH pointe le risque que les personnes renoncent tout simplement à leur droit au RSA, les faisant basculer dans une précarité encore plus extrême. En France, on dénombre déjà que 34% des personnes ayant le droit de toucher le RSA ne le réclament pas, et près de 50% pour le minimum vieillesse. En réalité, le but de la réforme est de pousser toujours plus de gens à renoncer à leurs droits.
Esther Duflo, prix Nobel d’économie, explique même que dans les pays avec un système social dans lequel les minimas sociaux sont non conditionnés, ou en tout cas non conditionnés à une activité, il n’y a absolument pas plus d’abus, les gens ne travaillent pas moins. Au contraire, l’Angleterre conservatrice de David Cameron a mis en place une réforme similaire en 2013, le crédit universel, afin «d’encourager le retour en emploi». Résultat ? Des centaines de milliers de familles ont basculé dans la grande pauvreté, et cette réforme est aujourd’hui largement considérée comme un fiasco.
La réalité, c’est que l’État veut réduire ses dépenses sur le dos des pauvres. En outre, de nombreuses questions restent sans réponse ? Comment justifiera-t-on de ces 15h d’activité ? Comment feront les personnes sans moyen de transport ? Comment les agent-es de “France Travail” (on a toujours autant de mal à l’écrire tant la formule écorche la bouche) vont pouvoir gérer ces 1,8 millions de personnes nouvellement inscrites dans leurs services ? Enfin, cette mesure risque en réalité d’augmenter le chômage : les patrons vont-ils garder des salarié-es sous contrat alors que l’État leur offre une main d’œuvre gratuite et sans droits ?
Le chômage est un choix politique
Cette réforme est une revendication ancienne du MEDEF. Il ne s’agit nullement ici, comme le patronat le prétend, d’accompagner un retour à l’emploi mais d’accentuer la mise en concurrence entre les travailleurs et les travailleuses afin de niveler vers le bas les salaires et les conditions de travail, et les forcer à accepter n’importe quel boulot même s’il ne correspond pas à leurs qualifications. Il s’agit d’isoler et d’individualiser au maximum les travailleurs et les travailleuses pour briser toute solidarité et toute velléité d’organisation et de lutte pour leurs intérêts.
Le capital a besoin d’une main d’œuvre abondante et la plus précaire possible. Et pour ce faire, il utilise une rhétorique ancienne, celle de la stigmatisation du pauvre. Il y a d’un côté les “bons pauvres”, ceux qui sont de la nationalité du pays dans lequel ils vivent, qui ont la bonne couleur de peau, et surtout qui peuvent prouver leur incapacité à travailler (les personnes âgées, invalides, ou s’occupant de leur famille). De l’autre côté du miroir, les “mauvais pauvres”: étrangers, en âge et en capacité de travailler mais qui ne travaillent pas.
Ce sont de ces derniers dont il faut se méfier, parce qu’ils ne font que “profiter” du système. Le discours de l’assistanat est une rhétorique politique qui sert tout simplement les intérêts de l’État et du patronat. C’est la recette du néolibéralisme : faire peser la responsabilité de l’échec d’un système sur l’individu, afin d’éviter d’avoir à remettre en cause le système lui-même. Si les pauvres sont pauvres, c’est de leur faute, pas de la faute d’un système qui les broie et qui a intérêt à les laisser dans la pauvreté.
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