Quentin Rodriguez
Cette inauguration de la deuxième présidence Trump n’a *rien* à voir avec la précédente. Oubliez Trump. C’est un fou dangereux bien sûr. Et depuis 2016, immense différence, il a transformé le Parti républicain en mouvement authentiquement fasciste – les principaux historiens américains du fascisme le disent désormais (notamment Timothy Snyder et Robert Paxton, pour les plus célèbres).
Mais avec cette nouvelle présidence Trump, nous assistons surtout à un pacte entre ce nouveau mouvement fasciste et la majeure partie de la classe capitaliste des milliardaires propriétaires de l’économie numérique. Je ne veux pas tout ramener aux années 30, Trump n’est pas Hitler, on ne sort pas d’une guerre mondiale, etc. soyons clairs. Mais il y a *un* phénomène précis des années 30 qui se reproduit presque à l’identique aujourd’hui, c’est ce ralliement stratégique de la grande bourgeoisie industrielle allemande qui, face au risque de prise de pouvoir de la gauche socialiste et communiste qui menaçait sérieusement ses intérêts, choisit de parier sur le parti nazi, en le finançant massivement, et en mettant les médias qu’elle contrôle au service de leur propagande électorale.
Tant que la grande bourgeoisie peut garantir ses intérêts en s’accomodant d’un système démocratique, ça ne pose pas de problème. Mais si ce même système démocratique menace réellement leur position dominante, alors invariablement, ils sacrifient la démocratie sur l’autel du capitalisme. C’est ce que le principal penseur libertarien adulé de la nouvelle bourgeoise de l’économie numérique, Friedrich Hayek, expliquait posément en 1981, commentant son soutien au régime fasciste d’Augusto Pinochet : « Personnellement je préfère un dictateur libéral plutôt qu’un gouvernement démocratique manquant de libéralisme. »
Nous venons d’assister trait pour trait au même mouvement d’allégeance envers le mouvement trumpiste que les industriels allemands des années 30. Sur la photo du premier rang des invités d’honneur de la cérémonie, on voit ici Elon Musk, bien sûr, le véritable numéro 2 de l’administration Trump, qu’on ne présente plus, et à sa gauche Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, et Mark Zuckerberg, le patron de Facebook. Les trois personnes les plus riches des États-Unis. Mais ils sont loin d’être les seuls : un mouvement profond s’est enclenché. On peut citer aussi David Sacks, autre capitaliste milliardaire de la Silicon Valley, qui vient d’être nommé par Trump en charge d’une politique de développement des cryptoactifs (Bitcoin et cie), et à la tête du conseil du président pour la science et la technologie.
L’administration Biden, sans être d’obédience socialiste, a voulu renouer avec une vieille tradition américaine « keynésienne-progressiste », disparue du paysage politique depuis Reagan, consistant à taxer fortement les plus riches, à soumettre les entreprises de taille critique pour l’économie à un contrôle étatique fort, et à démanteler les plus gros groupes monopolistiques considérés comme une menace pour la démocratie. Biden a donc rompu avec la politique de copinage avec la finance et la « Silicon Valley » cultivée par les Démocrates depuis Bill Clinton. Il a validé des accords internationaux sur une imposition mondiale minimale des multinationales, il a soumis les géants d’internet à un contrôle réel de son administration, a encouragé la syndicalisation dans ces entreprises (notamment chez Amazon et Tesla), et a engagé des procédures judiciaires très importantes contre ces entreprises, en exhumant les lois anti-trust du début du XXe siècle qui autorisent la justice américaine à démanteler des grandes entreprises lorsqu’elles sont devenues monopolistiques, en les vendant à la découpe. C’est notamment le sort qui était officiellement recherché contre Google, avec une poursuite engagée par les procureurs de 50 États, ce qui faisait trembler toute la Silicon Valley.
Je ne suis pas en train de dire que Biden était anticapitaliste, pas le moins du monde, mais enfin il a considéré que le poids et l’autonomie d’action acquises par les géants de l’économie numérique étaient arrivées à un stade critique pour la démocratie américaine, et s’est ouvertement attaqué à leur domination, distandant les liens antérieurs entre ladite « Silicon Valley » et le Parti démocrate. En social-libéral conséquent, il pensait certainement qu’un équilibre devait (et pouvait) être maintenu dans le système capitaliste pour qu’il continue à avancer de pair avec un système démocratique. C’est ce point précis qui explique la rupture de cette classe capitaliste avec les leaders démocrates (au sens premier du terme), pour prêter allégeance collectivement à un leader fasciste. Plutôt un dictateur libéral qu’un démocrate voulant brider le libéralisme économique, pour paraphraser Hayek.
Là où Trump a été habile politiquement, c’est qu’au cours de la campagne, il n’a pas tendu les bras à ces milliardaires. Il aurait pu dire « Qu’est-ce que ces Démocrates sont ingrats avec vous, moi je serai reconnaissant si vous me soutenez ! » Pas le moins du monde. Il a continué à s’en servir comme épouvantail politique pour ses électeurs, en les pointant du doigt comme des agents au service du parti démocrate et du « virus woke », insistant sur le libéralisme culturel qui unissait ces capitalistes californiens au Parti démocrate jusqu’à la présidence Biden. Durant toute l’année 2024, les Jeff Bezos, les Mark Zuckerberg et consorts, se sont retrouvés conspués de toutes parts – pour des raisons différentes. Pris entre le marteau et l’enclume, ils ont été mis sous une pression inédite. C’est pourquoi le retournement est si spectaculaire : quand les deux camps veulent ton scalp, tu as intérêt à t’aligner franchement avec l’un des deux camps, et de préférence celui qui pourra l’emporter, car rester pris entre les deux feux est ce qu’il y a de pire. On l’a vu dans la théâtralisation guignolesque de Zuckerberg, jurant la main sur le cœur qu’il était devenu un conservateur sincère, un vrai bonhomme macho anti-diversité, anti-inclusion, contrairement au portrait que la campagne Trump faisait de lui. C’était en fait contre son gré, forcé par le méchant Biden, qu’il défendait les valeurs opposées il y a encore 3 mois
Le zèle des transfuges, qui doivent donner des gages à leur nouvelle famille de la solidité de leur fidélité, à défaut de pouvoir convaincre sur la sincérité de leurs convictions. De façon moins pathétique, mais plus significative, Jeff Bezos avait signalé son ralliement en novembre, en censurant la publication d’un éditorial du Washington Post (le quotidien centriste n° 1 du pays), dont il est propriétaire, qui devait appeler à voter contre Trump.
Un autre milliardaire de la « tech » californienne, Patrick Soon-Shiong, a fait de même au Los Angeles Times. Le LA Times est le « plus à gauche » des grands quotidiens du pays. Lorsque Soon-Shiong rachète le journal en 2018, il est encore connu pour être un soutien du Parti démocrate, et un donateur important de la campagne d’Hillary Clinton contre Trump. En novembre dernier, en censurant l’éditorial contre Trump, il licencie par la même occasion l’ensemble du comité de rédaction, et annonce que le journal fera désormais « plus de place » aux « opinions conservatrices ».
Derrière l’arrivée au pouvoir d’un mouvement fasciste, se cache en fait un deal consistant à mettre l’État américain dans les mains d’une oligarchie capitaliste, qui a fait le deuil d’une position conciliante avec la démocratie. C’est ce que disait déjà en 2009 l’un de ces nouveaux oligarques, encore un milliardaire de la Silicon Valley, Peter Thiel. Comme Musk et la plupart de ces gens, il se disait depuis longtemps « libertarien ». Aux États-Unis, cette étiquette politique permet à une partie des élites économiques de défendre le libéralisme économique tout en se prétendant « neutres » politiquement, « ni droite ni gauche ». Comme le RN… ou LREM
Être libertarien aux US, c’est surtout être « pro-business », et proclamer qu’on se fou des questions de valeurs, qu’elles soient démocratiques, progressistes, religieuses, conservatrices… en soutenant un coup un Démocrate, un coup un Républicain. Dans un article intitulé « L’éducation d’un libertarien », Peter Thiel fait alors une véritable confession : comme la plupart de ses congénères libertariens, il a longtemps prétendu être fermement pro-démocratie, mais c’est fini. Et il se fixe désormais pour tâche de convaincre ses coreligionnaires qu’il faut désormais lutter contre la démocratie, activement.
Je cite : « Je me qualifie toujours de « libertaire ».
But I must confess that over the last two decades, I have changed radically on the question of how to achieve these goals. Most importantly, I no longer believe that freedom and democracy are compatible. By tracing out the development of my thinking, I hope to frame some of the challenges faced by all classical liberals today. »
(Je me désigne toujours comme un « libertarien ». Mais je dois avouer avoir radicalement changé d’avis au cours des deux dernières décennies sur la façon d’atteindre cet objectif. Pour l’essentiel, je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles.
En retraçant l’évolution de mes idées à ce sujet, j’espère fournir un cadre aux défis que rencontrent tous les libéraux classiques aujourd’hui.)
S’ensuit une lamentation sur la racine du mal : le suffrage universel. Lorsqu’il fut accordé aux femmes, et aux « bénéficiaires des aides sociales » (c’est-à-dire les Noirs), ça a été le début de la fin pour les États-Unis, selon Thiel.
Peter Thiel a joué le rôle de poisson pilote pour cette classe de milliardaires. C’est le premier à faire son « coming-out » antidémocrate, et le premier à soutenir Trump dès 2016. Musk fut le suivant, rallié par Thiel au cours du mandat de Biden. Derrière la figure publique de Musk, c’est Thiel, beaucoup plus secret et beaucoup plus idéologue, qui a en réalité le plus de réseaux dans le camp Trump. C’est lui qui a placé J.D. Vance comme vice-président auprès de Trump. Vance est, littéralement, un employé de Thiel. Thiel le recrute en 2016 pour diriger son fonds d’investissement personnel Mithril Capital. C’est encore lui qui le lance en politique en finançant sa première campagne électorale en 2021. C’est enfin lui qui le présente à Donald Trump, et qui convainc le candidat, avec l’aide de Musk, de le prendre comme vice-président, alors que son profil n’était électoralement pas très intéressant. Le deal est signé, Musk se lance à corps perdu dans la campagne pour Trump à l’instant où Vance est choisi.
Thiel, Musk, et Sacks constituent la fraction la plus idéologisée et la plus réactionnaire de cette classe de milliardaires, dont l’essentiel suit le mouvement par pur intérêt tactique. Ils ne sont donc pas représentatifs de tout leur groupe social, mais leur activisme, désormais au cœur du pouvoir, mérite qu’on s’y attarde.
Les trois compères font partie de ce que les médias US ont baptisé la « mafia Paypal », car ils ont noué des liens proches au lancement de Paypal, et continuent à se rendre des services depuis, avec une stratégie d’infiltration de l’État américain (via SpaceX pour Musk, via la société de renseignement Palantir pour Thiel). Il est intéressant de noter qu’ils ont tous trois grandi au sein de la bourgeoisie blanche raciste de l’Afrique du Sud de l’apartheid. (Un article très bien fait le point à ce sujet : https://www.humanite.fr/…/elon-musk-peter-thiel-david…). Musk et Sacks sont nés en Afrique du Sud, Thiel est Allemand, mais a grandi là-bas car son père travaillait pour la principale mine d’uranium du pays. Le père de Musk était quant à lui déjà millionnaire, propriétaire d’une mine de diamants ; durant l’apartheid, donc autant dire qu’il était esclavagiste de profession. Tous trois ont donc baigné dans l’environnement intellectuel du Parti national afrikaner, fondé notamment par des sympathisants nazis déclarés (Hetzog), qui professaient l’inégalité des races, la pureté génétique, et le droit par onction divine à la domination des autres races.
Bonjour,
Quel article passionnant. Je le transfère à un max de gens. Merci !
Sandrine