Sarkozy-Kadhafi : le procès historique d’une affaire d’État

Un ancien président et trois anciens ministres sur le banc des prévenus avec neuf autres personnes : le procès des financements libyens s’ouvre, lundi 6 janvier, au tribunal de Paris. L’aboutissement d’une enquête judiciaire qui a « mis en évidence à la fois des paiements et des contreparties ».

Fabrice Arfi et Karl Laske

Et de trois. Pour la troisième fois de sa vie, l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy, déjà définitivement condamné pour corruption dans l’affaire Bismuth et condamné en première instance puis en appel pour financement illicite de campagne électorale dans l’affaire Bygmalion, va entrer dans une salle d’audience du tribunal judiciaire de Paris pour y être jugé dans un dossier d’atteinte à la probité.

Mais le procès des financements libyens, qui doit s’ouvrir le lundi 6 janvier, à 13 h 30, sera sans nul doute un combat judiciaire d’une intensité inédite pour lui, tant l’accusation qui le vise est unique dans l’histoire politique et pénale française. L’ex-chef de l’État est soupçonné d’avoir pris part, deux ans avant l’élection présidentielle de 2007, à un pacte de corruption avec l’une des pires dictatures de la planète, la Libye du colonel Mouammar Kadhafi, à laquelle la France finira par faire la guerre en 2011 au moment du Printemps arabe.

Aux côtés de l’ancien président, le banc des prévenus doit notamment accueillir trois anciens ministres (Claude GuéantBrice Hortefeux et Éric Woerth), un affairiste et ex-collaborateur de Nicolas Sarkozy habitué des prétoires (Thierry Gaubert), deux intermédiaires au parfum de soufre (Ziad Takieddine et Alexandre Djouhri), un ancien dirigeant libyen (Béchir Saleh) ou un cadre du groupe Airbus (Édouard Ullmo).

Mouammar Kadhafi et Nicolas Sarkozy lors d’une cérémonie de signature de contrats entre des ministres français et libyens au palais de l’Élysée, le 10 décembre 2007. © Photo Sébastien Calvet

Au total, treize personnes ont été renvoyées devant le tribunal correctionnel. Plusieurs d’entre elles sont d’ores et déjà assurées d’être absentes des débats, comme l’ancien directeur de cabinet de Kadhafi, Béchir Saleh, qui n’a répondu à aucune sollicitation de la justice française, ou l’agent de corruption présumé Ziad Takieddine, en fuite au Liban depuis sa condamnation à cinq ans de prison ferme en première instance dans l’affaire Karachi.

Nicolas Sarkozy devra répondre de quatre délits : corruption, association de malfaiteurs, recel de détournement de fonds publics et financement illicite de campagne électorale. Comme tous les prévenus, il conteste les faits qui lui sont reprochés et bénéficie de la présomption d’innocence.

Au terme de dix années d’enquête, dirigées dans un premier temps par le juge Serge Tournaire puis par son homologue Aude Buresi, un rapport de synthèse de 557 pages a été signé le 24 août 2023. Il s’agit de l’ordonnance de renvoi, dite « ORTC », qui saisit le tribunal pour le procès, en s’appuyant sur les charges mises au jour par les actes d’instruction, l’analyse des procureurs du Parquet national financier (PNF) mais aussi l’enquête titanesque des policiers de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF).

Page 447 de leur rapport, les juges d’instruction ont pris de l’élan – la phrase est longue, mais cruciale – pour résumer tout l’enjeu de leur enquête : « La manière dont Nicolas Sarkozy a cru subitement renouer des liens avec un régime aussi controversé que celui du colonel Kadhafi, alors qu’il n’était encore que ministre de l’intérieur et pas ministre des affaires étrangères, et bien plus encore les conditions dans lesquelles cette relation s’est développée, avec l’omniprésence d’un affairiste, homme de l’ombre rompu depuis des années aux négociations parallèles en marge des gros contrats d’import-export, comme l’était Ziad Takieddine, les déplacements multiples sans but discernable des plus proches collaborateurs du futur président de la République, les rencontres secrètes organisées sur place, est très difficilement compréhensible, sauf à considérer que cette activité dissimulait un secret et qu’il s’agissait en réalité d’obtenir des financements occultes pour la future campagne. »

Et les juges sont catégoriques : les investigations ont « mis en évidence à la fois des paiements et des contreparties ». D’un côté, des financements occultes libyens au profit de la partie française. De l’autre, des faveurs françaises de tous ordres (diplomatiques, juridiques, économiques) au bénéfice de la Libye.

La République et le terroriste

Deux réseaux de corruption présumée ont été identifiés par les enquêteurs. Un premier animé par l’intermédiaire Ziad Takieddine, et le second par son rival au sein de l’équipe Sarkozy, Alexandre Djouhri. Deux hommes qui, malgré leurs lourds CV, ont été au contact direct des plus hautes autorités politiques du pays, au grand dam de plusieurs hauts fonctionnaires ou agents de renseignement qui ont été les témoins impuissants de cette proximité incandescente.

Le réseau Takieddine s’est appuyé en Libye sur un dignitaire de haut rang, le chef des services secrets militaires et beau-frère de Kadhafi, un certain Abdallah Senoussi. L’homme est connu de sinistre mémoire en France après avoir été condamné en 1999 par la cour d’assises spéciale de Paris à la réclusion criminelle à perpétuité pour terrorisme. Senoussi fut l’organisateur, dix ans plus tôt, pour le compte du régime libyen, de l’attentat contre l’avion de ligne DC-10 de la compagnie française UTA, qui a fait 170 morts.

L’un des moments les plus significatifs du pacte corruptif présumé impliquant l’équipe Sarkozy peut se résumer en cinq dates, en lien direct avec Takieddine et Senoussi :

  • 30 septembre 2005. Claude Guéant, directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy au ministère de l’intérieur, se rend en Libye. Le déplacement est organisé par Ziad Takieddine, qui réclame « un caractère secret » pour pouvoir aborder « l’autre sujet important », selon ses archives authentifiées par l’enquête. Lors de son voyage, Claude Guéant va rencontrer secrètement à Tripoli Abdallah Senoussi, pourtant recherché par la France. Le rendez-vous a eu lieu dans le dos des autorités consulaires françaises sur place, sans ambassadeur ni diplomate, sans traducteur ou garde du corps, mais en la seule présence de Ziad Takieddine.
  • 6 octobre 2005. Nicolas Sarkozy fait un voyage éclair d’une journée en Libye. Il y rencontre Mouammar Kadhafi, officiellement pour parler de lutte contre le terrorisme et d’immigration illégale. Plusieurs témoins ont affirmé qu’un soutien libyen à la future campagne présidentielle a alors été évoqué. En garde à vue en 2018, Nicolas Sarkozy a catégoriquement démenti ces témoignages, mais il reconnaîtra que le colonel Kadhafi lui a parlé de la situation judiciaire de Senoussi, une épine dans le pied de la Libye qui cherchait alors à se défaire de son image d’État terroriste.
  • 26 novembre 2005. L’avocat personnel et ami de Nicolas Sarkozy, Thierry Herzogs’envole pour la Libye afin d’y rencontrer l’équipe de défense pénale de Senoussi et de proposer un plan, juridique et politique, devant permettre de rendre caduc le mandat d’arrêt visant le Libyen.
  • 22 décembre 2005. Brice Hortefeux, ministre délégué aux collectivités territoriales françaises, placé sous l’autorité de Nicolas Sarkozy, se rend à son tour à Tripoli, pour un déplacement dont l’ambassadeur de France en poste à l’époque dit, encore aujourd’hui, avoir du mal à comprendre la finalité. Seule certitude : comme Claude Guéant trois mois plus tôt, Brice Hortefeux va rencontrer dans le plus grand secret le terroriste Abdallah Senoussi en présence de Ziad Takieddine.
  • 8 février 2006. Un ancien collaborateur de Nicolas Sarkozy, Thierry Gaubert, un homme avec lequel l’ancien président a gardé des liens soutenus (malgré des dénégations contredites par l’enquête), reçoit sur un compte aux Bahamas 440 000 euros d’argent libyen. Quelques jours avant de percevoir les fonds, qui ont transité par une société offshore de Takieddine, Thierry Gaubert écrira dans une note de calendrier électronique cette mention : « Ns-Campagne ». Il démentira que cela ait un lien avec la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy.

Parallèlement, l’équipe Sarkozy est soupçonnée d’avoir œuvré pendant plusieurs années pour tenter de rendre caduc le mandat d’arrêt visant Senoussi. Une réunion s’est même tenue sur le sujet, à l’Élysée, en mai 2009, entre Claude Guéant et Ziad Takieddine.

Une forfaiture, aux yeux d’une quinzaine de membres de familles de victimes du DC-10, qui ont décidé de se constituer parties civiles au procès des financements libyens. « C’est un mépris pour les familles du DC-10, du mépris pour les mandats d’arrêt internationaux […]. J’ai l’impression qu’on n’en prend pas la mesure. C’est un truc fou d’oser faire ça », a récemment expliqué à Mediapart Danièle Klein, qui a perdu son frère dans l’attentat.

La valse de l’argent noir

D’autres flux ont été cernés par l’enquête. Outre les 440 000 euros du virement Gaubert, les juges ont identifié 1,2 million d’euros de fonds libyens décaissés en espèces depuis un compte suisse par Ziad Takieddine. L’argent a été rapatrié en France avant l’élection présidentielle de 2007, sans lien avec son train de vie selon la justice.

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Nanterre, le 17 novembre 2016. Ziad Takieddine à son arrivée dans les locaux de l’OCLCIFF © Photo Philippe Lopez / AFP

Le même Takieddine s’est par ailleurs auto-accusé d’avoir versé, entre novembre 2006 et janvier 2007, 5 millions d’euros en espèces à Claude Guéant et Nicolas Sarkozy. Le dignitaire libyen Abdallah Senoussi, à l’origine des versements présumés, avait donné des éléments identiques à la Cour pénale internationale (CPI) : même montant, mêmes dates, même intermédiaire et mêmes destinataires.

L’ancien secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant, sera par ailleurs jugé pour avoir perçu en mars 2008, trois mois après la réception fastueuse de Kadhafi à Paris, 500 000 euros derrière lesquels se cachent, d’après l’enquête, l’ancien directeur de cabinet du dictateur libyen, Béchir Saleh, et l’homme d’affaires Alexandre Djouhri. Ce dernier participera d’ailleurs en 2012, au lendemain de révélations de Mediapart sur l’affaire, à l’exfiltration de France du même Béchir Saleh, pourtant visé par un mandat d’arrêt d’Interpol. Le chef des services de renseignement intérieur, le sarkozyste de choc Bernard Squarcini, s’est personnellement impliqué dans l’opération.

Les juges ont par ailleurs établi qu’à la toute fin de l’élection présidentielle de 2007, il restait, dans les armoires fortes de l’équipe de campagne, au moins 250 000 euros en liquide et en grosses coupures qui n’avaient pas été utilisés.

Il faut prendre ce montant comme le révélateur d’une circulation massive d’espèces durant la campagne, selon la police et les juges, qui ont été particulièrement intrigués par l’existence d’une immense chambre forte ouverte par Claude Guéant juste le temps de la campagne présidentielle. Officiellement pour y stocker des discours de Nicolas Sarkozy, d’après ses déclarations en garde à vue.

Plusieurs témoins ayant pris part à la campagne ont confirmé avoir vu des grosses coupures circuler pendant la campagne. Des dons envoyés anonymement par La Poste, selon le trésorier de Nicolas Sarkozy, Éric Woerth, qui a été démenti sur ce point par un ancien responsable du courrier de l’Union pour un mouvement populaire (UMP).

Un document libyen révélé par Mediapart avait indiqué que le montant total que le régime Kadhafi était prêt à verser était de 50 millions d’euros, mais rien ne dit qu’une telle somme a effectivement été versée en totalité.

Un ancien premier ministre libyen, Choukri Ghanem, avait consigné en avril 2007 dans des carnets manuscrits l’existence de plusieurs versements ayant atteint la somme de 6,5 millions d’euros.

Le corps de Choukri Ghanem sera retrouvé flottant dans le Danube, à Vienne (Autriche), en avril 2012 dans des circonstances qui n’ont jamais été établies avec certitude. La police autrichienne a parlé d’un accident, tandis qu’un agent de renseignement américain a évoqué auprès de l’ancienne cheffe du département d’État Hillary Clinton une mort « hautement suspecte » et même « un crime non résolu ».

La stratégie de défense mouvante de Sarkozy

Devant tous les éléments accumulés par les juges et les policiers, Nicolas Sarkozy a discrètement changé de version au fil de l’instruction. Après avoir dénoncé une affaire fabriquée de toutes pièces par des kadhafistes revanchards au moment de la guerre en 2011, l’ancien président a affirmé lors de ses dernières auditions qu’il pensait que les Libyens avaient effectivement versé des fonds en imaginant financer sa campagne présidentielle en 2007.

Mais, fidèle à sa réputation d’homme qui est partout et nulle part à la fois, il ne serait concerné ni de près ni de loin par les faits, a-t-il expliqué en audition, quitte à lâcher en rase campagne ses deux principaux lieutenants, Brice Hortefeux et Claude Guéant. « Je n’avais aucun élément pour connaître ce qu’était la réalité de leur vie », dira-t-il à leur propos sur procès-verbal.

Nicolas Sarkozy défend désormais la théorie selon laquelle l’intermédiaire Ziad Takieddine a escroqué les Libyens en leur faisant croire que l’argent qu’il a touché de leur part était destiné à sa campagne. « Vous vous avancez beaucoup dans votre hypothèse », ont rétorqué les juges à l’ancien président en audition.

« En effet, ont-ils expliqué, en 2006, vous êtes donné vainqueur de la campagne électorale. Mouammar Kadhafi est en train de revenir sur la scène internationale. Ziad Takieddine, à l’époque, dispose d’environ 100 millions d’euros de patrimoine. Pourquoi détourner tous les fonds destinés à votre campagne et tuer “la poule aux œufs d’or” alors que vous allez être en position de diriger le pays et qu’il attend un “retour sur investissement” avec des contrats qu’il pourra signer en invoquant votre soutien ? »

Pour les juges, au contraire, « les rencontres secrètes d’Abdallah Senoussi avec Claude Guéant d’une part et Brice Hortefeux d’autre part caractérisent le fait que les Libyens ont souhaité vérifier directement auprès des plus proches collaborateurs de Nicolas Sarkozy que les paiements étaient bien destinés à sa campagne ».

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