

Crystèle a décidé de reprendre l’exploitation de son père. À une condition : avoir un rythme moins soutenu. Elle n’élève pas de vaches à viande, mais des chèvres angoras pour leur laine.
Saint-Jean-de-Vals (Tarn), reportage
Debout dans sa cuisine, Crystèle Gourjade, 23 ans, tourne les pages d’un vieil album photo. Elle s’arrête et désigne un cliché en papier glacé : on y distingue une version miniature d’elle-même accompagnée de son père, Jean-Pierre Gourjade, prenant la pose dans un tracteur rouge. L’image a été capturée au début des années 2000, quand la ferme située à Saint-Jean-de-Vals (Tarn) était un élevage bovin. « Il n’y a plus de vaches aujourd’hui, mais le décor est toujours le même », dit Crystèle en souriant.
La jeune femme a repris la ferme de son père en septembre 2023. Il élevait une trentaine de vaches à viande. Elle s’occupe désormais d’une cinquantaine de chèvres angoras. « Je ne me sentais pas capable d’élever des vaches, confie Crystèle. Faire les vêlages, avoir un gros cheptel, avec le marché de la viande qui se casse la gueule… C’était une pression qui n’était pas possible. » Elle tenait malgré tout à travailler auprès d’animaux, et cherchait ceux qui lui conviendraient. C’est en 2022, lors d’un passage au Salon de l’agriculture à Paris, que Crystèle a découvert les chèvres angoras. Ce fut une révélation.

Prise de passion, Crystèle a visité pendant un an différents élevages d’Occitanie pour se former sur cette espèce « calme, très sociable, très intelligente ». Elle a ensuite pris la décision d’en élever à plein temps pour récolter sa laine mohair. Celle-ci est désormais transformée en vêtements après une multitude d’étapes — lavage, cardage, peignage et filage réalisés en Italie ; puis teinture, tissage et tricotage opérés en France. Des bonnets, écharpes ou chaussettes que Crystèle récupère et propose à la vente depuis 2024, sur son site et dans un petit local aménagé derrière la chèvrerie.

« Je ne voulais pas de ce rythme »
La transmission du père à sa fille n’allait pas de soi. Même si les Gourjade sont agriculteurs depuis maintenant cinq générations, le père de Crystèle ne tenait pas particulièrement à ce qu’elle lui succède. « C’est un métier contraignant, pas tranquille. Ce n’est pas comme quelqu’un qui fait sa journée au bureau », dit Jean-Pierre. « Il avait peur, se souvient Crystèle. Peur de la difficulté physique, du manque de revenus, de la pression, de la solitude… Parce qu’il l’a vécu lui aussi. »
Elle se souvient avoir vu son père « se tuer à la tâche » avec ses vaches. Jusqu’à se causer des problèmes d’articulations — reconnus comme une maladie professionnelle — l’obligeant à se séparer des animaux en 2010, et à ne garder que ses cultures de céréales. Même si Crystèle rêvait de reprendre la ferme depuis « l’âge de 5-6 ans », il était hors de question pour elle de reproduire ce schéma.

« Je ne voulais pas de ce rythme, dit-elle. Aujourd’hui, je suis très contente de réussir à me libérer du temps. J’arrive à aller à la salle de sport, à voir des copains, à sortir… » Sa présence auprès des chèvres angoras demeure vitale sept jour sur sept, mais demande moins de contraintes que des vaches laitières, par exemple, qui doivent être traites à des heures fixes. Le reste du temps, Crystèle travaille dans ses champs de céréales, comme son père avant elle. Une production qui lui permet d’être autonome dans l’alimentation de ses animaux.
« Un tout petit emprunt »
Une fois la transmission acceptée par son père, tout est allé très vite. Déjà, l’étape de la formation de Crystèle n’a pas été nécessaire. « Elle n’a pas commencé à s’intéresser à l’agriculture à 21 ou 22 ans, précise Jean-Pierre dans un rire. Petite déjà, elle venait sur le tracteur. Quand elle n’était pas en cours elle m’aidait à préparer les semences, quand il fallait déchaumer elle le faisait… » Avec cette expérience familiale et son diplôme de BTS agricole, Crystèle était fin prête à reprendre la ferme.
Tout juste a-t-il fallu modifier l’exploitation. La stabulation (le bâtiment destiné initialement aux bovins) a dû être aménagée pour accueillir les chèvres. Les cornadis (les dispositifs pour limiter les mouvements des animaux au moment de manger) ont été abaissés et les barrières refaites.

Pour racheter l’ancien matériel de son père et obtenir un cheptel de chèvres angoras, Crystèle a contracté « un tout petit emprunt » de 50 000 euros — « c’est très rare de demander aussi peu pour s’installer en agriculture », souligne-t-elle. Elle a également bénéficié d’une dotation d’installation, d’un montant de 17 000 euros. Malgré sa passion, « si je n’avais pas eu la ferme, je ne serais jamais devenue agricultrice », reconnaît-elle. « Je vois les investissements que c’est. »
Difficultés à transmettre en France
La transmission des fermes et leur financement sont justement un enjeu crucial pour l’agriculture française. D’ici dix ans, « le nombre d’exploitations devrait avoir baissé de 30 %, avec 43 % des chefs d’exploitations en âge de partir à la retraite », prévoit le gouvernement. Qui va les remplacer ? Comment empêcher la disparition de cette profession ?
Pour favoriser l’installation des jeunes, Crystèle plaide pour un revenu « au début ». « Quand quelqu’un crée une micro-entreprise, il a une aide les premières années. Nous, on n’en a pas. Alors qu’on est chefs d’entreprise nous aussi ! » dit-elle. Cela permettrait aux nouveaux agriculteurs d’acquérir des terres et de « moins se mettre la pression les trois premières années ».

Outre le manque de financement, un élément peut freiner le renouvellement agricole : le mode de vie. « Les gens aiment les loisirs, être tranquilles, partir à droite à gauche… », analyse Jean-Pierre. Ce qui n’est pas toujours compatible avec la vie agricole. Lui-même n’est jamais parti en vacances, « ou peut-être 1 ou 2 jours, par ci, par là ». Il devait rester auprès de ses animaux.
« Si on pouvait avoir deux jours d’aide par mois pour l’astreinte, payés par la MSA [la sécurité sociale agricole], pour pouvoir se libérer des week-ends, ce serait énorme », imagine Crystèle.
Une bonne première année
Même si elle plaide pour ce système d’aide ponctuelle, la jeune femme tient à rester seule au quotidien. Elle est en couple, mais veut garder son compagnon hors de ses champs. « La ferme reste à la ferme », se marre-t-elle. Et payer un employé serait « trop cher » pour le moment.
Elle bénéficie toutefois de l’aide de son père, qui vient régulièrement conduire le tracteur ou donner du foin aux chèvres. « Si je lui dis de ne pas venir, il se fâche ! » rigole-t-elle. « Elle s’en sort bien sans moi, mais ce qui me fait peur, c’est quand je ne serai plus là, dit Jean-Pierre. Tant que je suis là, elle a quelqu’un à qui demander si besoin. »

Crystèle entame donc sa deuxième année à la ferme. Elle reconnaît qu’elle n’avait « pas anticipé que les ventes de vêtements en mohair étaient autant saisonnières », mais se réjouit surtout qu’aucune chèvre ne soit décédée à cause d’une naissance ou d’une maladie. Pour ne pas mettre toutes ses pelotes de laine dans le même panier, elle a choisi de diversifier ses activités : vente d’animaux de compagnie (lapins, cochons d’Inde, poneys…), de foin, visites pédagogiques de sa ferme…
« Mon père pensait que ça ne marcherait pas, il ne comprenait pas pourquoi des gens auraient envie de venir. Mais moi, j’ai vu des gens émerveillés de voir une poule », dit-elle. Crystèle documente aussi son quotidien sur TikTok, dans des petites vidéos pour faire connaître son travail et ses vêtements. Autant de décisions qui tranchent avec ce que faisait son père auparavant.
Crystèle ne stresse pas pour l’avenir. Si la vente des articles en mohair venait à ne pas suffire, elle dit seulement qu’elle « réfléchira à quoi faire de plus ». « Je me vois faire ça toute ma vie, mais peut-être différemment, avec plus de visites de la ferme et moins de chèvres. Ou alors j’aurai un autre emploi à côté. » Une chose est sûre, l’agriculture ne sera plus comme on l’a connue ces dernières années.

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