
Surnommé le « vice-président », Alexis Kohler a exercé pendant huit ans un pouvoir politique et économique sans précédent aux côtés d’Emmanuel Macron. Sa démission marque un tournant pour le camp présidentiel. Mais que va-t-il faire à la Société générale ?
À de multiples reprises, depuis des mois voire des années, Alexis Kohler avait fait part de son intention de quitter l’Élysée. Des articles faisaient état de manière récurrente de ses états d’âme, de son désappointement à être bridé dans ses tentatives de reconversion dans le privé, en raison de la surveillance de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) veillant au respect des règles sur le pantouflage des hauts fonctionnaires et des ministres. « La seule chose que je peux faire, c’est aller bosser à l’étranger ou faire du consulting », se plaignait-il en juin, selon L’Express.
Il a finalement trouvé un poste à la Société générale (SG). Le groupe bancaire a confirmé jeudi 27 mars dans un communiqué la rumeur qui circulait depuis plus d’un mois : Alexis Kohler va rejoindre la banque en juin comme directeur général adjoint de la SG et président de la banque d’investissement.
Depuis cette annonce, les hommages de ministres, d’anciens ministres, de responsables politiques se multiplient pour saluer « ce grand serviteur de l’État », « son dévouement et son engagement », passant sous silence sa mise en examen pour prise illégale d’intérêts dans le dossier MSC et ses autres ennuis judiciaires. « Alexis Kohler a mis toute son énergie, son talent et sa force de travail hors pair au service de notre projet politique et des Français », a déclaré Emmanuel Macron dans Le Figaro.
Au centre de l’aventure macroniste
Même s’il était prévisible, le départ d’Alexis Kohler, surtout en ce moment d’énormes tensions géopolitiques, crée un effet de souffle dans le camp d’Emmanuel Macron. Car le secrétaire général de l’Élysée a été le pilier de l’aventure politique du chef de l’État, son « frère jumeau », son « cerveau droit », disent certains des proches du président, celui qui a soufflé ou impulsé nombre de décisions et d’arbitrages politiques, géopolitiques et économiques au cours de ces huit dernières années.
Une page se tourne, assurément. Sans afficher ouvertement leur inquiétude, beaucoup s’interrogent sur ce départ et sur les répercussions qu’il pourrait avoir sur les choix présidentiels dans les mois à venir, et sur l’avenir de la Macronie.
Dès 2012, alors qu’il était directeur adjoint du cabinet de Pierre Moscovici aux finances, Alexis Kohler a entretenu des relations suivies avec celui qui était alors secrétaire adjoint de l’Élysée, l’informant de nombre de décisions ministérielles ou des manœuvres de Bercy. Quand Emmanuel Macron arriva au ministère de l’économie à l’été 2014, il choisit naturellement Alexis Kohler – qui avait essayé en vain de rejoindre le groupe familial MSC – comme directeur de cabinet.
Les deux hommes ne se sont plus quittés. Alexis Kohler a été de toutes les réflexions, de toutes les opérations, pour aider son ministre à se créer des réseaux politiques, des lieux d’influence, mettant les moyens et ses connaissances de Bercy à sa disposition. Quittant ensemble le ministère des finances à l’été 2016, Alexis Kohler, tout en travaillant comme directeur financier chez MSC qu’il avait enfin réussi à rejoindre, mit toute sa force de travail « exceptionnelle » au service de la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron, organisant les équipes, relisant les programmes, préparant les réunions.
Un rôle outrepassant toutes les règles
À peine élu, Emmanuel Macron appela en premier Alexis Kohler pour venir le rejoindre à l’Élysée. C’est là qu’il donna sa pleine mesure, exerçant un pouvoir sans précédent. Car Alexis Kohler a pendant huit ans été un secrétaire général « hors norme », « hors cadre », outrepassant toutes les règles et les usages, débordant largement les compétences traditionnelles dévolues à ce poste, au point d’être surnommé le « vice-président ».
S’arrogeant les fonctions de secrétaire général du gouvernement, il a de fait dirigé en direct les administrations centrales, imposé ses vues aux ministres, dicté nombre de choix politiques, fait le budget de la France. Un travail dans l’ombre, jamais expliqué, jamais justifié : revendiquant une quasi-immunité présidentielle, Alexis Kohler s’est toujours refusé à rendre le moindre compte, devant quelque instance que ce soit (parlementaire comme judiciaire), comme l’a prouvé l’affaire Benalla ou son refus de témoigner devant la commission d’enquête sur les comptes publics. L’homme ne se sent tenu de s’expliquer devant personne, sauf Emmanuel Macron.
Cette présence permanente, silencieuse, à tous les conseils, y compris de défense, et à toutes les réunions a souvent indisposé ministres, hauts fonctionnaires, et même les responsables de la majorité. Des arbitrages tombaient, parfois à rebours de ce qui avait été discuté et arrêté et ils ne savaient pas pourquoi. Faute de justification, certains s’expliquaient le changement de pied par une intervention secrète d’Alexis Kohler. Le secret, l’opacité dont s’est entouré le secrétaire général de l’Élysée pendant toutes ces années contribuant à lui prêter un pouvoir et une influence peut-être plus grands que ceux, déjà considérables, qu’il avait.
Depuis le second mandat d’Emmanuel Macron en 2022, réélu sans mandat clair, sans ligne directrice, et surtout depuis 2024, quelque chose semblait s’être distendu dans le tandem formé entre lui et le chef de l’État. Le palais présidentiel est devenu le centre de rumeurs, de complots, de cabales contre le tout-puissant secrétaire général de l’Élysée.
Un cercle de conseillers, autour de Bruno Roger-Petit, Pierre Charon, Jonathan Guémas, et ayant l’oreille de Brigitte Macron, s’est formé dans l’aile droite du palais présidentiel, contestant jour après jour les orientations « suggérées » par Alexis Kohler et ses proches. Ces « apprentis sorciers » ont été à l’origine de la dissolution de juin 2024. Et Alexis Kohler ne s’est pas opposé à cette décision politique calamiteuse.
Une annexe de Bercy et des banques d’affaires
Mais dans ses fonctions, Alexis Kohler a étendu son emprise bien au-delà des choix politiques et administratifs : il s’est approprié un pouvoir de décision sur l’économie qui n’a jamais été dans les attributions d’un secrétaire général de l’Élysée. À le suivre, tous les dossiers le concernaient, tout était de son ressort, que ce soit dans le public ou le privé. Le bureau d’Alexis Kohler est devenu une sorte d’annexe de Bercy et des banques d’affaires, où financiers, banquiers, industriels venaient plaider leur cause, où des deals se concluaient dans le secret, avec l’onction présidentielle.
« Il estimait avoir une totale légitimité pour s’occuper de tout, vraiment de tout, sans qu’on trouve une cohérence dans ses arbitrages. Tout a été au coup par coup, sans esquisser la moindre politique industrielle, sans demander à l’administration de mettre en place des moyens là où il y avait des manques », analyse un observateur industriel.
Tour à tour, Alexis Kohler, sans s’appuyer sur le moindre avis extérieur, s’est saisi des dossiers, et a rendu ses arbitrages. Il a ainsi tranché la reconfiguration d’Engie, la gouvernance d’Orange, décidé de l’avenir du nucléaire en France et de celui d’EDF, des chantiers navals, donné ses vues sur le sort de l’audiovisuel public.
Décidé à étendre le champ de ses compétences, il s’est mêlé des opérations dans le privé. Du sort de PSA dans sa fusion avec Stellantis, à la réorganisation de Technip après sa désastreuse fusion avec l’américain FMC qu’il avait pourtant approuvée, de l’OPA de Veolia sur Suez qui lui vaut aujourd’hui d’être sous enquête judiciaire, à la vente de Doliprane, en passant par la déconfiture d’Atos, sans parler de l’exploitation de Vittel ou Perrier par Nestlé Waters ; tout, à un moment ou à un autre, est remonté jusqu’à lui. La pertinence de ses choix n’est pas patente.
À de nombreuses reprises, des patrons du CAC 40 et de grandes entreprises ont confié leur énervement face à cet « interventionnisme d’un autre temps ». Mais leurs plaintes étaient souvent formulées à voix basse, par peur de froisser le tout-puissant secrétaire général. D’autant que les mêmes, parfois, n’hésitaient pas à venir solliciter Alexis Kohler pour obtenir l’appui élyséen dans leurs projets. Une visite des industriels électro-intensifs se plaignant ces derniers jours de l’attitude d’EDF a suffi pour obtenir le limogeage du patron de l’électricien public, Luc Rémont.
L’ombre de la justice
À sa sortie du palais présidentiel, Alexis Kohler va retrouver des dossiers judiciaires qui ont pesé pendant tout son passage à l’Élysée. Son conflit d’intérêts avec le groupe familial MSC, révélé par Mediapart en 2018, et sa mise en examen pour prise illégale d’intérêts, en septembre 2022, ont été des ombres, malgré le soutien permanent d’Emmanuel Macron. Le 2 avril, la Cour de cassation doit se prononcer sur la demande de prescription sur ses interventions en faveur de l’armateur italo-suisse. Demandes qui lui ont été refusées par deux fois par le tribunal judiciaire et par la cour d’appel de Paris.
Avec l’appui de la commission des finances, Éric Coquerel a annoncé de son côté vouloir engager une procédure contre Alexis Kohler pour avoir refusé de témoigner sur les dérives budgétaires de 2024, au nom de l’immunité présidentielle. De son côté, la commission d’enquête sur le scandale de Nestlé Waters a demandé de l’auditionner après les révélations de plusieurs enquêtes de son intervention – une de plus – dans le dossier, allant contre l’avis des administrations responsables, pour laisser le champ libre au groupe suisse. Personne ne sait s’il acceptera de témoigner.
Dans un tel climat, une question se pose : pourquoi la Société générale recrute-t-elle l’ancien secrétaire général de l’Élysée, personnage brillant et puissant mais qui peut aussi lui attirer des risques de réputation ? « À la différence des présidences précédentes, la nouvelle direction de la Société générale [conduite par Slawomir Krupa – ndlr] n’a plus les mêmes entrées auprès de l’exécutif et de la haute administration. Prendre Alexis Kohler, c’est la meilleure entrée possible pour avoir accès à tout, au président, à l’Élysée, à Bercy », explique un proche du dossier.
Dans son communiqué, la Société générale indique qu’Alexis Kohler « assistera le directeur général dans la mise en œuvre des programmes de transformation de l’entreprise ». À la peine depuis la crise de 2008, la banque est engagée dans un programme de restructuration (fusion avec le Crédit du Nord, fermeture de nombreuses agences) et de transformation, accompagné d’un vaste plan de suppressions de postes.
Sas de décontamination
Alexis Kohler a-t-il pour mission d’aller au-delà et d’engager des changements encore plus radicaux ? Dans un entretien accordé à Bloomberg en mai 2024, Emmanuel Macron s’était déclaré favorable à un rachat de la banque par le groupe espagnol Santander, au nom de l’union bancaire et des marchés européens. « Agir en Européens signifie avoir besoin de consolidation en tant qu’Européens », avait-il expliqué.
La deuxième mission d’Alexis Kohler, en tant que président de la banque d’investissement, est de « coordonner de façon globale les activités de fusions et acquisitions, de marché des capitaux actions et de financements d’acquisition ainsi que les équipes chargées des relations clients ». En un mot, Alexis Kohler va monétiser son immense carnet d’adresses pour la banque.
Lors de tout départ de haut fonctionnaire et de ministre dans le secteur privé, la HATVP rend son avis, en fixant souvent des réserves et des limites sur leurs champs d’intervention dans le privé : il leur interdit d’avoir la moindre action sur les dossiers qu’ils ont pu avoir à traiter auparavant. La même règle a-t-elle été appliquée pour Alexis Kohler ? Et si oui, compte tenu de ses interventions multiples sur tous les dossiers, quelles sont les interdictions qui lui ont été signifiées ? Interrogée, la HATVP n’a pas répondu à nos questions.
Pour certains observateurs et responsables politiques, ce poste à la Société générale ne leur paraît que provisoire. Ils n’imaginent pas Alexis Kohler se tenir longtemps très éloigné du pouvoir. Ce poste à la Société générale serait juste un passage, un « sas de décontamination », avant de voler vers d’autres fonctions qui lui ont été refusées du fait de ses fonctions élyséennes.
Son intérêt pour la Caisse des dépôts et consignations, là où est logée une partie substantielle de l’épargne des Français et des Françaises, est cité avec insistance. Le poste lui a été refusé en raison de ses activités très larges de secrétaire général de l’Élysée par la HATVP. Mais si tel est encore son projet, un alignement des planètes pourrait le favoriser : par une heureuse coïncidence, son ami Jean Maïa – qui, en tant qu’ancien directeur des affaires juridiques, l’avait aidé en 2014 à cacher son conflit d’intérêts à la commission de déontologie de la fonction publique – vient d’être nommé président de la HATVP le 26 mars.
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