Dédié à tous les trotskystes qui, à propos de la guerre en Ukraine, devraient prendre de la graine chez… Trotsky. Et Lénine.
Trotsky rappelle, en 1935, ce qu’il avait proposé, en 1918, au Comité Central du Parti Bolchevik, dans la continuité de ce qu’avait fait Lénine en recevant un officier royaliste français proposant ses services à la révolution russe et avec son appui, le texte (1) énonçant qu’ « En tant que parti du prolétariat socialiste, se trouvant au pouvoir et menant la guerre contre l’Allemagne, nous prenons, par le moyen des institutions d’Etat, toutes les mesures pour armer et approvisionner le mieux possible notre armée révolutionnaire par tous les moyens nécessaires ; dans cette perspective, il faut trouver lesdits moyens là où il est possible de le faire, et par conséquent aussi chez les gouvernements impérialistes. (Notre) parti conserve la complète indépendance de sa politique extérieure, ne donne aux gouvernements capitalistes aucun engagement politique et, dans chaque cas particulier, examine leurs propositions sous l’angle de l’utilité finale ».
On pourrait estimer, (trop) vite fait, (pas trop) bien fait, que la prise de position dudit Trotsky, dans ce texte, en faveur de l’armement défensif de la Russie, face à la guerre que mène contre elle l’Allemagne, par recours aux fournitures d’armes auprès, en l’occurrence, de la France impérialiste, se plaçant dans le contexte d’une défense de la révolution bolchévique, ne pourrait justifier stricto sensu que l’on soutienne, en tant qu’anticapitaliste révolutionnaire, la décision d’un gouvernement capitaliste, comme est celui de l’Ukraine, de s’approvisionner en armes chez les gouvernements impérialistes. Donc acte ? Eh bien, non.
Vous aurez remarqué que j’utilise le conditionnel « ne pourrait justifier stricto sensu » car je pose la première question à l’adresse des puristes révolutionnaires, trotskystes, d’aujourd’hui qui justifient de ne pas soutenir la résistance ukrainienne parce que, voyez-vous, justement l’Etat ukrainien est capitaliste, ce qui, s’appelle capitaliste, et, par ailleurs, soutenu par les impérialismes occidentaux. Tellement capitaliste qu’en se servant des armes reçus de ces Etats, il signe, disent nos puristes, qu’il est irrévocablement leur marionnette (le peuple ukrainien aussi ?) !
Pourtant, n’est-il pas déjà « impur » qu’un Etat révolutionnaire anticapitaliste, communiste, anti-impérialiste, comme était le jeune Etat bolchevik, aille chercher à se défendre d’un Etat impérialiste en se proposant de s’armer chez les ennemis impérialistes de celui-ci. Trotsky, soutenu, comme dit, par Lénine, ne signa-t-il pas une honteuse capitulation par …compromission sur la question des armes avec des impérialistes ? Non, crois-je pouvoir anticiper, me direz-vous, soucieux que vous êtes de défendre à tout crin la pureté révolutionnaire de votre mentor, la Russie bolchévique, prévisible réaction, ce n’est, tout de même, pas comme l’Ukraine aujourd’hui où il ne s’agit pas de défendre une révolution communiste anticapitaliste ! Oui, mais il s’agit, pour Trotsky, de la défendre en allant s’armer chez l’ennemi impérialiste ! C’est cela qui devrait faire problème chez vous, non ?
Rendez-vous compte, une révolution, et pas n’importe laquelle, car elle est votre référence centrale, aurait eu raison de procéder comme elle a fait sous l’égide de Trotsky et de Lénine, ce qui impliquerait que, suivant ce modèle de révolution, vous procéderiez de même si la révolution socialiste triomphait : vous iriez chercher des armes auprès de l’Etat impérialiste qui s’opposerait à notre Etat impérialiste (et ses alliés) que nous combattons ? Imaginons, par exemple, auprès de l’Etat poutinien ? Je crois comprendre, avec l’avantage, que, pour vous, il n’est pas vraiment impérialiste, ni même, capitaliste (ne parlons même pas, dans l’instant, de dictatorial), voire qu’il pourrait y subsister quelques bons résidus de la glorieuse révolution bolchévique… que Staline inexplicablement n’aurait pas détruits (je m’adresse ici plus précisément à Lutte Ouvrière). Et cela, comme on le constate en Russie, sans aucune mobilisation de masses bolchévisées, on se demande bien pourquoi, c’est ça ?
Poursuivons par une autre question : que penser de ce que, sur un plan principiel, écrit Trotsky, en faisant référence à l’appui que lui apportait Lénine sur un mode enjoué : « Lénine n’était pas présent à cette séance du comité central. Il envoya une lettre. En voici le texte authentique : « je prie de compter ma voix pour la prise de pommes de terre et d’armes chez les brigands impérialistes anglo‑français ». Voilà comment le comité central d’alors des bolcheviks se comportait, en ce qui concerne l’utilisation des antagonismes capitalistes : des accords pratiques avec les impérialistes (prendre les pommes de terre) sont parfaitement admissibles ; mais une solidarité politique avec les brigands impérialistes est absolument inadmissible. » ?
Ne croyez-vous pas, ce qui vous permettrait de sortir du guêpier dans lequel cet écrit de Trotsky, risque de vous plonger, que ce qui y est proposé, en démarche pratique, pour un Etat révolutionnaire socialiste, d’utiliser des armes impérialistes, pour défendre la révolution en cours vaudrait aussi pour définir en contexte capitaliste, qui plus est, de guerre, le positionnement des révolutionnaires soucieux de faire advenir une révolution socialiste, démocratique, respectant les droits et libertés des peuples (tirant les leçons de ce qu’a été la dérive stalinienne qui a fini par produire le poutinisme d’Etat) ?
Je m’explique : dans les deux cas, celui de la proposition, faite par Trotsky, avec l’appui de Lénine, de défendre l’Etat soviétique contre l’impérialisme allemand en recourant aux armes de l’impérialisme français, et celle des révolutionnaires ukrainiens de soutenir, comme ils le font, le droit de leur pays à s’armer auprès des impérialistes occidentaux contre l’invasion impérialiste (et néofasciste) russe, comment ne pas voir pas qu’il y a commune légitimation de principe…pratique, pour une révolution en marche comme pour une révolution à faire advenir, du droit à éviter …qu’elles soient détruites ? Surtout, comme il est dit dans le texte de Trotsky, dans le cadre d’une indépendance politique totale maintenue envers lesdits fournisseurs impérialistes d’armes. Indépendance jugée non seulement nécessaire pour ne pas renier le processus révolutionnaire mais très clairement tout à fait possible à maintenir…si on est… clair dans sa tête de révolutionnaire ! Ce qui est le cas de la gauche anticapitaliste ukrainienne (anarchiste, trotskyste…) qui tient les deux bouts, lutte armée (avec les armes des impérialistes) contre l’agresseur russe, ET, lutte politique, certes dans les conditions difficiles de la guerre, et c’est tout à leur mérite, contre les mesures néolibérales antisociales, antiécologistes et antiféministes, et d’alignement politique avec les impérialismes, du gouvernement de Zelensky !
Ne pouvons-nous comprendre que l’idée d’émancipation révolutionnaire, qu’elle ait réussie à prendre forme concrète ou qu’elle soit conçue comme projet à concrétiser, nécessite, comment dire, pardon pour l’évidence de porte ouverte enfoncée, que certains maintiennent fermée pour s’enfoncer dans la faute politique, je reprends, ne pouvons-nous comprendre que défendre l’idée d’émancipation implique d’avoir pour impératif catégorique qu’elle ne soit pas éradiquée par la contre-révolution ? La révolution, y compris quand elle est embryonnaire, comme en Ukraine ou ailleurs (en France), n’a-t-elle pas horreur du vide que vise à créer la guerre menée contre elle?
Je reconnais, à votre (dé)charge, qu’il faudrait pour cela, comme voie de sortie du purisme dogmatique qui est le votre, tout à l’opposé de la position de Trotsky, en 1918 et réitérée comme juste en 1935, attentive à intégrer les changements d’une réalité en constante évolution à l’analyse marxiste (2), que vous voyiez, en Ukraine, qui est l’ennemi qui mène la guerre d’anéantissement de la démocratie comme des possibles de révolution ! Et incidemment, car vous ne les « voyez » pas, ce qu’est le peuple qui s’oppose à cette guerre et qui sont les révolutionnaires (aussi existants et aussi minoritaires que vous l’êtes, et donc ?) qui appuient cette résistance populaire !
Allez, j’avoue ne pas vraiment attendre de vous que vous soyez capables de faire quelque chose de ce texte de Trotsky vous permettant de sortir de l’impasse rédhibitoire dans laquelle vous vous enfermez concernant la guerre en Ukraine. Ce post est adressé avant tout à ceux et celles qui, à gauche, cherchent comment être internationalistes avec l’Ukraine, comme cela se fait avec la Palestine et bien d’autres, à travers le brouillage politique et la démobilisation que vous contribuez, avec d’autres plus puissants que vous, à instaurer à gauche sur la première.
(1) Autres sources de l’extrait mis en illustration de ce post. Voir le chapitre « Que signifie le compromis de Lubersac ? » :
(2)Trotsky 1918/1935/1940, une ligne de conduite cohérente d’internationalisme révolutionnaire, redondance volontaire.
« Une attitude intransigeante envers le militarisme bourgeois ne signifie nullement que le prolétariat entre en lutte dans tous les cas contre son « armée nationale ». […] Si demain les fascistes français tentaient de se lancer dans un coup d’Etat et que le gouvernement Daladier se trouvât contraint de faire agir l’armée contre les fascistes, les ouvriers révolutionnaires, tout en maintenant une indépendance politique complète, lutteraient contre les fascistes, à côté des troupes. Ainsi, dans toute une série de cas, les ouvriers se trouvent contraints non seulement d’admettre et de tolérer, mais encore de soutenir activement des mesures pratiques d’un gouvernement bourgeois. » (cf Trotsky, Contre le fascisme 1922-1940, ed Syllepse, note p 798)
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