Expulsion de la Gaîté Lyrique : au petit matin, la honte

 18 mars 2025

Béchir Saket, communicant et activiste écologiste, témoigne de l’évacuation brutale de la Gaîté Lyrique, où plus de 400 jeunes, majoritairement mineurs isolés, ont été expulsés à l’aube sous une répression féroce. Entre violences policières, manipulations médiatiques et cynisme d’État, il raconte une matinée où l’ordre a prévalu sur la dignité humaine.

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Bechir Saket

Consultant en affaires publiques, Militant écologiste

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C’est fou comme nos repères changent. Le 23 août 1996, l’évacuation brutale de l’église Saint-Bernard, occupée par 300 sans-papiers, avait provoqué un électrochoc national. Ce matin, ce qui s’est joué à la Gaîté Lyrique semble presque accepté, comme si la violence institutionnelle était devenue une routine, un bruit de fond auquel on s’est habitué.

Au fond, ce que nous avons vécu n’est rien d’autre qu’une expulsion de plus, menée avec la même mécanique implacable. La Préfecture de Police et la Mairie de Paris avaient choisi leur camp : la force plutôt que la justice.

Un arrêté préfectoral publié la veille. Un déploiement policier massif à l’aube. Une répression méthodique, justifiée par un discours officiel ficelé en amont. Rien n’a été laissé au hasard, sauf la dignité des jeunes expulsés.

L’objectif n’était pas de leur offrir une solution. L’État savait parfaitement que cette expulsion ne réglerait rien. Il ne s’agissait pas de les aider, mais de les effacer du paysage. Mais on n’efface pas la misère avec des matraques. Là où l’État expulse aujourd’hui, il créera une autre Gaîté Lyrique demain.

Rien n’a surpris, tout était écrit d’avance.

L’avant

Le réveil sonne. 5h pile. La veille, les réseaux associatifs alertaient : la préfecture de police passera à l’action.

À 5h35, après une douche rapide et un trajet en vélo, j’arrive rue Papin. (Et non Papon, comme certain·e·s l’ont souligné avec ironie.) L’air est glacial. 2°C, mais une morsure bien plus brutale que ce que le thermomètre laisse entendre.

Tout est déjà en place. Des dizaines de fourgons verrouillent le quartier, encerclent la Gaîté Lyrique comme une place forte à reprendre. Les gyrophares strient la nuit, les CRS sont casqués, boucliers levés, prêts à fondre sur l’entrée du bâtiment. Il n’y a pas d’urgence sanitaire, pas de raison impérieuse. Juste un ordre, méthodique, implacable.

À l’intérieur, la tension est palpable. 400 jeunes, livrés à eux-mêmes, entassés dans un lieu qui était devenu leur seul refuge. Peu ont dormi, la peur a remplacé l’épuisement. Beaucoup se demandent si la mobilisation citoyenne suffira à leur offrir quelques nuits de répit supplémentaires.

Mais tous savent que ce matin, tout bascule.

Dehors, nous sommes déjà 200. Élu·e·s, militant·e·s, citoyen·ne·s. Un rempart humain face à une machine bien huilée. On sait qu’on ne gagnera pas cette bataille. Mais on refuse de la perdre sans lutter.

La charge

6h. L’ordre tombe. Les CRS chargent. Sans sommation. Ils foncent, matraquent, projettent au sol. Les corps volent, les cris percent l’aube glaciale. La violence n’est pas un dérapage. C’est une méthode.

Au coin du boulevard Sébastopol, je croise la députée Danielle Simonnet, des visages familiers de militants aguerris. La foule est disparate, multiple. Tous les âges, toutes les luttes, tous les parcours. C’est la gauche qui se lève tôt pour défendre ses droits.

Les écologistes sont là, en nombre. Paris a toujours été une ville de mobilisation pour les laissés-pour-compte. C’est un héritage, une tradition militante. Jacques Boutault, ancien maire du 2e arrondissement, avait protégé les squats sur son territoire. Aujourd’hui, il est adjoint au maire de Paris Centre. Il est là, fidèle à ses engagements. Raphaëlle Rémy-Leleu est postée à l’autre extrémité de la place. Amina Bouri nous rejoint, Corine Faugeron aussi. De fait, la grande majorité des élu-e-s écologistes de Paris en général et de Paris centre en particulier se sont mobilisés pour sauver la Gaîté.

Tout ça, avec le soutien de nombreuses associations, de militants chevronnés : bref, une belle foule, organisée et compacte qui ne craint pas les tours de force. et qui ne se laisse pas aller aux abus. Les principes de la désobéissance pacifique sont connus, maîtrisés. Et pourtant… la démonstration de force côté Préfecture est écrasante. En quelques minutes, les forces de l’ordre verrouillent la Gaîté Lyrique. Une expression en anglais qu’on n’arrivera jamais à traduire en français pour lui conférer la même intensité. Ce matin, they beat the shit out of us. Ce n’était pas une expulsion mais un assaut.

La division

Dès les premières minutes, la stratégie policière est limpide : diviser pour mieux frapper.

Officiellement, la Préfecture de Police affirme vouloir garantir qu’un maximum de jeunes puissent être hébergés. Mais derrière cette communication bien huilée, la réalité est toute autre. Il y avait autrefois le mythe de la guerre propre ; voici venu le fantasme de l’expulsion humanitaire.

L’objectif est clair : faire pression sur les mineurs pour qu’ils acceptent d’être embarqués dans des fourgons en direction de villes éloignées, hors d’Île-de-France. Leur proposer un hébergement d’urgence, mais sans tenir compte de tout ce qui les rattache à Paris : leurs sociabilités précaires, leurs petits boulots, leurs repères dans la ville, les rares réseaux de solidarité qui les aident à survivre, et surtout le bureau qui gère leur demande de reconnaissance de minorité.

Alors ils résistent. La grande majorité refuse de partir. Le premier groupe, qui réunit l’essentiel des jeunes et des collectifs qui les soutiennent, reste soudé. Seule une poignée accepte de monter dans les véhicules. On me souffle que la destination prévue est Rouen. Un exil imposé, loin de tout ce qu’ils connaissent, dans une ville où aucun suivi ne leur est garanti.

L’autre groupe, le nôtre, est tenu à l’écart, suffisamment loin pour nous empêcher de communiquer avec les jeunes. On y retrouve la moitié des militant·e·s associatifs, la plupart des élu·e·s et celles et ceux qui ont fait le déplacement. C’est aussi là que les communicants de la Préfecture s’affairent, cernant les journalistes pour leur livrer les éléments de langage bien rodés. L’opération est maîtrisée, orchestrée jusque dans la narration officielle.

Dans la confusion, certains jeunes tentent de fuir. Mais le piège est déjà refermé. Bloqués dans le premier périmètre, quelques-uns essayent de passer les grilles du parc situé en face de la Gaîté. Erreur fatale. Les CRS sont déjà postés là. Ils verrouillent chaque issue, rabattent les jeunes vers la foule massée, les forcent à rester sous leur contrôle.

Un jeune, valise à la main, a contourné le dispositif. Il a traversé. Il voit une ouverture, il tente de passer de l’autre côté de la grille pour s’échapper. Mais un policier surgit et le plaque violemment au sol. Aucune nécessité, aucun danger, juste une démonstration de force.

À cet instant, j’ai eu une pensée terrible, une pensée que je vous livre ici sans filtre : ils ne veulent pas seulement les expulser. Ils veulent les écraser.

L’abus 

À partir de 7h, la préfecture a pris la Gaîté, mais elle veut aller plus loin. À défaut d’avoir trouvé une justification morale à son intervention, elle va chercher des coupables.

Les charges continuent. Les manifestants nassés devant la Gaîté sont repoussés vers le boulevard Sébastopol. Un piège. La circulation n’a pas été coupée. Les CRS chargent, poussant les manifestants au milieu des voitures en mouvement. Certains s’effondrent, sous les coups, sous la panique. On bloque une rue, puis une autre. On nasse, on mélange, on disperse. Plus personne ne sait où aller.

Pendant que la confusion s’installe, des renforts arrivent. Dans le cortège de 8h, Marianne Maximi, députée Insoumise du Puy-de-Dôme, et Pouria Amirshahi, député écologiste de Paris. Ils sont là, ils se mobilisent. Un blessé est repéré, un groupe s’organise et forme une ligne humaine pour sécuriser son évacuation. Plus loin, une militante écologiste prend un coup de matraque sans broncher.

Les coups pleuvent. Les blessés s’accumulent. Les pompiers n’arrivent pas. Ils attendent l’autorisation des CRS pour intervenir. Il faut qu’un chef décide. Trente minutes. Trente minutes où des jeunes blessés restent au sol, sans soins. Trente minutes d’attente absurde, d’indifférence organisée.

La violence physique se double d’une violence administrative. Une bureaucratie de la douleur en somme.

Le climax

J’ai toujours eu cette impression étrange que les scènes de violence nous semblent interminables alors qu’elles se déroulent en réalité en une fraction de seconde. Mais ce matin-là, tout s’est étiré. Chaque minute pesait d’un poids insoutenable. Les charges, les bousculades, puis l’attente. L’impression d’une bataille en suspens, d’un affrontement qui refusait de s’achever.

Peu à peu, le cortège se vide. Les travailleurs partent au bureau, la ville reprend son cours, les passants détournent le regard. Mais l’histoire n’est pas finie. Comme une dernière pièce venant parfaire un scénario bien huilé, l’extrême droite fait son entrée.

Ce n’était ni un hasard, ni un dommage collatéral. C’était la suite logique d’une répression qui avait déjà choisi son camp.

Vous connaissez Vincent Lapierre ? Journaliste d’extrême droite. Il avait déjà réalisé une vidéo sur la Gaîté il y a quelques semaines. Ce matin, il est de retour. Son objectif est clair : se placer au centre, provoquer une réaction, obtenir l’image qui justifiera la répression.

Désormais, plus question de parler des jeunes expulsés, plus question de rappeler qu’ils sont livrés à eux-mêmes. Il faut créer une nouvelle histoire. Une histoire où les occupants sont des délinquants. Où leurs soutiens sont des dangereux militants. Où la police ne réprime plus, mais protège la République.

Mais lorsqu’il n’y a pas d’anarchistes ? On les fabrique.

Lapierre s’installe près des CRS. Il refuse de partir, malgré les injonctions des manifestants. Il a le droit de rester, bien sûr. Mais il ne veut pas rester. Il veut que ça parte.

Et ça part. Des manifestants s’approchent. Les CRS déclenchent une charge ultra-violente. Une journaliste de Radio Africa est matraquée, projetée au sol. Ses affaires sont piétinées, dispersées.

Lapierre, lui, reste intouchable.

D’un côté, un journaliste d’extrême droite sous protection policière. De l’autre, une journaliste noire matraquée et jetée à terre. Ce n’est pas un incident. C’est un message.

Le dénouement

À 9h, la préfecture annonce fièrement que la Gaîté Lyrique est « libérée ».

Libérée de quoi, au juste ?

Les jeunes ne sont plus dans le bâtiment, mais ils sont toujours là. Ils errent dans les rues avoisinantes, sans destination, sans repère, sans solution. Certains se cachent, d’autres cherchent où passer la nuit. La veille encore, ils avaient un toit, une forme d’organisation, des liens de solidarité. Ce matin, ils n’ont plus que le froid et la peur.

Les manifestants, eux, restent debout. Leur défaite est relative. L’État peut disperser une foule, mais il ne peut pas éteindre la colère. Il ne peut pas faire disparaître l’injustice criante de cette scène où des adolescents sont pourchassés comme des criminels, où des militants sont frappés pour avoir tenté de leur tendre la main.

Les élus et les associations dénoncent, mais leurs voix se heurtent au mur d’une administration qui a déjà tourné la page. L’opération est terminée, les images circulent, le récit officiel se met en place. On parlera d’une expulsion « nécessaire », « contrôlée », « humanitaire ». On évitera de dire que l’immense majorité des jeunes ont refusé les « solutions » proposées parce qu’elles les envoyaient loin, hors de Paris, hors de tout ce qu’ils connaissent et de ce dont ils ont besoin pour survivre.

Demain, un autre bâtiment sera occupé. Peut-être une école désaffectée, un gymnase, un chantier à l’abandon. Dans quelques semaines, une autre expulsion aura lieu, avec les mêmes scènes, la même mécanique bien rodée. Rien n’a changé. Rien n’a été résolu. L’État ne fait que repousser le problème, déplacer les invisibles sans jamais les voir.

Nous étions là. Nous avons vu. Nous avons témoigné.

Nous savons que cette expulsion n’était pas une fin, juste un chapitre de plus dans une histoire de mépris et de violence.

Nous continuerons à dénoncer cette mécanique absurde. Nous serons là quand la prochaine Gaîté Lyrique apparaîtra. Nous continuerons à exiger de vraies solutions, dignes et humaines.

Parce qu’au fond, la seule question qui compte, c’est celle-ci : que reste-t-il d’une société qui cogne ses enfants et protège ses bourreaux ?

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