Penser la systématique

Par Michael Roberts , le 16 mars 2025

Les sociologues marxistes canadiens Murray E.G. Smith et Tim Hayslip ont écrit un ouvrage approfondi et de grande portée qui vise à élaborer et à populariser les principes du « raisonnement dialectique ». Le titre complet de l’ouvrage est « Penser la systématique : Raisonnement critique et dialectique pour une époque périlleuse et un plaidoyer pour le socialisme ».

Karl Marx a déclaré : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; il s’agit de le changer. » Smith et Hayslip ajoutent à cette observation : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter la pensée humaine de diverses manières. Il est cependant nécessaire de l’améliorer – considérablement. » Selon les auteurs, ce besoin ne peut être satisfait par des controverses et des discours incessants présidés par les connaisseurs philosophiques, mais seulement en dotant les masses de travailleurs et de jeunes d’un cadre cognitif pour comprendre une réalité en rapide évolution et de plus en plus périlleuse – à savoir le raisonnement dialectique. Il existe de réelles contradictions, médiations et lois du mouvement dans trois « champs ontologiques » distincts, mais également interpénétrants : le naturel, le social et la conscience (activité consciente humaine).

Le raisonnement dialectique est essentiel pour que les humains améliorent leur compréhension du monde naturel, de la société humaine et des relations entre les deux. Le paradigme particulier du raisonnement critique-dialectique proposé par les auteurs est appelé « Pensée Systématique » (PSS). La PSS désigne des méthodes et des modes de pensée qui favorisent une vision plus systématique (scientifique) du monde, améliorant considérablement notre capacité à découvrir « des vérités objectives sur la condition humaine actuelle et à révolutionner notre compréhension individuelle et collective d’un monde plus vaste que la plupart d’entre nous appréhendent de manière beaucoup trop passive ».

Tout au long de cet ouvrage de 350 pages, les auteurs soutiennent que le TSS est nécessaire pour éliminer les fausses nouvelles et la désinformation, pour défendre les faits plutôt que les simples opinions, pour défendre le concept de vérité objective contre les tendances culturelles et intellectuelles qui permettent ou même encouragent le mensonge pur et simple, et pour accroître la pensée rationnelle contre les idées irrationnelles générées par des modes de pensée qui s’appuient sur la « foi aveugle » (à la fois religieuse et laïque), ce que Smith et Hayslip appellent le « fidéisme ».

Selon les auteurs, la TSS doit être considérée comme une « boîte à outils pour l’esprit », conçue pour améliorer notre façon de penser le monde, d’aborder les problèmes et d’analyser et d’évaluer l’information. « Son fondement est l’insistance sur le fait qu’une compréhension pleinement adéquate de notre monde et de ses problèmes nécessite une attention particulière aux forces spécifiquement sociales qui y sont à l’œuvre. » L’acronyme TSS désigne donc non seulement la pensée systématique, mais aussi la prise au sérieux du social.

Comment les auteurs procèdent-ils ? Outre l’importance considérable accordée à la catégorie du « social » dans l’analyse de la condition humaine et de ses relations avec le « naturel » et ce que la philosophie traditionnelle appelle « l’idéal », ils soutiennent qu’il est nécessaire de partir de concepts abstraits simples et de progresser vers des concepts plus complexes. Cette approche s’inscrit dans la démarche de Marx lui-même, qui analyse scientifiquement le monde apparemment chaotique dans lequel nous vivons.

Le Capital de Marx ne commence pas par une analyse des aspects macroéconomiques quotidiens des économies modernes (par exemple, le PIB, les impôts, les tarifs douaniers, les mouvements monétaires et bancaires). Il s’appuie plutôt sur une analyse de la marchandise individuelle, minuscule molécule de la production capitaliste, et de sa double nature de valeur d’usage et de valeur d’échange. La marchandise, qu’il décrit comme la « forme élémentaire » de la richesse des sociétés capitalistes, existe comme un phénomène réel et concret de la vie quotidienne sous le capitalisme. Marx entraîne ensuite ses lecteurs dans des investigations et des explications plus complexes de phénomènes tels que le travail salarié, le capital, la monnaie, le système bancaire et les crises capitalistes.

Les auteurs reconnaissent que la logique formelle (par exemple, A = A, mais pas B) est fondamentale et utile dans de nombreuses circonstances. Mais elle est inadéquate face au changement, tant dans la nature que dans la société. Les apparences peuvent être trompeuses. À un moment donné, les auteurs nous présentent l’exemple d’une rivière. Chaque rivière possède une identité unique et distinctive. Chaque plante est différente d’une autre, chaque animal est différent. C’est formellement logique : A = A, mais pas B.

Mais cela ne nous mène pas loin. Les rivières coulent et changent, les glands se transforment en arbres, les larves se transforment en papillons. Comme le disait le philosophe grec Héraclite, on ne peut pas se baigner deux fois dans la même rivière, car « sur ceux qui y entrent, coulent des eaux différentes et à nouveau différentes ». En effet, le simple fait de se baigner dans une rivière contribue à la rendre différente d’un instant à l’autre. La logique formelle est statique et n’offre aucune méthode pour comprendre les processus de changement et de contradiction. Comme l’a dit Trotsky, la logique formelle est un instantané, tandis que la logique dialectique est un film. A n’est pas toujours égal à A, car il peut s’être transformé en B. Comme le disent les auteurs : « La pensée dialectique nous enjoint de penser temporellement et de considérer le présent lui-même comme un simple moment de l’histoire. »

Comment ces idées peuvent-elles être appliquées aux problèmes et controverses actuels ? À mon avis, un exemple est que le raisonnement dialectique peut nous aider à comprendre la nature de l’économie et de l’État chinois. Beaucoup disent qu’ils sont capitalistes ; d’autres disent qu’ils sont socialistes. À mon avis, ils ne sont ni l’un ni l’autre. Comment est-ce possible ? En logique formelle, A = A, mais pas B. La Chine doit donc être soit capitaliste, soit socialiste. Mais en pensant dialectiquement (et « systématiquement »), la Chine peut être considérée comme une économie en pleine mutation : elle se situe « entre les deux ».

En 1949, le capitalisme et la propriété foncière furent renversés par une armée paysanne dirigée par les communistes maoïstes. Ces derniers finirent par nationaliser l’industrie et la terre, et tentèrent, avec un succès mitigé, de planifier une économie essentiellement collectivisée. Mais cela ne suffisait pas à faire de la Chine un État socialiste : un vaste appareil d’État fut mis en place, contrôlé par une élite bureaucratique qui n’avait de comptes à rendre ni à la classe ouvrière chinoise ni aux masses paysannes. Aujourd’hui, sous sa direction post-maoïste, la Chine dispose d’un secteur capitaliste important qui tente de maximiser ses profits grâce aux milliardaires et au travail salarié.

Rien de tout cela n’existerait dans une société véritablement socialiste – du moins telle que les marxistes la définiraient. « Chine socialiste » n’est pas plus juste que « Chine capitaliste ». Si l’on s’en tient à une logique formelle stricte, cela prête à confusion. Mais le raisonnement dialectique lève le voile sur cette confusion en nous permettant d’envisager la Chine à travers le prisme d’un développement inégal et combiné et du concept de formes transitoires.

Dans la nature, Engels aimait citer l’exemple de l’ornithorynque, un marsupial originaire d’Australie. L’ornithorynque pond des œufs pour ses petits, comme le font les reptiles. Mais il a le sang chaud et allaite ses petits comme les mammifères. Il est à la fois reptilien et mammifère ; à la fois A et B. Dans l’évolution de la nature, c’est une espèce transitoire (passant du reptile au mammifère).

Un autre pilier philosophique du TSS est le « monisme », par opposition au dualisme idéaliste. Qu’est-ce que cela signifie ? Le dualisme affirme que la conscience (pensées et idées) est séparée de la réalité matérielle. À l’inverse, le matérialisme est moniste ; les pensées de notre cerveau individuel et le monde extérieur sont ancrés dans une réalité matérielle et objective. Nos pensées résultent des mouvements d’énergie dans nos synapses, les cellules de notre système nerveux. Mais selon le TSS, à la suite du philosophe russe EV Ilyenkov, elles sont aussi le résultat des pratiques sociales et culturelles humaines : le produit de la division sociale du travail et de l’accumulation de connaissances visant à résoudre des problèmes concrets découlant des relations des êtres humains à la nature et entre eux.

En même temps, le « monde extérieur, matériel » est réel et, bien que soumis à l’activité humaine, il existe indépendamment de notre conscience. Il existait avant l’avènement de la pensée humaine – et donc avant que le concept de Dieu n’émerge dans nos pensées. Lorsqu’un influent idéaliste subjectif du XVIIIe siècle, l’évêque Berkeley, affirma que le « monde extérieur » n’existe que dans les perceptions placées dans nos têtes par Dieu, le grand critique anglais Samuel Johnson répondit : « Voyez ce rocher, donnez-lui un coup de pied et dites-moi ensuite qu’il n’existe que dans votre tête ! »

Une conception matérialiste de la nature et du monde nous permet de démêler l’absurdité de la magie, de la religion et de la folie moralisatrice. Une conception moniste et matérialiste de l’histoire conduit un carrosse et des chevaux à travers des théories qui voient la marche de l’histoire comme l’effet des rois, des seigneurs et des dirigeants décidant du sort de la multitude passive, et non comme le résultat des activités des masses humaines réagissant aux conditions matérielles et sociales changeantes dans lesquelles elles vivent. « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas comme ils l’entendent ; ils ne la font pas dans des circonstances qu’ils ont choisies eux-mêmes, mais dans des circonstances existantes, données et transmises par le passé. » (Marx, 18 Brumaire de Louis Napoléon).

Smith et Hayslip soulignent que le raisonnement dialectique et une conception moniste-matérialiste de la réalité conduisent inéluctablement à des projets concrets visant à transformer le monde. De tout cela découle la nécessité de prendre le socialisme au sérieux. La méthodologie TSS nous oblige à considérer le socialisme non seulement comme une « bonne idée » (et encore moins comme une « préférence » personnelle et subjective), mais comme une nécessité objective et scientifiquement vérifiable pour la survie et le progrès futur de l’humanité, ainsi que pour la préservation de la nature et de la planète. Seul le socialisme apportera une véritable libération de la pauvreté, des catastrophes environnementales et du règne des oligarques.

Comme le disent les auteurs : « Elon Musk possède une fortune colossale non pas parce qu’il l’a « méritée », mais parce que les règles du jeu capitaliste permettent aux investisseurs capitalistes comme lui d’accumuler d’immenses richesses personnelles aux dépens de la population active. Musk s’est révélé un concurrent particulièrement chanceux et habile. Mais l’évaluation de ses qualités personnelles ne doit en aucun cas occulter un fait simple : en dehors d’un ordre socio-économique fondé sur la propriété privée des actifs productifs de la société et la recherche du profit privé par l’exploitation du travail salarié, un succès de son type et de son ampleur est tout simplement inconcevable. »

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